Thierry Cruvellier is the author of Court of Remorse-Inside the International Criminal Tribunal for Rwanda (Wisconsin University Press, 2010 – French version: Le tribunal des vaincus - Un Nuremberg pour le Rwanda, Calmann-Lévy, 2006). His new book, Le maître des aveux (The Master of Confessions) is about the trial of a former Khmer Rouge commander and was published by Gallimard on September 21, 2011.
Thierry kindly agreed to contribute the following passage to www.Le-mot-juste-en-anglais.com
Je me trouve au milieu de la traduction du dernier outrage de Stephen Clarke, 1000 Years of Annoying the French, et comme si l’auteur ne me causait déjà pas assez de soucis ainsi qu’à mon peuple, voici que sa popularité m’oblige à répondre favorablement à la demande de Jonathan Goldberg de parler, encore et toujours, des écrits de Mr Clarke.
Au préalable, je dois avouer être très jaloux de lui. Tandis qu’il vend des millions de livres en raillant mes compatriotes, je m’applique à en écrire de bien meilleurs, sans aucune récompense comparable (financière s’entend). J’ai néanmoins trouvé une source de consolation face à cet ingrat état des choses : je trouve réjouissant de traduire les siens quand je pense à l’Anglo-Saxonne qui, sous des millions de cadavres, doit retranscrire les miens. (Je soupçonne d’ailleurs Stephen Clarke de vouloir empiéter sur mes plates-bandes dans son dernier livre, étant donné le nombre de génocides et crimes de masse dont il nous fait le récit. Me jalouserait-il secrètement, lui aussi ?)
Voici donc, pour le bénéfice exclusif des lecteurs de ce blog, quelques récentes aventures de traduction que j’ai pu vivre grâce à ce dangereux auteur anglais.
L’un des plaisirs que l’on peut rencontrer en traduisant un livre dont le ton est celui de l’humour réside dans les moments où, au détour d’une phrase, surgit une drôlerie qui n’apparaissait que partiellement, voire pas du tout, dans la version anglaise.
Par exemple, ceci :
« Wine stocks were clearly not being listed by the Domesday surveyors, who seem to have been accepting liquid bribes to leave them out of the listings. »
En traduisant de la manière suivante, le jeu de mots sur le produit en cause – le vin – peut s’en trouver multiplié :
« Les réserves de vin furent clairement omises par les enquêteurs du Jugement Dernier, qui semblent avoir accepté des pots-de-vin en liquide contre un retrait de la liste. »
Autre exemple :
« On the evening of 7 February 1587, the 44-year-old Mary was visited at Fotheringhay and told by the Earls of Kent and Shrewsbury that she was to be executed next morning…. Mary replied with piercing French logic : … »
Rappelons que Mary, reine des Ecossais, aura la tête tranchée à coups de hache. Cela nous permet d’écrire :
« Le soir du 7 février 1587, à l’âge de 44 ans, Marie reçut la visite des comtes de Kent et Shrewsbury qui lui annoncèrent qu’elle devait être exécutée le lendemain matin. (…) Marie répliqua avec la logique tranchante des Français : (…) »
Ou encore cette phrase, dont la traduction peut aboutir à une étrange formulation :
« (…) he was therefore mightily upset about Becket’s murder. »
En français :
« Le meurtre de Becket l’avait donc profondément blessé. »
Si nous traduisions un livre au ton plus grave, il serait délicat de laisser cette phrase ainsi, au risque de la rendre indûment triviale. Le plaisir ici, est justement la possibilité de laisser cette traduction paradoxale en songeant honnêtement que, en français, l’auteur l’aurait reprise.
Autre exemple, où un mot français permet soudain de se réapproprier le mot d’esprit :
« (…) the King was trying to explain that although Mathilde was his only legitimate heir to the throne of England, she could not inherit the titles because she was an heiress, and at that time the essential qualification to become an English ruler was to possess a penis. »
Traduction pendante :
« (…) le Roi essayait d’expliquer que, bien que Mathilde fut la seule héritière légitime au trône d’Angleterre, le titre ne pouvait lui échoir car elle était une héritière et que, à l’époque, l’attribut essentiel pour devenir un souverain anglais était, précisément, d’en avoir. »
Ou encore :
« French summer fruits were clearly too exotic for the meat-and-turnip Englishmen, and they started to die, suffering what one contemporary picturesquely called ‘a bloody flux’, probably dysentery. »
Proposition transitoire :
« En France, les fruits d’été étaient manifestement trop exotiques pour des Anglais mangeurs de viande et de navets. Ils succombèrent à ce qu’un contemporain appela joliment « une emmerdante évacuation », probablement la dysenterie. »
La difficulté, bien sûr, est souvent de chercher jusqu’où ne pas aller trop loin. Steve possède un humour propre. Il s’autorise la gaudriole ou le calembour un peu appuyé mais avec une stricte parcimonie.
Voici un exemple, où la proposition de traduction pourrait éventuellement être jugée trop lourde par rapport au ton de Steve :
« Robert, whose nickname was « Curthose » (« Short trousers »), because of his stumpy legs,was as hotheaded as Flambard, and had spent much of his adult life warring against his father William the Conqueror. »
En français (suggestion) :
« Robert, surnommé « Curthose » (« Pantacourt ») à cause de ses jambes courtaudes, était aussi flambé que Flambard et avait passé la plus grande partie de sa vie d’adulte à guerroyer contre son père, Guillaume le Conquérant. »
Autre exemple délicat. La situation est la suivante : le roi Edouard II a subi un terrible supplice où un morceau de métal en feu lui a été glissé dans le derrière par le biais d’un tube précédemment inséré dans son rectum. L’auteur conclut :
« All in all, Edward II’s horrific death could be seen as a symbol of England getting its recent past shoved up its rear end. »
La tentation peut être grande mais peut-on oser la version suivante ?
« En définitive, la mort épouvantable d’Edouard II peut être vue comme le symbole d’une Angleterre en train de se faire mettre. »
Il y a aussi les moments d’impasse, dont il faudra bien trouver l’issue. J’invite donc les lecteurs de ce blog à déployer leur génie sur les deux premières phrases de l’extrait suivant :
« By the age of fifteen, Mary was every inch the ravishing French princess. And there were a lot of inches. She was very nearly six feet tall, with the slender neck that she had inherited from her mother, and fashionably pale skin despite her love of outdoor pursuits like hunting. »
Et les moments rares où je peux, sans déroger à la déontologie, venger discrètement mes congénères de tous ces affronts anglais et prolonger, au sein même de la version française de l’excellent livre de mon ennemi éternel, mais à ses dépens cette fois-ci, une guerre que nous avons fait le serment de ne jamais éteindre (sinon, à quoi donc s’occuperait Mr Clarke ?). Voici. Le contexte est la terrible déportation des Acadiens. L’auteur écrit :
« A few dozen were taken to the Falklands, but were quickly shipped out again when France gave the islands to Spain. »
Devinez-vous le plaisir qu’il y a à traduire Falklands par Malouines ?
Enfin, il n’y a pas que de l’humour chez un écrivain humoriste et il faut parfois se confronter à la belle souplesse de la langue anglaise. Comme ici, toujours à propos de Mary, reine trop française des Ecossais :
« In desperation, Mary also wrote (in French) to Queen Elizabeth of England, pleading for assistance. But on the very day she penned her cry for help, cousin Liz was admiring some of Mary’s jewels that had been sold to her by Moray. »
« She penned her cry. » Beau et émouvant, non ?
(Proposition de traduction : « En désespoir de cause, Marie écrivit aussi (en français) à la reine Elizabeth d’Angleterre. Mais le jour même où, pour solliciter son aide, elle plongea sa plume dans ses larmes, la cousine Liz était en train d’admirer certains des bijoux de Marie que Moray lui avait vendus. »)
Thierry Cruvellier
14 Juillet 2011 (date parfaitement involontaire)
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