Extrait de la revue INTELLIGENT LIFE, mars/avril 2012
« INTELLIGENT LIFE » est un nouveau bimensuel publié par la revue britannique The Economist.
L'auteur de l'article, Robert Lane Greene,
est un linguiste américain.
Il a écrit « You Are What you Speak".
Rappelons-nous que les propos de Greene s'adressent à des lecteurs anglophones.
L’article de Greene, traduit d'anglais par Jean Leclercq, est publié avec la permission de la rédaction d’INTELLIGENT LIFE. (L'article originel en anglais.)
Pour ceux qui aiment les langues, la réalité n'est guère réjouissante. Les anglophones ne les apprennent tout simplement plus. En Grande-Bretagne, malgré quatre décennies dans l'Union européenne, le nombre d'épreuves de français ou d'allemand au baccalauréat a diminué de moitié au cours des 20 dernières années, tandis que la faveur grandissante dont jouissait l'espagnol est retombée. En Amérique, les chiffres sont tout aussi navrants. L'un des dessous des attaques du 11 septembre a été le manque d'arabophones qui auraient pu traduire les renseignements dont disposait la CIA. Mais, dix ans après, les campagnes pour le « tout anglais » flattent mieux le patriotisme américain que celles qui tendent à promouvoir l'étude des langues, comme si la langue la plus populaire de l'histoire universelle se trouvait menacée.
Pourquoi apprendre une langue étrangère? Après tout, celle que vous parlez si vous lisez cette revue est la plus utile et la plus importante du monde. En effet, l'anglais est non seulement la première langue des pays anglophones, il est aussi la deuxième langue de tous les autres: un touriste japonais en Suède, ou un Turc atterrissant en Espagne s'exprimera presque toujours en anglais.
Des raisons impérieuses n'en demeurent pas moins d'apprendre d'autres langues, et cela d'un point de vue intellectuel, économique et pratique. D'abord, apprendre une langue étrangère aide à mieux connaître toutes les langues – beaucoup d'anglophones ont fait connaissance avec le « participe passé », non pas au cours d'anglais, mais en apprenant le français. Ensuite, il y a l'élargissement du champ culturel. La meilleure littérature se lit toujours dans la langue originale.
La poésie et le chant pâtissent tout particulièrement de la traduction, et apprendre une autre langue aide à mieux cerner un autre mode de pensée. S'il est très exagéré et mal compris de croire que des locuteurs de langues différentes pensent différemment, il y a beaucoup à apprendre en découvrant ce que les différentes cultures appellent ceci, cela ou das oder.
Les raisons pratiques sont tout aussi contraignantes. Dans les affaires, si l'autre partie connaît votre langue, et si vous ne connaissez pas la sienne, elle en sait presque sûrement plus sur vous et votre entreprise que vous n'en savez sur elle et la leur – une mauvaise posture pour négocier. En Chine, beaucoup d'investisseurs ont pris des décisions fatalement stupides au sujet d'entreprises qu'ils ne parvenaient pas à comprendre.
Alors, quelle langue vos enfants ou vous-même devez apprendre? En jetant un coup d'œil aux publicités new yorkaises ou aux options du baccalauréat en Grande-Bretagne, une réponse semble jaillir spontanément: le mandarin. L'économie chinoise continue de croître à un rythme qui la fera dépasser l'économie américaine dans deux décennies tout au plus. Le poids politique de la Chine s'accroît en conséquence. Ses hommes d'affaires achètent à tout-va, des marques américaines aux minerais africains en passant par des droits de prospection pétrolifère russes. Si la Chine est le pays de l'avenir, le chinois est-il la langue de demain?
Probablement pas. Rappelez-vous de la montée en puissance du Japon. Aussi spectaculaire que celle de la Chine, bien qu'à une moindre échelle, la croissance économique du Japon a incité bien des gens à croire que ce pays dominerait le monde. Ce fut la deuxième économie mondiale pendant des décennies (avant de rétrograder récemment en troisième position, derrière la Chine). Le japonais est-il pour autant la troisième langue la plus utile du monde? Il en est même loin. S'il vous fallait apprendre dix langues, choisies par ordre d'utilité générale, le japonais n'en serait probablement pas. Et la principale entrave à l'essor du japonais est aussi celle qui bridera le chinois.
Cet obstacle tient à l'écriture chinoise (que le japonais a adoptée et adaptée il y a plusieurs siècles). L'élève doit savoir au moins trois à quatre mille caractère pour déchiffrer le chinois écrit et des milliers d'autres pour l'appréhender véritablement. Le chinois, avec ses tons, n'est pas facile à parler, mais le gigantesque effort de mémoire à consentir pour le maîtriser est encore plus redoutable. Il dissuadera la plupart des étrangers – et même de plus en plus de Chinois – de maîtriser le système.
Selon une étude récente dont le Quotidien du Peuple a fait état, 84% des enquêtés admettent que la possession du chinois est en baisse. Si ce genre de doléances est courant un peu partout, un élément supplémentaire s'y ajoute en Chine. De moins en moins de sinophones tracent les caractères selon les règles de la calligraphie traditionnelle. Comme nous, ils écrivent leur langue avec l'ordinateur. Mais, mieux encore, ils utilisent l'alphabet romain pour produire des caractères chinois: tapez wo et le logiciel d'appui linguistique chinois vous offre un choix de caractères qui se prononcent wo. Il ne reste qu'à choisir celui qu'on désire. (Ou encore, l'utilisateur tape: wo shi zhongguoren, « Je suis Chinois », et le logiciel décèle le sens et choisit les bons caractères.) N'ayant plus besoin de se rappeler les caractères à tout bout de champs, les Chinois les oublient. Un sinologue, David Moser, se souvient avoir demandé à trois étudiants chinois de l'Université de Pékin comment on écrit « sneeze ». À sa surprise, tous les trois eurent un haussement d'épaules embarrassé. Aucun ne pouvait tracer le caractère correctement. Et pourtant, l'Université de Pékin est généralement considérée comme le « Harvard chinois ». Imaginez trois doctorants d'anglais à Harvard qui aient oublié comment s'écrit « sneeze »? Pourtant, cet état de choses n'est pas rare en Chine.
Tant que la Chine conservera son système idéographique – ce qui durera encore longtemps, par attachement culturel mais aussi pour des raisons pratiques – le chinois a très peu de chances de devenir une véritable langue mondiale ou même une langue véhiculaire comme l'anglais, la langue dans laquelle un chimiste brésilien publiera des articles en espérant qu'ils seront lus en Finlande et au Canada. Bien sûr, si vous vous intéressez à la Chine, pour vos affaires ou vos loisirs, apprenez le chinois. C'est fascinant et possible – même si l'essai en ligne de Moser, « Pourquoi le chinois est si bougrement dur », peut décourager le pusillanime et celui qui n'a pas le temps.
Mais, si l'on me demandait quelle est la langue étrangère la plus utile, sans me fournir d'autres paramètres (où? dans quel but?), ma réponse serait le français. Quoique vous pensiez de la France, le français est beaucoup moins limité que beaucoup de gens l'imaginent.
À mesure que leur ex-empire s'est délité et qu'ils sont devenus une puissance moyenne, après la seconde guerre mondiale, les Français, dans l'espoir de se distancier de l'Amérique et de tirer le meilleur parti de leurs anciennes possessions, ont constitué la Francophonie. Ce cercle, réunissant tous les pays qui ont en commun la langue française, compte 56 membres, près d'un tiers des pays du monde. Il n'en est guère où le français soit la langue natale de toute la population. Il s'agit plutôt de minorités francophones (Suisse, Belgique); de pays où le français est la langue officielle et celle largement parlée par les élites (une bonne part de l'Afrique de l'Ouest); d'autres où sans être la langue officielle, le français est encore parlé par presque tous les gens instruits (Maroc, Liban); et d'autres encore où des liens subsistent avec la France malgré la disparition de la langue (Vietnam, Cambodge). La Francophonie compte des membres dont les liens avec la France et le français sont assez ténus, comme l'Égypte, mais qui veulent simplement s'associer au prestige du monde francophone. Dix-neuf autres pays y ont le statut d'observateurs.
Le français n'est qu'en 16ème place sur la liste des langues en fonction du nombre de locuteurs de langue maternelle. Mais, devant lui, se trouvent des langues comme le télougou ou le javanais que nul ne qualifierait de langues mondiales. L'hindi ne réunit même pas toute l'Inde. Dans les 15 premiers figurent l'arabe, l'espagnol et le portugais, grandes langues à coup sûr, mais géographiquement concentrées. Si vous vous intéressez au Moyen-Orient ou à l'Islam, mettez-vous à l'arabe. Si c'est l'Amérique latine qui vous passionne, apprenez le portugais ou l'espagnol. Ou les deux; l'étude de l'un facilitant assez bien celle de l'autre.
Si vos intérêts s'étendent au monde, et si vous avez lu le présent article jusqu'ici, vous connaissez déjà la langue mondialement la plus utile. Mais, si vous recherchez une autre langue à vocation vraiment mondiale, les candidates sont étonnamment peu nombreuses et, pour moi, le français est incontestablement en tête de liste. Vous pourrez ainsi mieux goûter les arts, l'histoire, la littérature et la gastronomie, tout en acquérant un outil important dans les affaires et dans la diplomatie. Il est la langue maternelle de locuteurs de toutes les régions de la terre. N'oublions pas non plus que la mère patrie, la France, attire plus de touristes qu'aucun autre pays – 76,8 millions en 2010, selon l'Organisation mondiale du Tourisme, loin devant l'Amérique avec 59,7 millions. Toute visite en France se trouve grandement facilitée par une certaine connaissance de la langue. Les Français sont rien de moins qu'accueillants dès lors que vous manifestez du respect à leur égard et envers leur pays, et la froideur qu'il leur arrive de témoigner à leurs hôtes, fond dès que ceux-ci articulent leur première phrase entièrement composée. Aussi, s'il existe d'autres grandes langues en ce monde, n'en oubliez pas une qui est facile, courante, avec bien moins de mots que l'anglais et qui est presque certainement enseignée dans votre ville. Avec le français, vous ne regretterez rien.[1]
Video clip : You are what you speak - Robert Lane Greene
[1] En français dans le texte de source.
Commentaire de la plume de Jean Leclercq :
C'était, à l'aéroport de Madrid-Barajas, au retour d'une longue randonnée pédestre en Espagne. Limités à un seul bagage par passager, nous avions fait un gros paquet de nos cannes de marche et de quelques objets encombrants. Normalement, nous aurions dû acquitter un supplément. Je pris alors mon meilleur accent castillan pour exposer la chose au guichet d'enregistrement. L'employée eut un grand sourire et me fit signe que cela ne nous coûterait rien. En m'éloignant, je dis à l'ami nord-américain qui nous accompagnait: « Vous qui prétendez sauver le monde, pourquoi n'étudiez-vous pas les langues étrangères ? ». Il eut un haussement d'épaules qui trahissait son impuissance. Pourtant, la connaissance, même superficielle, de la langue du pays peut vous faciliter grandement la tâche. C'est même un véritable « sésame ouvre-toi » dans tous les pays. J'ai souvent vu le visage d'un Turc s'illuminer parce que je lui avait dit « merci » ou « au revoir » dans sa langue. À la belle époque du Raj, les fonctionnaires anglais que l'on envoyait en Inde devaient apprendre une des grandes langues du pays (hindi, ourdou, tamoul, selon la région d'affectation). Qui sait si ce n'est pas pour cela que le Raj a duré si longtemps? Autant dire que le plaidoyer d'Alan Greene en faveur des langues étrangères vient à point nommé compléter l'article de Michael Erard, paru dernièrement.C'est une étude très intéressante à laquelle je voudrais simplement ajouter une petite précision. Si la Chine répugne à romaniser son écriture, ce n'est pas tant par attachement culturel. Les idéogrammes sont les mêmes dans tout le pays, si bien que tous les locuteurs les comprennent quelle que soit leur parlure particulière. Que l'on s'exprime en mandarin, en cantonnais ou en shangaïen, tout le monde s'entend sur les mêmes caractères. Romaniser aboutirait à imposer le mandarin partout. C'est la raison pour laquelle les idéogrammes auront probablement la vie dure et que les lettrés continuent à les utiliser, au Vietnam et en Corée.
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