livre de Fred Vargas
traduit en anglais par Siân Reynolds
- An Uncertain Place
Critique de la plume de Nicole Dufresne, Senior Lecturer Emeritus (ancienne professeure),
Department of French and Francophone
Studies, University of California, Los Angeles
Rédigé spécialement pour Le-mot-juste-en-anglais.com
Les “contes policiers” de Fred Vargas semblent captiver deux sortes de lecteurs. Ceux qui sont friands de crimes insolites, d’intrigues pulpeuses truffées de loups garous, d’êtres malveillants, et de mystères moyenâgeux – car n’oublions pas que l’auteur est spécialiste en archéologie médiéviste - et ceux qui raffolent tout simplement de son style. Car, si brutaux et odieux soient-ils, les crimes n’éclipsent pas les mots. Au delà de l’argot traditionnel des flics et des truands, la langue de Vargas raconte le quotidien des policiers de la Brigade criminelle parisienne – l’esprit méandreux du commissaire Adamsberg, le « Rompol » de la série, l’érudit commandant Danglard, ainsi que les autres flics avec leurs travers et leurs penchants.
Dans Un lieu incertain des meurtres sanguinaires nous ramènent au XVIIIe siècle et à des règlements de comptes entre deux familles de vampires. Les romans de vampires étant très prisés, cette intrigue pourrait suffire pour attirer un large public. Pourtant, c’est bien le style de l’auteur, son humour, sa manière de camper les personnages et de les faire parler qui font que l’on tourne les pages avec plaisir. La traduction de Siân Reynolds, An Uncertain Place, rend hommage à la finesse évocatrice des descriptions de Vargas. La version anglaise se lit elle aussi avec grande satisfaction. Il faut noter que Reynolds a enseigné à l’université de Stirling en Ecosse et qu’elle a traduit des œuvres de Fernand Braudel avant de se concentrer sur les romans policiers.
Ce commentaire voudrait suivre la traduction des registres de langue et des équivalences utilisées pour l’interprétation du culturel. Un des attraits du roman est qu’il expose des flics bien parisiens à des langues – l’anglais, l’allemand et le serbe – qu’ils ne comprennent pas , ce qui apporte au lecteur une bonne dose d’humour. Langues et cultures se croisent partout créant ainsi des « lieux incertains » pour les personnages.
Ce polar ne s’ouvre pas sur la découverte d’un crime comme le dicterait la convention, mais sur une scène toute domestique – Le commissaire Adamsberg repasse ses chemises dans sa cuisine en préparation à un voyage à Londres. Le Directeur de la Brigade criminelle nous est présenté comme un flic casanier et nous comprenons tout de suite que la conférence londonienne est une corvée, d’autant plus qu’il ne parle pas un mot d’anglais. Vargas utilise généralement le mot « flic » qui évoque familièrement l’agent de police en argot « classique ». Ainsi, la conférence ressemblera une centaine de flics haut de gamme…des flics et rien d’autre (7), ce qui fait sourire le lecteur français – l’expression « haut de gamme » étant réservée aux produits de luxe. Reynolds choisit d’abord de préciser qu’il s’agit de police forces et de top brass , avant d’utiliser le mot « cop » (1), une traduction correcte, mais qui ne peut rendre le jeu de mots. Il est dommage que « rien d’autre » ne soit pas traduit car cela impliquait le rabaissement moqueur du « produit flic haut de gamme ».
Tout au long du roman, Reynolds choisit judicieusement de garder les grades des policiers en français --Commissaire, Commandant, Brigadier, Lieutenant pour rappeler au lecteur anglophone qu’il se trouve en culture policière française. Les policiers aux noms superbement évocateurs pour le lecteur francophone– Mordent (celui qui mord), Lamarre (celui qui en a marre), Danglard (l’inversion de glandeur, celui qui perd son temps) perdent malheureusement leur ironie en anglais.
En Angleterre. nos flics, à l’exception de Danglard l’anglophile (prononcé Denglarde par les Anglais), ont un rapport conflictuel avec la culture de Scotland Yard. Le texte français prend alors des tournures anglaises : Sale histoire. Faites votre job, Radstock, allez voir ça (19), tandis que l’anglais britannique de Reynolds insiste sur le côté « old school » si bien que l’on pourrait croire qu’il s’agit en fait de l’original : Nasty business. Go on Radstock, old chap, it’s your department (19). De plus, Vargas infuse la conversation de mots anglais : Let down, il est bourré, Denglarde (20), rendant ainsi littéralement l’expression française « Laissez tomber ». La traduction de Reynolds rectifie en Leave it, Donglarde, he’s been seeing things (160) et interprète astucieusement l’état d’ivresse ( bourré ) en vision fantastique. Par ailleurs, la prononciation de l’anglais reste un mystère pour Adamsberg – le cimetière Highgate devient dans sa bouche « Higegatte » en français , ce qui donne en traduction « Higg-Gate ». L’intérêt d’Adamsberg pour ce pays si étranger se limite en fait à savoir si la Tamise avait la même odeur de linge moisi que la Seine (7). Whether The Thames smelt of damp washing the way the Seine did (1). Cependant, damp washing n’évoque pas l’odeur nauséabonde « musty – moldy » de l’adjectif « moisi » et cette nuance est perdue.
Un des grands problèmes de traduction du français familier est de trouver un équivalent au tutoiement. Généralement, le traducteur s’efforcera de compenser la perte du « tu » par un lexique et des tournures plus idiomatiques dans le texte d’arrivée. Dans Un lieu incertain, le tutoiement opère à plusieurs niveaux de familiarité dont je donnerai trois exemples. D’abord, entre les flics, il indique la camaraderie professionnelle et cela se complique lorsque l’interlocuteur est une femme, dans ce cas le lieutenant Violette Retancourt : Avec Retancourt, Adamsberg alternait sans y penser le tutoiement et le vouvoiement (49). Il faut noter que cette réflexion sur la langue se situe au moment même où Adamsberg arrive sur la scène d’un crime abominable, servant ainsi d’écran à la violence. Pour la traductrice, cette mention arrive à point : With Retancourt, Adamsberg alternated between « tu » and « vous » without thinking about it (46). La mention de « tu » et « vous » dans le texte anglais suppose donc que le lecteur anglophone connaît la différence et peut donc l’apprécier without thinking about it. Passons à mon deuxième exemple dans le premier chapitre. La rencontre d’Adamsberg avec son voisin Lucio, un vétéran de la guerre d’Espagne (l’anglais doit spécifier « the Spanish Civil War ») introduit une humanité tendre dans le roman qui va contraster avec les crimes inhumains qui seront décrits plus tard. Lucio veut qu’Adamsberg l’aide à accoucher sa chatte. (Nous apprendrons à la fin que l’un des chatons sera crucial à l’identification du criminel.) Le tutoiement de longue date entre les deux voisins signifie aussi que c’est le vieux Lucio qui mène la situation, pas le commissaire. Lucio lui donne des instructions pour « l’accouchement »: Et tu ne vas pas t’en foutre, hombre. Moi je pousse en massant et toi tu extirpes. Gaffe, ne va pas serrer comme une brute quand tu les sors. Un chaton, ça te craque entre les doigts comme un biscuit sec. (9). L’anglais, trop correct et poli, ne permet pas au lecteur anglophone de discerner la langue rude et imagée de Lucio. : And no way will you not care. I’ll massage her belly, and you can pull them out. And be careful, gently does it. A kitten, you can break it in half like a biscuit if you’re too clumsy (3). Cet adoucissement des termes d’argot se retrouve fréquemment, particulièrement dans la traduction de « je m’en fous », rendu par « I don’t care », plutôt que « I don’t give a damn ». (En fait, il s’agirait d’un choix délibéré de la part de Reynolds, car selon elle, les termes de « slang » paraissent trop forts dans la traduction.) Mon troisième exemple se trouve au chapitre XXX quand Adamsberg rencontre celui qu’il croit être le meurtrier. Le tutoiement dans cette scène se veut l’expression de la peur et de la haine, et la traduction compense la perte du tutoiement en s’appliquant résolument à rendre la violence des insultes que s’adressent les deux hommes. Néanmoins, ailleurs dans le roman traduit, le lecteur ne peut savoir si les personnages se disent « tu » ou « vous ».
S’agissant d’expressions idiomatiques, je voudrais mentionner une trouvaille impressionnante qui démontre la dextérité linguistique de la traductrice. A la fin de l’épisode de la chatte avec Lucio, quand Adamsberg invoque son départ à Londres, il précise: Mon adjoint se ronge d’inquiétude (10), ce qui est rendu par My deputy is having kittens himself (4), une métaphore géniale où la traduction paraît meilleure que l’original. Néanmoins, le langage du flic «Français moyen » s’avère quelquefois difficile à rendre. Prenons, par exemple, le mot « truc » omniprésent dans la conversation familière française. Dans certains cas, cela ne pose pas problème : Un truc est passé sur mon chemin (12). Something crossed my path (6). Mais, ailleurs, « truc » indique l’incompréhension d’Adamsberg pour la langue et la culture anglaises : L’idée très britannique d’aller pêcher des trucs dans un lac là-haut, selon Danglard qui comprenait tout et traduisait tout (14). L’anglais se veut plus spécifique : the very British notion of spending his time fishing in some northern loch , according to Danglard who understood everything and translated everything (9) et ignore donc la double frustration d’Adamsberg vis à vis de l’anglais et de l’intérêt qu’y porte le dandy Danglard. Autre détail, Adamsberg, ce flic si ancré dans ses habitudes françaises, boit du café dans un bol. A plusieurs reprises, le bol de café devient bowl of coffee – le seul contresens que j’ai relevé. Un bol est tout simplement une grande tasse sans anses utilisée pour le petit déjeuner, un terme un peu désuet, mais qui correspond bien au quotidien petit-bourgeois d’Adamsberg. Pour les Anglais et les Américains le café ne se boit pas dans un « bowl », on dit « mug » ou « cup ». En francais « bowl » se dit saladier.
D’autre part, les ambiguïtés linguistiques ne sont pas toujours traduisibles. Ainsi au chapitre XIX, un quiproquo s’installe digne de Ionesco.
-- Urgence, commissaire, Il y a Vienne qui vous veut.
-- Qui veut que je vienne, Lamarre ?
-- Vienne. (151)
(Il s’agit d’un commissaire de Vienne, qui désire une vidéoconférence)
--Urgent, commissaire ! Vienna wants to talk to you.
--Who’s Vienna ?
--Vienna, the place. (156)
Evidemment le jeu de mots sur « Vienne – que je vienne » ne pouvant être transposé en anglais, la traductrice se doit donc d’expliciter l’équivoque. Dans le dialogue qui s’ensuit, le Kommissar viennois insiste pour parler français avec Adamsberg : Je sois désolé pour vous, commissaire, j’espère que vous gardez l’enquête en charge, oui ? (152) I am regretful for you, commissaire, and I hope you keep the inquiry, yes ? (157) On peut se moquer des fautes du Komissar dont le français et l’anglais sont approximatifs (j’imagine qu’il s’agit de traductions littérales de l’allemand), mais cela souligne également le manque de connaissances linguistiques d’Adamsberg qui ne se risquerait jamais à dire une phrase dans une autre langue.
A partir du chapitre XXX, l’enquête amène Adamsberg dans un petit village de Serbie pour retrouver les vampires liés aux meurtres. Alors que le commissaire s’en remet à son traducteur Vladislav pour déchiffrer la langue, l‘histoire de l’affrontement entre deux familles de vampiri est décryptée par Vargas, l’archéologue, à travers les explications du vieux Serbe Arandjel. Malgré la complexité de l’intrigue, la traduction ne pose pas de problèmes. Et finalement on apprend la signification du titre du roman : le lieu incertain (304) est cet endroit tabou, le cimetière où règne les vampires, a place of uncertainty (322). Le titre en anglais nous donne An Uncertain Place. Il s’agit, me semble-t-il, du seul roman de Vargas traduit en anglais dont le titre peut calquer l’original.
De retour à Paris, il reste à Adamsberg à arrêter le meurtrier, dernier descendant de « la lignée des vampires damnés », à apaiser les débats sur l’existence des vampires à la Brigade, mais aussi, d’un point de vue personnel, à retrouver un fils dont il ignorait l’existence. Il a surtout la satisfaction de récupérer ses repères culturels et d’entendre les mouettes crier en français (381) – the seagulls mewing in French (407). Ces mouettes font écho au début du roman où notre Adamsberg , dépaysé, se promenait dans la rue St Johns Mews à Londres en se demandant comment prononcer quelque chose comme « Mews ». Là, un groupe de mouettes s’était échappé en criant en anglais (13). A flock of seagulls had flown up in the air, calling (mewing indeed) in English (9). Avec ce dernier clin d’œil linguistique, la boucle est bouclée et Adamsberg, ce franco-francais incorrigible, retrouve les lieux bien certains de sa bonne ville.
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Rozovsky, Peter. « Siân Reynolds : An Interview with Fred Vargas’ translator, Part I and II ». Blog : Detectives without borders, March 15, 2011.
Vargas, Fred. Un lieu incertain , Editions Viviane Hamy, 2008.
Vargas , Fred. An Uncertain Place. Penguin Books, 2011. Translated by Siân Reynolds.
(Les numéros de pages dans le commentaire se rapportent à ces deux éditions)
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