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L’article qui suit se base sur le texte d'une conference donnée en latin en avril cette année sur l'isle de Delephes par le Professeur Armand D’Angour, de l’Université d’Oxford. Le texte a été adapté par l'auteur et traduit du latin en français par lui, à l'attention de nos lecteures et lectrices.
Armand D’Angour est un professeur du Jesus College à l’Université d’Oxford, où il enseigne les lettres classiques. Ses publications comprennent The Greeks and the New: Novelty in Ancient Greek Imagination and Experience (2011) et Music, Text, and Culture in Ancient Greece (2018), en collaboration avec Tom Phillips et Socrates in Love: The Making of a Philosopher (2019).
Son plus recent livre est How to Innovate: An Ancient Guide to Creative Thinking (2021).
Nous avons demandé au Professeur D’Angour, né dans une famille juive qui a fui l’Irak, quelle était l’origine de son nom à consonance française. Voici sa réponse :
« Dan Gour » sont les mots hébreux de l’Ancien Testament (Deutéronome 33:22) par lesquels Dieu dit à Moïse que « Dan est un lionceau » (qui s’élance de Basan). Nous pouvons retrouver ce nom dès le XVIIe siècle. Les Juifs furent déplacés massivement à Bagdad par Nabuchodonosor en 586 av. J.-C. Telle est l’origine de la communauté juive en Irak, qui comptait environ 140 000 personnes en 1948 lors de la création d’Israël. Il n’y en a plus une seule aujourd’hui.
En 1950, il a été conseillé à mon père de solliciter un passeport auprès du consulat de France à Bagdad, ce qu’il a fait, en suggérant qu’on lui attribue un nom fictif tel que « Dupont ». Un fonctionnaire du consulat lui a demandé quel était son vrai nom et lui a dit « Je vous donne une apostrophe », après quoi il a francisé son nom, qui est devenu « D’Angour ». Mon père a abandonné l’apostrophe quand il s’est établi au Royaume-Uni plutôt qu’en France, mais ma mère aimait tellement cette anecdote qu’elle a conservé cette orthographe et a ajouté une touche supplémentaire de français en me donnant le prénom « Armand ».
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Le mot « musique » vient du grec mousikê, qui signifie « les arts des Muses ». C'est-à-dire non seulement les chansons, les sons instrumentaux et les danses, mais la poésie et la littérature, et tout ce qui pourrait être considéré comme éducatif, édifiant, mémorable et enrichissant. Les Muses étaient des êtres divins pour les anciens Grecs, car elles étaient les filles de la Mémoire et présidaient à toutes les formes de connaissance et de beauté. Quand Achille, le plus grand combattant de l'Iliade d'Homère, se retire du combat et du meurtre, il "apaise son esprit" en chantant en accompagnement de la lyre. Homère savait bien ce qu'était un tel chant, car il chantait lui-même son épopée, et invoquait la Muse que nous identifions à Calliope, « celle à la belle voix », pour divertir et captiver ses auditeurs. Hésiode contemporain d'Homère a été le premier à nommer les neuf Muses, et les érudits d'Alexandrie quelques siècles plus tard ont déterminé leurs différentes fonctions. Elles sont les filles de la Mémoire, car leur fonction primordiale est de nous aider à nous souvenir et à célébrer le passé, et à lui donner vie dans le présent.
3e siècle après J-C (British Museum) |
La langue grecque ancienne, aux temps les plus reculés où nous la connaissons, contient son propre genre de musique, qui est souvent négligé par ceux qui l'étudient. Les accents sur les mots grecs anciens indiquent que la voix montait et descendait à ces endroits. Nous pouvons donc non seulement comprendre correctement les mètres et les rythmes du grec, mais aussi entendre comment la mélodie est ancrée dans ses mots et ses phrases. Depuis l'époque d'Homère et de Pythagore, le grec a également donné au monde un langage musical, c'est-à-dire des manières de penser et de parler de tout ce qui concerne les idées embrassées par la mousikê.
Parmi les Muses se trouvaient Erato, muse des chansons d'amour ; Klio, muse de l'histoire ; Melpomène, muse de la tragédie ; Ourania, muse de l'astronomie ; et Thalia, muse de la comédie. Toute la gamme de la pensée et de l'émotion humaines est exprimée par ces domaines. A cela s'ajoutent des mouvements corporels harmonieux présidés par Terpsichore, muse de la danse, du culte promu par Polymnia, et les beaux sons des instruments de musique qui étaient le domaine d'Euterpe. Euterpe est la Muse à qui, au cours du IIe siècle de notre ère, un musicien appelé Seikilos dédia une courte chanson :
Pendant que tu es on vie, brille de mille feux!
Ne laisse pas le chagrin te passer la nuit.
Court est le temps que nous devons passer:
A tout ce que le temps demande et finit.
La chanson est inscrite en grec avec une notation musicale sur une colonne de marbre qui a miraculeusement survécu pour être redécouverte en 1883. [1] Seikilos a ajouté sa signature à la chanson, et bien que la fin du texte soit perdue, ce qui y était écrit était évidemment "Seikilos dédie ce à Euterpe », c'est-à-dire que Seikilos voulait que son dédicataire ne soit autre que la Muse elle-même. La chanson démontre magnifiquement comment le grec a continué d'être la langue de la musique mille ans après qu'Homère ait invoqué sa muse pour l'aider à chanter ses chefs-d'œuvre, l'Iliade et l'Odyssée.
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Seikilos a composé la mélodie avec une superbe habileté pour se conformer précisément aux accents de hauteur du grec. Autrefois, les accents indiquaient une montée, ou une montée et une descente, de la hauteur: ainsi, lorsque Seikilos met en mélodie le mot chrónos (temps), la première syllabe est plus haute que la seconde; et lorsqu'il écrit le zên (vivre), le circonflexe est fidèlement représenté dans la mélodie montante puis descendante.
De plus, Seikilos a fait en sorte que sa mélodie représente le caractère, ou l'ethos, du sentiment que la chanson exprime, qui est celui exposé par le philosophe hellénistique Epicure : la vie est courte, alors soyez heureux tant que vous êtes en vie. Lorsque Seikilos nous exhorte à «briller», la hauteur de la ligne musicale monte avec optimisme. Lorsqu'il nous rappelle que la vie est courte, les mots et la musique défilent rapidement en syllabes courtes. Lorsqu'il nous demande d'accepter qu'à la fin nous mourons, la mélodie tombe avec abattement. Nous comprenons cette musique, car elle est fondamentalement similaire à notre propre musique. Ces tropes, trouvés dans des documents grecs beaucoup plus anciens, montrent clairement que la musique grecque, filtrée plus tard à travers Rome et le Saint Empire romain germanique, sous-tend la tradition musicale européenne ultérieure.
Toutes les lignes de la chanson sont dans un ancien mètre standard (iambique), mais Seikilos a également utilisé l'assonance (rimes diptongues) dans chaque couplet. Cela montre que la prononciation du grec au IIe siècle était à peu près la même qu'aujourd'hui: le chanson illustrait magnifiquement comment les formes culturelles progressent à la fois dans la continuité et dans la variation. Seikilos écrit que sa chanson fournira «un marqueur durable (polychronion) de la mémoire éternelle»: le jeu de mots sur le polychronion est évident, car en plus du «temps», chrónos signifie un rythme musical. Seikilos a posé de nombreux rythmes musicaux, même si la chanson doit rapidement se terminer.
Le résultat est en effet un souvenir éternel ; mais ce ne peut être une épitaphe, comme on le dit souvent. Il s'agit plutôt d'une publicité de l'excellence professionnelle et musicale du compositeur. La colonne a été trouvée dans une région d'Asie Mineure où il existe des preuves d'inscription pour que la musique soit enseignée de manière professionnelle. Je crois que Seikilos était si fier de sa savante composition qu'il la fit inscrire pour la postérité sur du marbre, peut-être même pour la placer à l'entrée d'une école où il enseignait la musique. À la base de la colonne se trouve le seul mot zei "il vive", utilisé de manière conventionnelle sur les pierres tombales pour indiquer que l'auteur est vivant :. Ici, on a l'impression que Seikilos nous dit que, lorsque nous nous souvenons et chantons sa chanson, il est en effet toujours en vie.
[1] NDLR : Le Chant de Seikilos gravé dans une stèle de marbre qui servait de jardinière. a été conservé dans le jardin d'une femme turque et est maintenant placé au Musée national du Danemark.
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Lecture supplémentaire:
Parler latin apporte un frisson immédiat à l'étude du latin
- paru sur ce blog le 18.9.2021
Rédigé à 09:05 | Lien permanent | Commentaires (0)
Livre grand format, 10 mars 2022, éditions Fauvre, 263 pages
Dit-on un ou une câpre ? A-t-on facilement en tête le genre de l'antidote, pourtant fort utile à prescrire ou administrer, parfois ?
TV5 MONDE 2 MAI 2022
Rédigé à 11:45 | Lien permanent | Commentaires (0)
Valérie Barda |
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Valérie BADA est docteure en philosophie et lettres de l’Université de Liège, où elle est chargée de cours en traduction anglaise. Elle est spécialiste de la littérature africaine américaine et a collaboré avec l'universités de Harvard et Barnard College . Chercheuse au Centre Interdisciplinaire de Recherches en Traduction et en Interprétation (CIRTI), elle a notamment traduit, avec Christine Pagnoulle, la pièce Gem of the Ocean d’August Wilson (publié par les Solitaires intempestifs). |
Christine Pagnoulle a enseigné les littératures de langue anglaise et la traduction à l’Université de Liège (Belgique) ; elle est membre-fondatrice du CIRTI (Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation) et de la collection Truchements aux Presses universitaires de Liège. Christine est traductrice militante pour des associations altermondialistes et traductrice littéraire, avec une prédilection pour les poèmes. À côté d’articles et de recueils de textes, elle a publié des traductions de poèmes dans des magazines et des anthologies ainsi que quelques volumes |
Peux-tu nous dire d'où te vient ton intérêt pour les langues et la littérature ?
J’ai toujours aimé lire et inventer des histoires. Mon professeur de français en ‘Poésie’ (l’avant-dernière année du secondaire) m’a fait découvrir et aimer l’exercice d’analyse de poèmes en se concentrant sur le texte seul, mais je me souviens encore de mon émerveillement, trois ans plus tôt, à lire un petit poème de Rilke dans le texte (l’allemand était ma première langue étrangère). C’était un poème sur le danger des mots qui définissent et tuent, mais comme le savent tous les poètes, les mots sont là aussi pour faire chanter le monde.
Quel a été ton parcours universitaire ?
Il aurait été assez ennuyeux si je n’avais eu au moins deux vies parallèles. Non, ce n’est pas vrai, en fait, j’ai suivi des cours passionnants de bout en bout. J’ai obtenu ce qu’on appelait curieusement en Belgique une licence en philologie germanique ; la licence est l’équivalent de la maîtrise en France, et l’adjectif ‘germanique’ couvre trois langues : l’allemand, l’anglais et le néerlandais. J’ai suivi des cours dans ces trois langues pendant les deux premières années, puis seulement en anglais et allemand les deux
suivantes, en me spécialisant en littérature anglaise, avec un mémoire sur le roman de Malcolm Lowry, Under the Volcano. Comme j’avais écrit un article dans la revue de Maurice Nadeau Les Lettres nouvelles qui portait sur le dernier chapitre du roman et mentionnait le travail en anglais, l’écrivain belge Pierre Mertens, admirateur de Lowry et directeur de collection à L’Âge d’Homme, m’a demandé d’en faire un livre en français. J’ai donc passé une bonne année à traduire et revoir ce travail de fin d’études, qui a été publié en 1977 sous le titre Voyage au fond de nos abîmes.
Tu parlais de vies parallèles ?
Ah oui, c’est que mon militantisme de gauche remonte à la fin de mon enfance et n’a fait que s’aiguiser. Il faut dire aussi que ces années où j’étais étudiante étaient aussi celles du mouvement international qui s’est cristallisé en ‘mai 68’. À Liège, c’est seulement l’année suivante que nous nous sommes vraiment organisés pour obtenir entre autres une réforme en profondeur de la structure des prises de décision. Mais nous nous écartons des langues et de la traduction.
Tu as fait presque toute ta carrière à l’université. Tu as donc aussi rédigé une thèse de doctorat ?
En effet. Toujours en littérature anglaise. Sur des fragments poétiques de David Jones, un peintre-poète anglais, aux ascendances galloises, très ancré dans le catholicisme romain. Si Lowry s’est abîmé dans la boisson, Jones a été rongé par son expérience des tranchées pendant la Première Guerre mondiale.
Quand et comment t’es-tu découvert un intérêt pour la traduction ?
Ce n’est pas sans rapport avec la poésie. En quatrième année d’études, nous lisions des poèmes de T.S. Eliot et j’en parlais beaucoup avec un ami romaniste et philosophe, qui ne lisait pas l’anglais. En toute
innocence et ignorance des belles traductions existantes, notamment celles de Pierre Leyris, j’ai traduit les Quatuors à son intention. Plus tard, en travaillant sur les poèmes de Jones, je me suis mise à les traduire pour mieux les comprendre. Une de ces traductions a été publiée dans Le Journal des Poètes en 1975. Dans les années 80, un organisateur de festival de poésie à Louvain/Leuven m’a demandé de traduire des poèmes anglais. J’allais aussi parfois à des soirées littéraires dans un lieu magique, aujourd’hui disparu, le Cirque Divers. J’y ai improvisé des traductions, notamment d’Allen Ginsberg. C’était sans doute assez inconscient, mais très gratifiant.
En fait, maintenant que j’y pense, mon goût pour la traduction remonte peut-être bien plus loin : aux exercices de version que nous pratiquions aux cours de grec et de latin, et où il s’agissait déjà de recréer le texte en français. (Aux cours de langues vivantes, tout se passait dans la langue étrangère.)
Comment cet intérêt s'articule-t-il avec ta vie professionnelle ?
Voilà encore un nœud biographique où s’est manifestée ma bonne étoile.
J’étais assistante en littérature anglaise et donnais des cours dans ce domaine, certains officiellement, d’autres en ‘suppléances occultes’. Et voilà qu’en 1986, avec plusieurs collègues plus âgés, nous lançons l’idée de créer à Liège, à l’instar de Mons, un troisième cycle en traduction, qui serait ouvert à des diplômés de n’importe quelle discipline pourvu qu’ils maîtrisent suffisamment deux langues. La première année, il n’était encore question que du couple anglais-français, mais nous avions déjà 17 étudiants livrés à des enseignants, dont moi, aussi inexpérimentés qu’enthousiastes. Nous avons appris sur le tas, au fil des années, mais ces tout premiers étudiants de la filière ont beaucoup appris en même temps que nous et certains ont poursuivi de belles carrières dans le domaine de la traduction. Au fil des départs à la retraite, et comme les jeunes collègues remplaçant se concentraient sur leur charge officielle (linguistique ou littéraire), je me suis retrouvée à donner la plupart des cours de ce troisième cycle. Deux tournants ont donné une existence reconnue à cette formation, tout en en limitant la portée. La réforme dite ‘de Bologne’ a supprimé tous les troisièmes cycles sauf le doctorat. La formation à la traduction est devenue une finalité possible du 2e cycle, mais n’était plus accessible qu’aux étudiants de la filière. Un peu plus tard, l’Université et la Ville de Liège se sont associées pour créer une formation en traduction à partir de la première année. Et ainsi, certaines de mes anciennes étudiantes ont été engagées pour créer le Master en traduction. Comme Céline Letawe et toi-même…
Oui, c’était en 2011, j’avais été engagée par la Ville de Liège deux ans auparavant pour assurer les cours de pratique de la
langue anglaise et de traduction anglaise dans le nouveau cursus de bachelier en traduction. Lors de la création des deux Masters, l’un en traduction et l’autre en interprétation, des docteurs, essentiellement en linguistique et en littérature, ont été engagés. Une nouvelle dynamique s’est alors mise en place, dans le sillage de ce que tu avais toi-même contribué à initier au département de langues et lettres. La recherche a pris toute sa place dans la formation et le Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et en interprétation (CIRTI) voyait le jour en 2016. C’est désormais sous ses auspices que sont organisés les colloques, journées d’étude et autres ateliers dans notre filière. Nous avons créé un véritable réseau international de chercheurs et chercheuses, quatre docteurs sont sortis de notre centre et au moins quatre autres thèses attachées au CIRTI sont en cours.
Et tu oublies de mentionner la création de la collection Truchements aux presses Universitaires de Liège !
Oui, un outil riche et diversifié de diffusion non seulement de nos recherches mais aussi de nos pratiques traductives !
Le premier volume était consacré à la thématique « Impliciter, expliciter », le deuxième est une réédition
revue et augmentée de l’ouvrage épuisé de Christiane Nord, La traduction. Une activité ciblée, le troisième examine les rapports de force entre les langues tels que mis en évidence par la traduction, et le quatrième, Le Sansonnet de Shakespeare, présente un « gauchissement » commenté de quasi tous les sonnets de Shakespeare par notre collègue Archibald Michiels. On voit donc bien que traductologie et traduction sont intimement liées, quoi que tu puisses en penser…
Au fait, dis-moi, quelle influence peuvent avoir les théories de la traduction sur ta pratique ?
Hm hm, j’ai envie de dire, aucune (rire). Je ne dis pas qu’elles sont inutiles : elles permettent de comprendre les différences dans les approches, de commenter avec des instruments précis et quasi scientifiques. Mais aident-elles à traduire ? Par exemple, recourir à la compensation, c’est-à-dire introduire un effet de style là où il n’y en a pas pour compenser sa perte à un autre endroit du texte, c’est une technique spontanée chez un traducteur. Il est peut-être bien content d’en trouver la formulation théorique, mais n’en a pas besoin. Dans le domaine des traductions non littéraires, l’exercice récurrent auquel doit se livrer le traducteur (du moins dans mon expérience) c’est le décryptage de textes souvent très approximatifs et leur reformulation. Mon rôle de traductrice n’est pas de mettre en évidence les imperfections de l’original mais de faire comprendre ce que la personne qui a rédigé le texte cherchait à communiquer.
Donc, comme tu viens de le dire, ça s’applique surtout aux textes non littéraires. Mais tu as traduit, seule ou en binôme, de nombreux textes littéraires pour lesquels la critique textuelle, l’herméneutique, sont une forme de lecture préalable à la traduction. Les théories de la traduction peuvent alors aussi fonctionner comme grille de lecture. Comment traduis-tu et quelle est la place de la traduction aujourd’hui dans ta vie ?
Là je suis retraitée depuis 2014, ce qui me donne davantage de temps pour traduire, d’une part des textes militants, d’autre part des œuvres littéraires.
Jusqu’à la mort de ma mère au printemps 2017, nous traduisions ensemble, ou plus exactement, nous traduisions chacune les mêmes poèmes et puis nous comparions et argumentions. De son vivant, quand j’ai réussi à publier l’une ou l’autre de ces traductions communes (Le Livre de l’ânesse de Balaam en 2003, RêvHaïti en 2013), elle refusait que son nom soit mentionné. Quand j’ai enfin trouvé un éditeur pour l’épopée de la Grande Guerre de David Jones, Entre parenthèses, j’ai pu mettre nos deux noms : elle n’était plus là pour protester.
Nous avons procédé un peu de la même manière, toi et moi, quand nous avons traduit la pièce d’August Wilson, Gem of the Ocean : en comparant nos traductions respectives.
En revanche, notre approche du texte est différente. Là où tu entres intuitivement dans le texte, moi, je l’aborde de façon plus distanciée avec tout un bagage conceptuel, théorique, historique, et même linguistique, que m’ont apporté mes recherches en littérature africaine américaine. Et c’est justement là que notre collaboration a particulièrement bien fonctionné : je dirais que tu donnais une voix singulière et très nuancée aux personnages en te coulant dans leur sensibilité là où moi, je remettais leur idiome dans une perspective historico-linguistique tout en débusquant l’implicite, les ambivalences de discours et l’intertextualité. Une démarche ardue mais indispensable chez un auteur aussi densément référentiel qu’August Wilson.
Une dernière question : tu as encore des projets de traduction sur le métier ?
Bien sûr. Tant qu’il y a de la vie… Après Goyaves coupées de Robert Antoni, je traduis un autre de ses romans dont le titre anglais
combine une citation du Roi Lear et une tournure créole (As Flies to Whatless Boys). Par la suite, je traduirais sans doute Dangerous Freedom, de Lawrence Scott (dont j’ai déjà traduit et publié Balai de sorcière). Je cherche un éditeur pour des recueils de poèmes de Kamau Brathwaite. Et l’activité militante ne s’arrête jamais.
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Rédigé à 16:03 dans Interviews 2022 | Lien permanent | Commentaires (0)
Le poème américain iconique d'Emma Lazarus
Un aperçu historique, social et littéraire
La poétesse américaine Emma Lazarus (1849–1887) est surtout connue pour son poème The New Colossus, écrit en 1883. Il s’agissait alors de réunir des fonds pour construire un socle pour la Statue de la Liberté (La Liberté éclairant le monde). La statue, œuvre du sculpteur français Auguste Bartholdi, et sa structure métallique construite par Gustave Eiffel, étaient un cadeau de la France aux États-Unis. Le sonnet de Lazarus fut commémoré en 1903 par une plaque de bronze apposée à l’intérieur du socle de la statue. Cette plaque est maintenant exposée au Musée de la Statue de la Liberté.
Une analyse de ce poème (intitulée « A POEM GUIDE »), par Allen Austin, a paru dans le magazine en ligne de la Poetry Foundation. Avec l’aimable autorisation de cette fondation, nous avons demandé à notre fidèle rédactrice et traductrice Elsa Wack de traduire cet article. C’est donc sa traduction que vous trouverez ci-dessous. Ce poème a également été traduit dans une version en prose de Laure-Anne Bosselaar-Brown, que vous pouvez écouter ici:
The New Colossus
Not like the brazen giant of Greek fame, With conquering limbs astride from land to land;
Here at our sea-washed, sunset gates shall stand
A mighty woman with a torch, whose flame
Is the imprisoned lightning, and her name
Mother of Exiles. From her beacon-hand
Glows world-wide welcome; her mild eyes command
The air-bridged harbor that twin cities frame.
“Keep, ancient lands, your storied pomp!” cries she
With silent lips. “Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost to me,
I lift my lamp beside the golden door!”
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La Nouvelle Grandeur Pas comme le colosse qui, du vieux continent, |
Texte original : Emma Lazarus | Traduction : Elsa Wack |
POEM GUIDE
Le poème d’Emma Lazarus « The New Colossus »
Un sonnet se dresse là où les eaux indomptées de la littérature rencontrent les territoires du droit.
PAR AUSTIN ALLEN
S’il est un poème qui est devenu institution, c’est bien « The New Colossus » (La nouvelle grandeur). Depuis 1903, l’année où il fut gravé sur une plaque et apposé à l’intérieur du socle de la Statue de la Liberté, ce sonnet emblématique d’Emma Lazarus est devenu l’un des poèmes les plus célèbres et les plus cités de la planète. Et pourtant, il était le fait d’une auteure restée obscure de son vivant et qui avait presque sombré dans l’oubli avant qu’il ne soit placé dans cet écrin. Aujourd’hui, le sonnet semble indissolublement lié au monument ; ils se sont redéfinis l’un l’autre. Sans avoir force de loi, mais ancré à jamais dans la culture citoyenne américaine, The New Colossus s’est forgé un genre littéraire bien à part : c’est un credo, et un geste de « bienvenue mondiale » qui attire la controverse comme un aimant.
Comme l’ont noté beaucoup de commentateurs, c’est un poème aux racines pluralistes : un sonnet italien composé par une juive américaine, qui oppose une statue de la Grèce antique avec une statue construite dans la France des temps modernes. Quand il fut écrit en 1883, les immigrants européens – italiens, grecs et juifs russes, entre autres – arrivaient en masse en Amérique, soulevant d’âpres débats et souvent de l’hostilité chez les « natifs » (comme s’intitulaient, parce qu’ils étaient nés sur sol américain, les descendants d’immigrants européens plus anciens).
National Park Service, Statue of Liberty NM |
Dans ce climat tendu, Emma Lazarus, écrivain et militante d'une famille new-yorkaise aisée, s’était engagée bénévolement dans l’aide aux exilés en détresse de la Russie tsariste. À peu près à la même époque, le roman Daniel Deronda, de George Eliot (1876), qui traite de sujets proto-sionistes, avait accru son intérêt pour son propre patrimoine juif. Quand on lui demanda un poème pour appuyer une collecte de fonds en faveur d’une statue en cours d’édification, que le sculpteur français Auguste Bartholdi avait conçue en vue de la faire installer dans le port de New York, Lazarus adopta une approche de poétique publique qui allait s’avérer fertile, en investissant calmement son sujet de son vécu et de ses préoccupations personnelles.
Conçue au départ par le sculpteur, Lady Liberty représentait, simplement, la liberté [1]. Le titre complet de la statue de Bartholdi est La Liberté éclairant le monde. Son sujet est la déesse romaine Libertas, déjà évoquée dans tableau d’Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple (1830), dans lequel elle porte un drapeau (rouge) et un fusil. Pour honorer la représentation plus pacifique de Bartholdi, Lazarus soulignait un autre aspect de la liberté : le courage de combattre l’ennemi était remplacé par la volonté d’accepter l’étranger. Les premières audiences du poème perçurent la puissance de cette réinterprétation. Pour réunir des fonds au moyen d’une exposition, l’on avait sollicité des œuvres d’art et des textes littéraires à vendre aux enchères. D’après Bette Roth Young, biographe de Lazarus, The New Colossus fut « la seule rubrique dont il fut donné lecture » lors du gala d’inauguration de cette exposition. Plus tard la même année, le poète James Russell Lowell écrivit à Lazarus : « Votre sonnet donne à son sujet sa raison d’être. »
Il a également apporté à son auteure une renommée durable. Young note que Lazarus l’avait placé au tout début du manuscrit qu’elle assembla avant de mourir, comme si elle savait que ce sonnet pourrait faire sa réputation. Ce fut le cas, mais en même temps, il la cataloguait peut-être un peu trop. Sa biographe Esther Schor déplore que « pendant plus d’un siècle, [le destin] s’est acharné à réduire l’œuvre qu’elle avait laissée à un unique sonnet. » Adéquate ou non, c’est une consécration que peu de poètes dédaigneraient, car le poème a fait un bond formidable au-delà les anthologies pour s’inscrire dans les annales de l’histoire.
Pourtant, après des débuts prometteurs, le poème fut presque oublié. Quand elle mourut en 1887, Lazarus n’avait pratiquement plus de lecteurs. Selon le National Park Service, une institution américaine de protection du patrimoine,
Ce n’est qu’en 1901 ... que Georgina Schuyler, une de ses amies, trouva dans une librairie un livre contenant le sonnet et organisa un mouvement citoyen pour redonner vie à l’œuvre perdue. Ses efforts ont porté leurs fruits... |
Ils furent même payants au-delà de ce qu’elle pouvait attendre. La plaque pour laquelle elle avait fait campagne vit le jour deux ans plus tard, intégrant le poème dans la conception que l’Amérique avait d’elle-même et, dans une certaine mesure, que le monde avait de l’Amérique. Des millions de T-shirts et d’objets-souvenirs attestent de la puissance de la Liberté en tant que publicité pour le rêve américain. Lu d’un œil cynique, The New Colossus est une sorte de « pitch » (condensé destiné à capter l’attention – après tout, il provenait d’une collecte de fonds), et les mots « Donne-moi tes éprouvés, tes pauvres » sont un slogan émouvant mais illusoire. Lu d’un œil généreux, le poème était une reconception audacieuse non seulement de la statue, mais du rôle de l’Amérique sur la scène mondiale. S’il est dépourvu de l’ironie et du combat intérieur que l’on attend aujourd’hui de la littérature moderne, c’est parce qu’il était un acte politique conscient et fondateur d’un mythe. Quoi qu’il en soit, sa vision va bien au-delà des mots. Comme on a pu le lire dans le New York Times en août 2017, les visiteurs étrangers associent souvent la statue à la bienvenue avant d’avoir vu le poème qui a forgé cette association ou même d’en avoir entendu parler.
Bien qu’il se veuille inclusif à l’extrême, ce message de bienvenue a toujours été désavoué par une partie de la population américaine. L’historien Paul A. Kramer, qui retrace la xénophobie américaine pour le magazine Slate, observe qu’entre les années 1920 et 1960, « les tenants d’une restriction de l’immigration ont remodelé la Statue de la Liberté en une sorte de déesse guerrière, militante et gardienne des portes d’une Amérique assaillie de toutes parts ». En 2017, la politique d’un président qui voulait fermer la porte aux réfugiés musulmans, aux immigrants mexicains sans-papiers et à d’autres a nourri de nouvelles controverses sur la symbolique de la statue. Un haut responsable à qui un journaliste demandait, lors d’une conférence de presse, comment la Maison Blanche s’accommodait des vers de Lazarus, s’est fait l’écho du point de vue « nativiste » en objectant que le poème « ne faisait pas partie de la statue à l’origine » et qu’il ne fallait pas confondre sa signification avec celle du monument. Les médias et les critiques littéraires publièrent bientôt des répliques et des analyses ainsi que des poèmes en hommage au New Colossus, pourfendant la bigoterie des nativistes. Cent trente ans après sa mort, Emma Lazarus était brûlante d’actualité.
Pourtant, la controverse ne vient pas que du noyau dur des nativistes. Elle est inhérente à la vie américaine et même, dans certaines interprétations, au New Colossus lui-même. Quand Lazarus décrit les immigrants comme un wretched refuse (« misérable rebut »), son intention n’est sûrement pas d’être condescendante (dans « misérable », on entend de la pitié plutôt qu’un jugement moral ; « rebut » signifie manifestement « exclus » plutôt qu’« ordures »), mais ces mots ont fait froncer les sourcils à plus d’un. Le professeur de journalisme Roberto Suro a écrit : « Cela s’applique à certains réfugiés, certes, mais pas à la plupart des immigrants. » Jerry Seinfeld s’en est régulièrement moqué dans ses sketches stand-ups : « Je suis pour une immigration ouverte, mais cette plaque que nous avons sur la Statue de la Liberté …. Faut-il vraiment spécifier « le misérable rebut » ? … Pourquoi ne pas dire « Donnez-nous les malheureux, les tristes, les lents, les laids, ceux qui n’ont pas le permis de conduire… ? »
Derrière l’humour décalé, il y a de vraies tensions et de vraies questions. Le plaidoyer humaniste du poème aurait-il des relents de snobisme ? Dépeint-il le vécu des immigrants de manière trop caricaturale ? La plupart des New-Yorkais et des Américains partagent-ils les idéaux élevés de Lazarus ? Kramer estime que le poème « portait en lui cette vision ambivalente de l’immigrant … mais l’idée que les États-Unis étaient un havre de paix pour les rejetés de tous bords s’y exprimait aussi avec une hardiesse nouvelle, qui allait être en butte à des attaques répétées dans les décennies qui suivraient. » Les attaques n’ont jamais cessé et le mélange de hardiesse et d’ambivalence du poème reste un défi dans tous les sens du terme.
* * *
Chaque année, des millions de touristes jettent un coup d’œil au poème The New Colossus, mais peu de critiques analysent le texte de près. Le commentateur Max Cavitch déplore qu’il soit trop souvent lu en diagonale. Nous savons qu’il est une sorte d’estampille, mais que nous dit-il en tant que poème ?
Lazarus commence son sonnet par une figure inhabituelle qu’on pourrait appeler une comparaison inverse : « Pas comme ». Non, son sujet n’est pas comme le colosse grec, impérieux et viril, qui surplombait le port de l’île de Rhodes au 3e siècle avant J.-C. (la légende voudrait qu’il ait enjambé le port, une impossibilité technique). C’est par cette négation de son célèbre prédécesseur que la poétesse définit Lady Liberty :
Not like the brazen giant of Greek fame,
With conquering limbs astride from land to land ;
Here at our sea-washed, sunset gates shall stand
A mighty woman with a torch, whose flame
Is the imprisoned lightning, and her name
Mother of Exiles.
Pas comme le colosse qui, du vieux continent,
Franchissait, conquérant, détroits et défilés,
Ici, les pieds baignant dans les flots d’Occident,
Une femme se dresse, mère des exilés.
Dans son flambeau, la foudre, capturée, luit.
Son bras est comme un phare…
Le mot brazen [2] fait à la fois référence au métal dont était revêtu le Colosse de Rhodes et à l’arrogance que tendent à manifester les conquérants. Lady Liberty, bien que puissante, elle aussi, est accueillante et protectrice. Sa force et sa fierté sont toutes maternelles, bien qu’elle ait dans sa torche électrique le pouvoir « d’emprisonner la foudre », comme Zeus, dieu patriarcal. Les vers suivants soulignent cette dualité :
From her beacon-hand
Glows world-wide welcome; her mild eyes command
The air-bridged harbor that twin cities frame.
…vers la mer tendu ;
Du port qu’elle domine, où un pont suspendu
Relie deux cités, elle accueille et conduit.
Elle est un « phare » d’hospitalité ; elle se tourne avec douceur vers le monde et ses exilés – et en même temps, elle commande (ce mot a beaucoup de poids à la fin du vers anglais). Les « cités jumelles » qu’elle domine sont New York et Brooklyn, qui n’allaient fusionner officiellement qu’en 1898. Son domaine, c’est l’entrée de la métropole qu’était déjà New York en 1883, mais son rôle est d’accueillir, pas de surveiller.
Selon les conventions de la forme du sonnet, la rhétorique fait un « virage » au neuvième vers. Le sizain final proclame le message de la Liberté à l’Ancien Monde :
"Keep, ancient lands, your storied pomp!" cries she
With silent lips. "Give me your tired, your poor,
Your huddled masses yearning to breathe free,
The wretched refuse of your teeming shore.
Send these, the homeless, tempest-tost to me,
I lift my lamp beside the golden door!"
Elle crie en silence : « Vos fastes d’un autre âge,
Gardez-les, vieux pays ! Mais vos déshérités,
Vos masses entassées, rêvant de liberté,
Rebut las de vos surpeuplés rivages,
Sans-abri, chavirés, je leur ouvre le port,
Je leur ouvre la porte, la porte d’or ! »
C’est le passage que même les enfants des écoles et les politiciens connaissent plus ou moins. Nous avons en mémoire la compassion débordante, mais tendons à oublier qu’elle est précédée d’un note de provocation bien new-yorkaise. Vos réfugiés sont les bienvenus ici, dit Liberty à l’Ancien Monde, mais pas vos élites compassées.
Le vers des ancient lands est une pique démocratique contre les monarchies européennes. Hélas, l’Amérique n’est pas une si glorieuse exception, et c’est peut-être l’aspect du poème qui a le plus mal vieilli. À notre époque de partisanisme exacerbé, de graves inégalités, alors qu’un nombre atterrant d’Américains désavouent la politique de leur Congrès, ils sont de de plus en plus nombreux à se sentir heurtés par la pompe de leurs propres dirigeants ; certains cherchent en Europe des modèles d’une démocratie qui puisse fonctionner. En même temps, la main que la Liberté voudrait tendre aux « sans-abri » est un douloureux rappel de tous les « exténués » et les « pauvres » auxquels le pays ne réussit pas à procurer un abri, qu’ils soient nés aux États-Unis ou ailleurs. De plus, de nombreux Américains sont des descendants de captifs – ou avaient eux-mêmes été des captifs, du temps de Lazarus – envoyés par bateau en esclavage d’un côté à l’autre de l’Atlantique, sans égard à leur « rêve de liberté » (littéralement : à leur besoin de « respirer librement »). Liberty passe outre cette partie de l’histoire.
L’essai de Kramer, après avoir signalé plusieurs trahisons des idéaux de la statue dans l’histoire américaine, en conclut qu’« aux États-Unis, la vision d’une nation généreuse ... a déjà surmonté de terribles forces d’exclusion par le passé et le pourra peut-être encore ». Lazarus partagerait sans doute cet espoir. Pourtant, la « porte d’or » reste ce qu’elle était à la Belle Époque : une aspiration plutôt qu’une réalité.
* * *
Le New Colossus est plus souvent analysé en sociologie qu’en littérature. Mais la poésie classique ne naît et ne se nourrit jamais d’un vide littéraire. Par-delà les bords de la plaque, le poème de Lazarus s’inscrit dans un riche dialogue avec des textes plus anciens ou plus récents.
Max Cavitch, par exemple, trouve un modèle de la « lampe » de la Liberté dans Daniel Deronda, où le personnage proto-sioniste de Mordecai proclame : « Ce qui est nécessaire, c’est le levain, c’est la semence de feu. L'héritage d'Israël est vivant dans les battements de millions de cœurs... Que la torche de la communauté s’allume! » Il est fort probable que ce passage ait fait vibrer une corde sensible chez Lazarus. Ce roman l’avait profondément émue et, comme le relève Schor, elle a été « parmi les premières notables d’Amérique à prendre publiquement fait et cause pour un État juif ». Toutefois, si Lazarus a emprunté ce symbole à Eliot, elle l’a aussi américanisé et universalisé, faisant de la « torche » un phare pour toutes les communautés.
Et en poésie, quelles ont été les influences ? The New Colossus tient peut-être aussi de Walt Whitman, qui exprimait un sens extatique de la collectivité dans Crossing Brooklyn Ferry. Ce poème aussi avait pour cadre les eaux qui environnent New York.
Une référence encore plus probable est l’autre grand sonnet du 19e siècle dédié à une statue : Ozymandias, de Percy Bysshe Shelley (1818).
Dans sa description du monument écroulé d’un tyran arrogant (Look on my works, ye mighty, and despair! [Voyez mon œuvre, vous les puissants, et perdez vos espoirs !]), Shelley ironise sur la démesure du pouvoir éphémère. C’est un conte d’avertissement sur la chute des civilisations. Bien que l’allusion ne soit jamais explicite, on est tenté d’opposer au « ricanement de froid commandement » (sneer of cold command) d’Ozymandias la maîtrise (command) du regard posé de Liberty ; sa compassion démocratique contraste aussi avec la cruauté autocrate, et son message d’espoir, avec l’appel à désespérer ; et sa solidité triomphante aux ruines d’Ozymandias.
The New Colossus a également des échos dans la poésie moderne, et pas seulement dans la poésie politique dont il a été un fondement explicite. Par exemple, The Colossus, de Sylvia Plath, construit également un mythe moderne par allusion au Colosse de Rhodes. Les débris de sa statue patriarcale sur un rivage déserté contrastent violemment – peut-être délibérément – avec la « Mère des exilés » accueillant des navires. The Bridge de Hart Crane (1930), vision tantôt extatique, tantôt désespérée de l’Amérique, semble également avoir reçu la visite du fantôme de Lazarus. Dans un passage du livre de Crane, un marin ivre rentre chez lui en titubant « tandis que l’aube faisait ressortir la statue de la Liberté » : morne moment où l’ironie s’adosse à l’optimisme de Lazarus.
Il ne fait pas de doute que la portée du New Colossus a été bien plus vaste que la page d’écriture. À la différence de la plupart des poèmes, celui-ci existe à la limite entre les eaux libres de la littérature et les territoires du droit strict. Au grand large, le langage explore ce qui n’est pas littéralement en cause ; plus près des terres, il affirme ce qui pourrait ou devrait être en cause ; lorsqu’il passe sur la terre ferme, il déclare la cause entendue. The New Colossus, à peine au large du rivage, ne pourra jamais devenir du droit, ne pourra jamais exiger que les États-Unis ouvrent les bras aux étrangers. Il peut juste instiller dans les consciences le sentiment obsédant qu’ils le devraient. Dans son deuxième siècle d’âge, le chef-d’œuvre de Lazarus domine encore l’imaginaire américain, proposant une promesse possible à tenir, mais qui reste non tenue ; impossible à garantir – et impossible à abroger.
Publié pour la première fois en anglais le 22 novembre 2017
Notes de traductrice :
[1] Liberty. L’anglais connaît un autre mot pour notre “liberté”: freedom. Liberty est peut-être un peu plus insolent et est aussi étroitement associé à l’indépendance des États-Unis.
[2] littéralement « effronté », ou « cuivré » pour un timbre musical
[3] En français, on pourrait aussi traduire ce command par « son regard embrasse… »
Lectures supplémentaires :
Ellis Island
paru sur ce blog en 2011
Cosmopolitan, dog whistle - les mots anglais du mois
paru sur ce blog en 2011
The Titan of Braavos in Real Life? Project Aims to Resurrect an Ancient Wonder of the World
Ellis Island : Les portes de l'espoir Stewart Fred-Mustard (2000) |
American Passage The History of Ellis Island Vincent J. Cannato (2009) |
Rédigé à 12:33 dans Êvénements et anniversaires, Elsa WACK | Lien permanent | Commentaires (2)
Comment aider nos collègues d’Ukraine ?
par Hanneke van der Heijden, traduit de l'anglais par Corinna Gepner
Hanneke van der Heijden | Corinna Gepner |
L'article qui suit a été publié dans numéro no, 7 de Contrepoint (2022), la revue du Conseil Européen des Associations de Traducteurs Litteraires. Nous le reproduisons ici avec l'autorisation amiable des interviewés et de la revue. (Les images qui figurent ici ne faisaient pas partie de l'article original.) Sa publication ici continue une série de textes [1] que nous avons commencé à consacrer à l’actuelle invasion de l’Ukraine par la Russie (ainsi qu’à l’occupation de la Crimée en 2014). Les médias publient de nombreuses analyses politiques et historiques [2] sur ces questions, mais celles-ci ne portent guère, voire pas du tout, sur les aspects linguistiques de la crise internationale actuelle provoquée par la Russie. Nous espérons que nos lecteurs apprécieront notre contribution au débat.
Parmi tous ceux qui subissent les effets de la guerre en Ukraine, il y a de nombreux traducteurs. En tant que collègues, nous souhaitons savoir concrètement quelle est leur situation et, si possible, les aider. Contrepoint était présent au sommet annuel du CEATL, qui s’est tenu du 18 au 21 mai à Sofia. Trois collègues ukrainiens y avaient été invités à parler du sort dramatique des traducteurs de leur pays.
En direct de l’Ukraine
Le poète, essayiste et traducteur Ostap Slyvynsky, vice-président du PEN Club ukrainien, et Natalia Pavliuk, présidente de l’Association des traducteurs et des interprètes d’Ukraine, l’UATI, nous ont rejoints par Zoom.
Ostap Slyvynsky | Natalia Pavliuk |
La traductrice ukrainienne Oksana Stoianova, réfugiée en Bulgarie, était présente à Sofia. Ils nous ont livré une description impressionnante et émouvante de la situation. Ainsi que Slyvynsky l’a rapporté depuis Lviv, la plupart des éditeurs ukrainiens ont suspendu leur activité. Ceux qui annoncent tout de même des parutions ne sont guère en mesure de publier quoi que ce soit, une grande imprimerie ayant été détruite et les matériaux essentiels tels que le papier faisant défaut pour des raisons de logistique. Indépendamment des multiples épreuves auxquelles tout le monde est confronté, les difficultés des éditeurs placent les traducteurs d’édition dans une situation financière très délicate. C’est particulièrement vrai pour ceux qui n’ont pas d’autres sources de revenus.
Comment les aider?
Nos trois collègues ont suggéré différents moyens d’aider les traducteurs ukrainiens.
S’informer
Le PEN Club ukrainien a créé en anglais un site internet très documenté, qui propose un grand nombre d’informations sur la situation actuelle en Ukraine. Parmi les multiples sources, une série d’entretiens sur Zoom baptisée « Dialogues sur la guerre ». Dans chaque épisode, des intellectuels ukrainiens et étrangers (dont Olga Tokarczuk et Margaret Atwood) parlent de l’expérience de la guerre et partagent leurs observations. Ces entretiens sont consultables sur le site du PEN Club ukrainien et sur Facebook.
Traduire des livres et informer
Le site comporte aussi une liste d’ouvrages récents d’auteurs ukrainiens accompagnée d’informations utiles : ouvrages de non-fiction, romans, mémoires, pièces de théâtre et livres pour la jeunesse. Les rendre disponibles dans d’autres langues pourrait contribuer à mieux faire comprendre la situation.
Du travail pour les traducteurs ukrainiens
Comme l’ont souligné nos trois collègues, la meilleure façon de soutenir les traducteurs privés de travail et/ou qui ont dû fuir leur pays est de leur proposer des traductions. Les associations de traducteurs ou les personnes individuelles pouvant les aider à cet égard en dehors de l’Ukraine trouveront leurs noms et leurs coordonnées dans cette base de données. Par ailleurs, nos interlocuteurs ont suggéré que les associations européennes de traducteurs se manifestent auprès des traducteurs ukrainiens à la fois pour les aider à trouver du travail et à rencontrer des membres du même milieu professionnel. On trouvera un exemple de la manière de procéder sur le site de l’association des traducteurs polonais, la STL. On peut également s’adresser directement au PEN Club ukrainien ou à l’UATI (Ukrainian Association of Translators and Interpreters), qui s’efforceront d’établir le contact avec les traducteurs réfugiés dans d’autres pays. Donner Le PEN Club ukrainien a ouvert avec les PEN Club biélorusse et polonais et l’Open Culture Foundation un compte spécial afin d’aider la communauté des créateurs ukrainiens ainsi que leurs familles (faire défiler pour arriver sur la version anglaise). À l’initiative de l’Institut ukrainien du livre et de la Fédération européenne des éditeurs, des livres pour enfants et pour jeunes adultes seront traduits en ukrainien et distribués gratuitement aux enfants des familles réfugiées. Pour plus d’informations, cliquez ici. L’UATI (Association des traducteurs littéraires d’Ukraine) a également mis en place un fonds de soutien aux traducteurs et interprètes ukrainiens.
Continuer à faire circuler la littérature
Dans ce contexte, on mentionnera aussi #FreeAllWords, le projet du Conseil des écrivains européens (EWC) de faire traduire des textes d’écrivains ukrainiens, biélorusses et d’opposants russes à la guerre dans le plus grand nombre de langues européennes possible et de diffuser leurs œuvres, leurs opinions et leurs témoignages. Ce projet a été lancé à l’initiative de l’Association des autrices et auteurs de Suisse A*dS, de l’association norvégienne Forfatteforbundet et de l’Union des écrivains biélorusses. Le CEATL en est partenaire. Une campagne de seed funding lancée par les fondations Landis+Gyr et Sophie et Karl Binding, toutes deux situées en Suisse, et par la fondation Fritt Ord en Norvège a permis de rassembler 44 000 €. L’objectif est de publier de courts textes, des interviews, des rapports, des essais et des poèmes d’auteurs biélorusses, ukrainiens, et d’écrivains russes opposés à Poutine dans des langues européennes et, au-delà, du monde entier et de les diffuser par de multiples canaux, numériques et autres. Les premiers textes et premières traductions de trente auteurs devraient être publiés dans trente et un pays dans le courant des mois de juin et juillet 2022.
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[1] Reportages précédents :
Mots anglais liés à l'invasion russe - aperçu langagier
Annonce d’emploi sur un site ukrainien
Cannot, may not, will not, should not, must not.............
La guerre en Ukraine - reportage en six langues par un seul journaliste
[2] Le mot français « historique » peut se traduire de deux façons en anglais : historical et historic. Le premier de ces deux termes signifie « à caractère historique » (un roman historique, par exemple), tandis que le second met l’accent sur la portée historique d’un événement (réforme historique, par exemple).
Rédigé à 09:48 | Lien permanent | Commentaires (0)
Le texte qui suit a été traduit à partir d’un article paru sur la revue Newsweek, et est basé sur un texte scientifique paru sur le site de la Royal Society Open Science. Un grand merci a notre traductrice fidèle, Nathalie Généraux.
Des champignons ont été enregistrés alors qu’ils conversaient, et un scientifique a découvert que ceux-ci pouvaient communiquer à l’aide d’un langage qui rappelle celui des humains.
Au cours des dix dernières années, des chercheurs ont trouvé des preuves que les plantes étaient capables de communiquer.
Une recherche publiée en 2019 suggère que les plantes « crient » lorsqu'on les coupe. Les champignons ne sont ni des plantes ni des animaux; ils appartiennent plutôt à leur propre royaume, qui comprend également les levures et les moisissures.
Andrew Adamatzky, du Unconventional Computing Laboratory à l'Université West England, à Bristol, explique qu'il a commencé à effectuer des recherches sur le langage chez les champignons par pure curiosité.
Ayant constaté que les moisissures visqueuses présentaient des capacités cognitives apparentes grâce à des pics d'activité électrique, le chercheur a voulu savoir si c’était la même chose pour les champignons.
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Une espèce de champignon avec des électrodes enregistrant des pics d'activité. Andy Adamatzky a découvert que les champignons communiquaient à l’aide d’un langage pouvant rappeler celui des humains. |
Dans le cadre de son travail, Andy Adamatzky crée des prototypes au moyen de substrats biologiques, chimiques et physiques.
Afin de fabriquer un dispositif permettant d’étudier les signaux électriques émis par les champignons, le chercheur doit comprendre comment ceux-ci procèdent à l’échange d’information.
Il doit également créer des structures à partir de substrats colonisés par des champignons : « Certaines parties du substrat renferment du mycélium vivant chargé de détecter les indices environnementaux et de prendre des décisions concernant l'environnement, a-t-il déclaré à Newsweek, ce qui se fait par le biais de l'activité électrique ».
Dans sa dernière étude, Adamatzky a recueilli quatre espèces de champignons différentes, soit le fantôme, l’enoki, la branchie fendue et la chenille, puis a piqué les spécimens au moyen d’électrodes et enregistré les changements d'activité électrique.
Les résultats du chercheur, publiés dans la revue Royal Society Open Science, ont montré de grands trains d’activité électrique comparables aux neurones.
Adamatzky a ensuite comparé ces pics à ceux observés dans le langage humain et a trouvé des similitudes. « J'ai reconstruit la syntaxe potentielle du langage fongique », a-t-il précisé.
Macrolepiota procera, le champignon parasol. Andrew Adamatzky a découvert que les champignons avaient des vocabulaires d'environ 50 mots. |
L'étude a démontré que les pics présentaient des similitudes avec des vocabulaires d'environ 50 mots, la longueur de ceux-ci étant semblable aux mots du langage humain.
Des différences ont été notées en matière de complexité du langage entre les espèces, les champignons fantômes et les champignons à branchies fendues étant ceux dont le lexique est le plus élaboré.
Adamatzky affirme que les champignons pourraient dire plusieurs choses; peut-être s’informent-ils mutuellement de leur présence de la même manière que le font les loups lorsqu’ils hurlent, ou transmettent de l’information à d'autres parties du mycélium - la structure en forme de racine d'un champignon - sur la présence de substances attractives ou répulsives.
« Il y a aussi une autre option : lorsque les champignons ne disent rien, a poursuivi le chercheur. Les pointes de mycélium en propagation sont chargées en électricité; lorsqu’elles passent dans une paire d'électrodes différentielles, un pic dans la différence de potentiel est enregistré. »
Cordyceps militaris. Ce champignon, également connu sous le nom de champignon chenille, est l'une des espèces utilisées dans les expériences d'Adamatzky. |
Dans son étude, Adamatzky a précisé que la recherche pourrait emprunter différentes directions.
Les différences de langage entre les espèces pourraient être examinées, ainsi que la possibilité d'un système de grammaire fongique. Il a ajouté que d'autres espèces de champignons devront être examinées pour comprendre les variations du langage.
« Établir une classification complète et détaillée des mots fongiques, tirée du train de pointes, est probablement la voie la plus prometteuse pour la recherche future », a écrit Adamatzky.
« Pour l'instant, nous avons classé le mot en nous fondant uniquement sur un nombre de pics dans les trains correspondants. Il s'agit en effet d'une classification assez primitive qui s'apparente à l'interprétation des mots binaires uniquement par les sommes de leurs bits et non par les configurations exactes de 1 et de 0. »
« Cela dit, il ne faut pas s'attendre à des résultats rapides : nous n'avons pas encore déchiffré le langage des chats et des chiens, alors que nous vivons avec eux depuis des siècles, et la recherche sur la communication électrique des champignons n'en est qu'à ses débuts. »
Lecture supplémentaire :
Rédigé à 16:38 | Lien permanent | Commentaires (0)
Durant quasiment toute l’existence de ce blog (plus de 10 ans), nous avons publié une chronique mensuelle intitulée “Linguiste du mois” (parfois appelée “Traducteur/trice du mois”).
Ce processus, dont la première étape consiste à sélectionner des invités et des chroniqueurs de premier plan, est bien plus difficile et chronophage qu’il n’y paraît.
Ces entretiens sont généralement menés en deux étapes. Dans un premier temps, l'intervieweur échange avec le linguiste du mois lors d’une discussion qui lui permet d'apprendre des faits intéressants sur ce dernier, faits qui auraient pu lui échapper durant la préparation de l'entretien. Puis, sur la base de cette conversation, une liste de questions plus précises est envoyée à la personne interrogée.
Les délais pour chacune de ces parties sont déterminés à la convenance de l’interviewé(e). Si ce dernier ou cette dernière demande une prolongation, la rédaction du blog est toujours prête à reporter les dates convenues à condition qu’il reste suffisamment de temps pour remplacer le duo en question par une autre équipe.
Parmi les traducteurs anglo-saxons qui ont été interviewés sur ce blog se trouvent de grandes figures littéraires comme Anthea Bell, David Bellos, David Chrystal, Frank Wynne [1], Ros Schapiro [2], Adriana Hunter, Mark Polizzotti et Marjolijn de Jager, pour ne citer qu’eux. Parmi les linguistes français figurent notamment Michel Rochard, Nadine Gassie, Nicolas Froeliger, Anthony Bulger, René Meertens [3] et Joël Dicker [4]
Au fils des années les personnes interrogées ont généreusement donné de leur temps et se sont montrées très réactives et coopératives. Elles ont également respecté les délais prévus pour que l'interview puisse être publiée dans les temps.
Mais chaque règle a son exception. Notre invité pour l’entretien du mois de juin 2022 était le traducteur et poète français, André Markowicz.
Markowicz a accepté notre invitation, ainsi que la date proposée pour la conversation et le délai de remise des réponses écrites. La conversation a bien eu lieu, puis six questions lui ont été transmises par écrit. Face à l’absence de réponse de la part de M. Markowicz, un rappel urgent lui a été envoyé, auquel il a répondu : « je n'ai pas le temps, surtout dans le contexte actuel, où toute mon énergie est concentrée sur l'Ukraine... ». À croire que M. Markowicz gère la guerre contre la Russie à lui tout seul, ou peut-être avec l'aide de Volodymyr Zelenskyy.
À la suite de cela, une prolongation de trois mois lui a été proposée. Le message reçu en retour était tellement irrespectueux et hors de propos, que nous préférons ne pas l'honorer en le publiant ici.
Nous laissons à nos lecteurs le soin de se faire leur propre opinion de la personne concernée. Nous nous excusons de ne pouvoir publier notre entretien mensuel, que nombre de nos lecteurs ont souvent hâte de lire.
[1] qui vient d'être nommé Président du jury d'International Booker Prize, 2022
[2] Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres
[3] l'auteur du Guide anglais-francais de la traduction
[4] prix Goncourt des lycéens 2015
Rédigé à 08:37 | Lien permanent | Commentaires (1)
En février 2010, j'ai posté un article intitulé « Élégie écrite dans un cimetière de campagne - poésie anglaise » .
Je décrivais, dans cette brève étude, mon long attachement à ce poème de Thomas Gray (1716-1771), ainsi que la visite que j'avais faite au cimetière de Stoke Poges, en Angleterre, qui constitue tant le décor du poème que le lieu où le poète a été inhumé.
J'y incluais le poème lui-même, accompagné d'une traduction française par Tollemache Sinclair.
J'ignorais alors que le chercheur américain James D. Garrison avait publié, trois mois auparavant, un ouvrage
intitulé A Dangerous Liberty, Translating Gray's Elegy, [1] dans lequel il consacrait 335 pages aux différentes traductions du poème. Parmi les traducteurs français évoqués, on compte Pierre Letourneur, dont la vie a donné lieu à une biographie anglaise écrite par Mary Cushing en 1908. Selon James Garrison, la biographe considère Letourneur comme un « traducteur noble d'âme et consciencieux, emporté dans l'immense enthousiasme pour la littérature anglaise qui s'est emparé de la France dans la seconde moitié du XVIIIème siècle. » En revanche, elle
allait se montrer très critique de sa traduction de l'Élégie de Gray, n'y trouvant rien qu'elle puisse approuver : « le lecteur accoutumé au flux harmonieux des vers anglais ne saura guère les reconnaître lorsqu'ils sont revêtus d'une prose informe et sans couleur. »
En 1925, Alfred C. Hunter écrivit une biographie littéraire : « J. B. A. Suard :[2] un introducteur de la littérature anglaise en France ». Il se réfère au Journal étranger et à la Gazette littéraire de l'Europe, dirigés par Suard lui-même avec l'aide de l'Abbé François Baculard d'Arnaud, et dont l'objectif était de rendre la littérature britannique contemporaine accessible au public. Hunter estimait que ces revues contribueraient de manière significative au renouveau de la poésie française. Evoquant la formation du romantisme français, il estime que « cette mise au point commença en France dès le jour où l'on publia l'Élégie de Gray. »
En 1765, un écrivain anonyme et mystérieux écrivit une traduction : « L'Élégie écrite sur un cimetière de campagne, traduite de l'Anglois de M. Gray. », publiée dans la Gazette littéraire. Cependant, dans une note en fin du document, les rédacteurs notèrent que « Cette traduction est l'ouvrage d'une Dame jeune et amiable qui joint aux agréments de son sexe des connoissances et des talens qu'un homme de Lettres lui envieroit. »
Qui était donc la mystérieuse traductrice ? Elle s'appelait Suzanne Curchod de Nasse Necker. Après avoir
été la maîtresse d'Edward Gibbon, célèbre historien britannique (auteur de L'Histoire de la décadence et de la chute de l'Empire romain) et Membre du Parlement anglais, elle avait épousé en 1764, peu de temps auparavant, le banquier et homme politique genevois, et ministre des Finances de Louis XVI, Jacques Necker. Plus tard, elle donnerait naissance à Anne-Louise-Germaine Necker, mieux connue sous son nom d'épouse, Madame de Staël [3].
Telle est l'une des histoires fascinantes narrées dans A Dangerous Liberty, Translating Gray's Elegy. Cet ouvrage va bien au-delà de l'étude de l'Élégie de Gray : par le tableau qu'il brosse de l'influence qu'ont exercée divers textes littéraires anglais sur le paysage littéraire français au XVIIIème siècle, il constitue un vrai tour de force.
Cinq ans après la publication de l'ouvrage de James Garrison, la maison d'édition australienne Leopold Classic Library a publié « Elegy Written in a Country Church-Yard : With Versions in the Greek, Latin, German, Italian, and French Languages » (Élégie écrite dans un cimetière de campagne : avec des versions en langues grecque, latine, allemande, italienne et française). [4] [5]
Certaines expressions utilisées dans ce poème font aujourd'hui partie de l'anglais littéraire. En voici quelques exemples : "the paths of glory"; "celestial fire" ; "far from the madding crowd", "the unlettered muse" ;"kindred spirit".
[1] Un autre poème auquel tout un livre est consacré est « Les fenêtres » par Apollinaire : “One poem in search of a translator: Rewriting ‘Les fenetres’ by Apollinaire”, Loffredo et Perteghella (published by Verlas Peter Lang).
[2] Jean-Baptiste-Antoine Suard, (1732-1817), homme de lettres et journaliste français.
[3] Germaine de Staël, femme de lettres passionnée, est morte le 14 juillet 1817
[4] Ceci s'inscrit dans les objectifs de publication de cette maison, qui cherche à faciliter un accès plus rapide à une grande réserve d'œuvres littéraires qui, n'ayant plus été publiées depuis des décennies, ne sont plus accessibles pour un public non spécialisé. Le contenu de la plupart des titres de la collection a été scanné depuis les éditions originales.
Pour le catalogue de Classic Library, voir www.leopoldclassiclibrary.com
[5] Gray's "Elegy" in translation
Jonathan Goldberg
Rédigé à 16:14 | Lien permanent | Commentaires (1)
Nous sommes heureux de retrouver notre précieuse collaboratrice, Silvia Kadiu, Ph.D., et nous l'accueillons chaleureusement. Silvia est traductrice et universitaire française. Née en Albanie, elle est arrivée en France à l’âge de sept ans. Après avoir effectué des masters de Littérature comparée et d’anglais à l’Université Sorbonne Nouvelle, elle a vécu à Londres pendant plus de dix ans, travaillant dans l’édition, la traduction et l’enseignement supérieur.
Silvia est titulaire d’un master et d’un doctorat de traduction décernés par University College London. Sa thèse de doctorat sur la traduction des textes traductologiques a été publiée par UCL Press en 2019 sous le titre Reflexive Translation Studies : Translation as Critical Reflection. Elle est également l’auteure de plusieurs articles de traductologie, de traduction littéraire et de didactique de la traduction, et co-traductrice de plusieurs poèmes depuis l’albanais vers l’anglais (via le français) pour le recueil de poésie Balkan Poetry Today 2017, dirigée par Tom Phillips.
Silvia est actuellement Maîtresse de conférences invitée à University of Westminster London. Elle travaille en parallèle comme traductrice indépendante pour différentes agences de l’ONU, des ONG et de grandes marques internationales.
La Bible. Hamlet. Ismail Kadare.
Leur point commun ? Ils ont été traduits dans une autre langue via une troisième langue intermédiaire. Ce sont, autrement dit, des exemples de traduction indirecte.
Les termes pour décrire ce phénomène ne manquent pas et leur utilisation divise les linguistes. Également appelée second-hand (de seconde main), relay (pivot) ou mediated (médiée), la traduction indirecte est généralement définie, selon la formule du linguiste Yves Gambier, comme la « traduction d’une traduction ». Elle se distingue de la traduction dite « directe » en ce qu’elle s’appuie non pas sur l’original qu’elle est censée représenter, mais sur une traduction de celui-ci.
La traduction indirecte est une pratique très ancienne. La traduction de la Bible en est sans doute l’un des plus vieux exemples, puisque les premières traductions latines de la Bible furent rédigées non pas à partir du texte original hébreu, mais à partir d’une version grecque de la Bible juive, la Septante. Au tournant du Ve siècle, Saint Jérôme, le patron des traducteurs, entreprendra de réviser ces versions jugées imparfaites dans la perspective d’un retour à la « vérité hébraïque ». [1]
Traduire à partir d’un texte intermédiaire a mauvaise réputation. Du fait de sa distance accrue avec l’original, la traduction indirecte est généralement perçue comme mensongère et inexacte—non seulement par le grand public et les commentateurs mais aussi par la plupart des traducteurs, qui cherchent au mieux à l’éviter, au pire à la dissimuler. Rien de surprenant puisque dans l’imaginaire collectif la traduction est elle-même souvent considérée comme un produit dérivé et défectueux, inférieur à l’original. Or la traduction indirecte redouble l’acte traductif : elle est donc, pour ainsi dire, doublement fautive.
La traduction indirecte n’a pourtant pas toujours été une pratique répudiée. Aux dix-huitième et dix-neuvième siècles, par exemple, le recours à la traduction indirecte était le principal mode de diffusion des œuvres de Shakespeare en Europe. En cette période d’hégémonie néoclassique, les pièces de Shakespeare furent importées sur le continent par l’intermédiaire du français. Les
traductions de Jean-François Ducis et Pierre Le Tourneur, notamment, furent retraduites dans plusieurs langues européennes, telles que le néerlandais, l’italien, le polonais, le portugais, le russe et l’espagnol. Puis, à mesure que l’opposition à la domination néoclassique devint plus forte, la France perdit progressivement son emprise au profit de l’Allemagne. La position dominante de cette dernière en faveur de l’anticlassicisme poussa les traducteurs européens à utiliser davantage les traductions intermédiaires allemandes, considérées comme plus « fidèles ». [2]
Le choix de la langue pivot dans une traduction indirecte est souvent fonction de son prestige.
La raison généralement invoquée par les diverses entités ayant recours à la traduction indirecte (éditeurs, organismes internationaux, entreprises privées) est l’absence de traducteurs expérimentés dans la combinaison de langues souhaitée. En effet, lorsque les traducteurs manquent dans une combinaison de langues donnée, s’appuyer sur une langue intermédiaire devient une nécessité. Mais la pénurie de traducteurs dans la combinaison de langues en question est elle-même en partie révélatrice du statut « mineur » de la langue source—et, inversement, de la position dominante de la langue choisie comme langue intermédiaire. Qu’elle soit volontaire ou motivée par des considérations purement pratiques (qui peuvent aussi être d’ordre économique, puisque traduire des langues structurellement et géographiquement éloignées coûte plus cher), la traduction indirecte met en lumière des relations de pouvoir complexes entre les langues, les cultures et les parties concernées.
La traduction anglaise du roman d’Ismail Kadare, Dosja H, par David Bellos offre un parfait exemple de cette complexité. Publiée en 1997 sous le titre The File on H, la traduction de Bellos s’appuie non pas sur l’original albanais paru entre 1980 et 1981 dans la revue littéraire Nëntori, mais sur la traduction française de Jusuf Vrioni, Le Dossier H,
publiée chez Fayard en 1989. Les raisons de ce détour par le français sont multiples. [3] Notons d’abord l’absence de traducteurs littéraires anglophones aptes à traduire directement l’œuvre de Kadare depuis l’albanais. Après quarante années de dictature isolationniste durant lesquelles l’Albanie d’Enver Hoxha interdisait tout contact avec l’Ouest, peu de traducteurs anglophones possédaient une connaissance suffisamment approfondie de la langue albanaise pour pouvoir se lancer dans une entreprise de telle envergure.[4]
Par ailleurs, Ismael Kadare était tout à fait favorable à l’idée que son œuvre soit traduite en anglais à partir des versions
françaises : c’était même sa préférence, selon Bellos. [5] L’Albanie n’ayant signé la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques qu’en 1994, la majeure partie des écrits de Kadare en albanais n’était pas protégée par le droit d’auteur international, contrairement à ses traductions françaises. Engager des négociations à partir des versions françaises parues chez Fayard ou Albin Michel semblait donc plus simple que de passer par les originaux albanais libres de droit. Sans oublier que Kadare relisait et révisait lui-même chacune des traductions françaises de ses textes, et qu’il lui arrivait même de changer l’original albanais à la lumière de la version française de Vrioni, [6] conférant ainsi aux traductions françaises une légitimité égale, si ce n’est supérieure, aux originaux albanais.
The File on H le montre bien. La traduction indirecte bouleverse les frontières entre original et traduction, et remet en cause la hiérarchie qui les sous-tend. Par son biais, l’œuvre traduite devient à son tour un texte à traduire, l’original d’une nouvelle traduction. La traduction indirecte nous rappelle ainsi que traduire est d’abord et surtout « un art du possible », [7] comme le précise Bellos. Elle souligne également la multiplicité des sources dont peut s’inspirer un traducteur lorsqu’il traduit—le fait qu’il peut avoir recours à tous types de documents afin de mener à bien sa tâche, y compris à des parties ou à un ensemble de traductions intermédiaires.
Aujourd’hui, la traduction indirecte est partout. Elle a lieu sur les bancs de l’ONU, de même que dans les domaines technique et commercial. C’est une pratique courante dans l’interprétariat [8] et une méthode fréquente en traduction théâtrale [9]. Elle concerne des langues très variées et souvent géographiquement éloignées, des langues répandues et des dialectes rares, des langues mortes et des langues indigènes. C’est une pratique, certes décriée, mais dont nous pouvons difficilement nous passer—une pratique qui intéresse de plus en plus les chercheurs et dont nous risquons d’entendre davantage parler dans les prochaines années.
[1] Voir G. BADY, « La vérité hébraïque » ou la « vérité des Hexaples » chez Saint Jérôme, d’après un passage de la « Lettre 106 » dans É. AYROULET et A. CANELLIS (éds), L’exégèse de saint Jérôme, PUSE, Saint-Étienne, 2018, p. 91-99.
[2] Voir Mona Baker & Kirsten Malmkjær, The Routledge Encyclopedia of Translation Studies, Routledge: London, 1998, p. 224.
[3] Dans « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator » (2005), David Bellos raconte en détail dans quelles circonstances cette traduction indirecte a vu le jour, décrivant tour à tour les raisons pratiques de son implication dans le projet, le contexte politique de la dictature d’Enver Hoxha et la question épineuse des droits d’auteur qui entoure l’œuvre de Kadare.
[4] En revanche, Jusuf Vrioni, qui avait passé la majeure partie de sa jeunesse en France avant la Seconde Guerre mondiale et maîtrisait parfaitement le français, se vit confier diverses traductions à sa sortie de prison en 1959, dont celle du Général de l’armée morte, le premier roman d’Ismail Kadare, qui parvint à quitter les frontières albanaises et fut acquise par Albin Michel.
[5] David Bellos, (2005). « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator », The Complete Review, 6(2). Disponible sur : http://www.completereview.com/quarterly/vol6/issue2/bellos.htm
[6] David Bellos, « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator ».
[7] David Bellos, « The Englishing of Ismail Kadare: Notes of a Retranslator ».
[8] Voir Danica Seleskovitch et Marianne Lederer, Pédagogie raisonnée de l’interprétation, Bruxelles et Luxembourg : Office des Publications de Communautés européennes, et Paris : Didier Érudition, 1989.
[9] La traduction indirecte dans le théâtre contemporain a ceci de particulier qu'elle n'implique le plus souvent que deux langues. Dans ce contexte, la traduction est considérée comme « indirecte » dans la mesure où la traduction finale s’appuie sur une première traduction littérale du texte. Voir Geraldine Brodie, The Translator on Stage, London : Bloomsbury, 2017.
Rédigé à 13:39 | Lien permanent | Commentaires (1)
Nous sommes heureux de retrouver notre contributrice fidèle, Joelle Vuille. Joëlle est juriste et criminologue et habite en Suisse.
Il y a quelques années, j’avais rédigé une contribution sur la linguistique forensique, qui permet parfois d’attribuer des écrits à leur auteur à cause des habitudes de langage de ce dernier [1]. Le cas le plus célèbre est celui de Ted Kaczynski, alias Unabomber, identifié grâce à son frère, qui avait reconnu son style d’écriture dans des extraits de documents rendus publics par les forces de l’ordre [2].
L’intelligence artificielle permet aujourd’hui de faire passer la technique à la vitesse supérieure. En effet, deux groupes de chercheurs [3] pensent avoir identifié qui se cache derrière le pseudonyme « Q », à l’origine de la mouvance conspirationniste QAnon [4]. Q a commencé à publier des messages conspirationnistes sur certains sites du « darkweb » en octobre 2017. L’auteur, se présentant comme un agent de la CIA, prétendait savoir qu’un certain nombre de politiciens états-uniens sont des pédophiles adorateurs de Satan [5]. Ses théories se sont répandues comme une trainée de poudre dans la société américaine et aujourd’hui des milliers [6] d’Américains sont convaincus que Donald Trump sauvera bientôt les États-Unis d’une élite malfaisante (le « deep state ») qui contrôle les gouvernements du monde, le système bancaire, l’industrie, les médias, etc. et qui s’active à maintenir le citoyen lambda dans la pauvreté et l’ignorance tout en s’adonnant à un trafic d’enfants de grande ampleur [7].
Avant de nous pencher sur le cas de Q, rappelons en quelques lignes les bases fondamentales de toute identification forensique : une personne ou un objet présente des caractéristiques très variables dans une population donnée (intervariabilité élevée) mais très peu variables à travers le temps (intravariabilité basse), et laisse des traces reproduisant ces caractéristiques. Après avoir observé un certain degré de correspondance entre les caractéristiques de la trace et les caractéristiques de la personne ou de l’objet qui pourrait en être la source, l’expert peut quantifier la probabilité d’observer la correspondance si la trace provienne effectivement de telle source ou si elle ne provient pas de telle source, ce qu’il fait au moyen de bases de données répertoriant la rareté des caractéristiques d’intérêt dans la population en question.
Par exemple, la comparaison de profils d’ADN est fondée sur les présupposés suivants : chaque individu possède une combinaison très variable de caractéristiques génétiques (semblable à une suite de lettres), et laisse des traces ADN (sur les surfaces touchées, par exemple) qui reproduisent cette combinaison. Par ailleurs, le profil ADN est en principe immuable au fil de la vie. Si un expert observe un certain nombre de caractéristiques en commun entre une trace ADN et un profil de référence pris à un suspect, il pourra quantifier la probabilité d’observer cette concordance si le suspect est la source de la trace, ou si un tiers, pris au hasard dans la population d’intérêt, est la source de la trace.
A un niveau fondamental, la fiabilité de la comparaison dépend de la capacité de l’expert à rapprocher des traces et des profils de suspects ayant une apparence différente mais provenant en réalité de la même source [8] et à distinguer des traces et des profils de suspects qui se ressemblent mais proviennent de sources différentes. Dans toute technique forensique, il y a des risques de faux résultat positifs (identifier une personne comme étant la source de la trace alors qu’elle ne l’est pas) et de faux résultats négatifs (exclure une personne comme étant la source de la trace alors qu’elle en est bien la source).
La stylométrie fonctionne selon les mêmes principes : on compare les textes signés par Q avec des textes rédigés par une population de suspects. La technique employée par les chercheurs suisses [9] consiste à identifier des groupes de 3 lettres, et à relever ensuite à quelle fréquence chaque groupe de 3 lettres apparaît dans les écrits de Q, respectivement dans les écrits d’une population de suspects. L’idée sous-jacente est, comme en linguistique forensique « traditionnelle », que nous avons chacun des habitudes de langage qui nous sont propres, et que nous les reproduisons de façon consistante sur une certaine période de temps, ce qui permet de rapprocher nos écrits d’aujourd’hui de ceux de 2017, et de nous distinguer des millions d’autres internautes qui laissent des messages sur les mêmes sites internet que nous. En l’occurrence, les chercheurs ont comparé plus de 100'000 mots écrits par Q avec environ 12'000 mots écrits par chacune des 13 personnes soupçonnées d’être Q (notamment des proches de Donald Trump) [10].
Selon les chercheurs, deux hommes se cacheraient ainsi derrière le pseudonyme Q :
Paul Furber, informaticien sud-africain passionné depuis longtemps par les thèses conspirationnistes et la politique américaine ; il aurait « inventé » Q et aurait posté les premiers messages en 2017;
Ron Watkins, politicien républicain candidat au congrès de l’Etat de l’Arizona, aurait repris le flambeau dès 2018 ; il était pendant plusieurs années l’administrateur du site 8chan [11] sur lesquels de nombreux messages de Q ont été publiés.
Les deux hommes ont nié être Q [12].
Des critiques ont relevé que ce type d’analyses présentent un risque d’erreur. Tout d’abord, le style même de Q se prêterait mal à une analyse stylométrique car il utilise beaucoup de formulations très courtes et plus ou moins cryptiques, ainsi que du jargon militaire [13]. Par ailleurs, le style d’écriture d’une personne pourrait ne pas être si stable que cela à travers le temps (intravariabilité élevée), et plusieurs personnes pourraient, à un moment donné, avoir des écritures qui se ressemblent car elles subissent les mêmes influences extérieures (intervariabilité basse). D’ailleurs, l’un des suspects, Furber, a reconnu que son style d’écriture ressemble à Q, mais a mis en avant le fait que, étant un grand admirateur de Q, il l’avait probablement imité inconsciemment, comme d’autres admirateurs [14]. L’argument ne tient toutefois pas, puisque les scientifiques n’ont pas rapproché les écrits de Q de tous, ou plusieurs, admirateurs, mais seulement de Furber. Et certains écrits de Furber sur lesquels l’analyse a porté ont été rédigés tout au début de l’activité de Q, si bien que le phénomène d’imitation inconsciente avancée par Furber ne tient pas la route [15].
Les chercheurs, quant à eux, estiment que leurs techniques sont extrêmement fiables [16], et le fait que deux équipes soient parvenues au même résultat par le biais de méthodes différentes renforce encore la crédibilité des résultats [17]. Par ailleurs, il semblerait que, avant que les résultats de ces recherches stylométriques aient été rendues publics, des indices indépendants pointaient déjà en direction de Ron Watkins (et de son père) [18].
La question de l’identité de Q reste donc ouverte pour le moment.
Q, quant à lui, semble muet depuis décembre 2020…
[1] La linguistique judiciaire. Analyse de livre
[2] https://www.washingtonpost.com/wp-srv/national/longterm/unabomber/trialstory.htm (dernière consultation le 19.5.2022)
[3] Claude-Alain Roten et Lionel Pousaz de OrphAnalytics, une start-up suisse ; et les Français Florian Cafiero et Jean-Baptiste Camps.
[4] La lettre Q est censée renvoyer à un niveau d’accréditation ultrasecret du département de l’énergie états-unien. Quant à « anon », c’est une aberéviation de « anonymous ». Voir le glossaire de la Anti-Defamation League : https://www.adl.org/blog/qanon-a-glossary
[5] The New York Times, Who is Behind Qanon ? Linguistic Detectives Find Fingerprints, Febuary 19, 2022, consultable ici : https://www.nytimes.com/2022/02/19/technology/qanon-messages-authors.html
[6] Le mouvement étant largement clandestin, il est difficile de savoir combien de personnes y adhèrent idéologiquement. La Anti-Defamation League estime que plusieurs dizaines de milliers de personnes aux Etats-Unis sont des sympathisants de Q.
[7] https://www.adl.org/qanon
[8] Par exemple, parce que la trace est détériorée car elle a été exposée aux éléments pendant une certaine période.
[9] A noter que les deux groupes de chercheurs n’ont pas utilisé exactement la même méthode.
[10] https://www.letemps.ch/monde/createurs-qanon-demasques-une-startup-suisse
[11] idem
[12] https://www.courrierinternational.com/article/theorie-du-complot-les-mysterieux-messagers-de-qanon-enfin-demasques
[13] The New York Times, Who is Behing Qanon ? Linguistic Detectives Find Fingerprints, Febuary 19, 2022, consultable ici : https://www.nytimes.com/2022/02/19/technology/qanon-messages-authors.html
[14] https://www.siliconrepublic.com/business/qanon-authors-identity-paul-furber-ron-watkins-linguistics
[15] The New York Times, Who is Behing Qanon ? Linguistic Detectives Find Fingerprints, Febuary 19, 2022, consultable ici : https://www.nytimes.com/2022/02/19/technology/qanon-messages-authors.html
[16] idem
[17] https://www.siliconrepublic.com/business/qanon-authors-identity-paul-furber-ron-watkins-linguistics
[18] https://www.insider.com/who-is-q-why-people-think-jim-watkins-qanon-8chan-2020-10
Lecture supplémentaire :
QAnon: An Objective Guide to Understand QAnon, The Deep State and Related Conspiracy Theories: The Great Awakening Explained
Michael D. Quinn KRPACEGROUP LLC (November 22, 2021)
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