Bienvenue a notre nouveau collaborateur, Laurent Bournonville.
Préface :
Lorsque nous étions à la recherche d'un nouvel auteur, invité à écrire un article sur les poètes américains de la Beat Generation qui ont connu Paris, principalement Jack Kerouac et Allen Ginsberg, il nous a été conseillé d'approcher Laurent Bournonville. Heureusement pour nous, il accepta cette invitation et l'excellence de son article confirme bel et bien le choix de cet auteur.
Laurent est fasciné par les langues depuis toujours. Jeune garçon, vivant alors à Bruxelles, il lisait déjà les étiquettes multilingues des produits alimentaires à la table du petit-déjeuner. Il a accompli ses études secondaires en langues ouest-européennes anciennes et modernes. Il a ensuite étudié la traduction en langues scandinaves, et a enseigné l'anglais à des enfants de 4 à 10 ans. Il a été un temps traducteur anglais-français, avant de devenir manager de services linguistiques et informatiques au sein d'une société de communication, responsable avec son équipe de soutien aux activités opérationnelles. Laurent a une multitude de loisirs et d'intérêts, liés aux langues (lecture, écriture...), aux personnes (coaching, formation, enseignement...), aux technologies de l'information, et à la nature.
L'article très érudit de Laurent sur les poètes de la Beat Generation est suivi d'une note personnelle de ma part, portant sur un poète moins connu de cette époque et de ce genre, que je connaissais personnellement.
Kerouac & Ginsberg : le pouls d’un autre rêve américain
À la suite des années 1930, durement marquées par une crise économique sans précédent aux Etats-Unis, la majeure partie des citoyens américains, qu’ils soient ouvriers, employés, entrepreneurs, politiques, militaires, ou encore professeurs, ont vu leurs efforts se concentrer sur la réalisation de leur réussite personnelle, au travers de leur travail, avec force courage et détermination, transcendant une nouvelle fois le célèbre « American dream », digne héritier de l’époque du Far-West, et menant tout droit à l’« American way of life » des années 50 et 60.
Cependant, il était certains citoyens dont les rêves ne fréquentaient pas les mêmes sphères célestes que celles vénérées par des générations entières d’anciens colons acquis à la cause américaine, devenus fiers citoyens de leur glorieuse nation. Des hommes et des femmes qui ne se retrouvaient pas dans les valeurs morales et civiques d’une Amérique puritaine, consumériste, militariste et conformiste, et qui ne pouvaient dès lors espérer concevoir leur bonheur dans les carcans de l’époque.
Jack Kerouac et Allen Ginsberg étaient de ceux-là.
Malgré des origines différentes, ces deux auteurs ont lentement mais sûrement tissé sur leurs chemins de vie respectifs, chacun à leur manière, la trame et les contours de ce qu'on appellerait plus tard la « Beat generation ». Se rejoindre sur les thèmes forts de cette nouvelle génération était loin d’être une gageure à l’époque, tant leurs espoirs de vie, leur vision de la liberté d’expression, leur conception du rapport de l’homme avec la nature, leur désespoir face au rêve américain qu’on leur proposait, et les libertés de ton qu’ils prenaient face au courant dominant étaient non conventionnels, anticonformistes, voire par moments totalement iconoclastes.
Loin de revendiquer quelque velléité de représentation que ce soit, ces monstres sacrés de la littérature américaine ont témoigné simplement, quoique parfois violemment, poème après poème, écrit après écrit, ligne après ligne, de leur soif de vivre autrement, à l’écart du diktat d’une certaine bienséance conformiste qui sévissait à l’époque, et qui allait peu à peu se désagréger sous les effets répétés de leurs écrits.
Contestataires, ils l’étaient certainement. Cependant, leur refus de vivre selon des normes héritées des générations passées ne se bornait pas à crier leur désenchantement et à brandir l’étendard de la désillusion. Cette « Beat generation » qu’ils ont concouru à créer reposait en effet également sur une nouvelle manière de témoigner leur contestation dans leurs écrits, au travers d’une spontanéité non censurée de ton, de forme, de rythme, et de vocabulaire, confinant parfois à une crudité décriée qui n’est cependant que celle de la vie, mais reposant toujours sur une volonté unique, celle de ne pas travestir le souffle de vie, voire la rage de vivre, qui s’emparait des mots lorsqu’ils les couchaient sur le papier. Un ton littéraire nouveau était né.
En effet, les écrits de Kerouac et de Ginsberg ont souvent été marqués par un rythme spontané, ces fameux « beats », ces battements qui proviennent directement du cœur, parcourent les veines, amènent la vie dans la main et dans les doigts, se transmettent au stylo, et se déversent en un flot impétueux de mots virevoltants, plus vrais que nature, simplement déchaînés, libres de toute entrave, hors d’atteinte de quelque censure morale que ce soit : des écrits qui sentent la vie, qui la livrent dans ce qu’elle a de plus vrai, de plus brut, des écrits qui battent véritablement comme un cœur.
Le poème « Howl » de Ginsberg est un des exemples les plus flagrants de ce rythme, emporté par la déferlante des mots, qui sont autant de coups rendus à la société désenchantée qui leur promettait un sublime « American dream ». Certains passages de « Lonesome Traveler » de Kerouac rendent aussi admirablement compte de ce rythme effréné de la vie qui est, de la vie qui vit, et non pas de la vie que l’on raconte, que l’on rapporte. Il convient même de lire certains de ces écrits à haute voix, si l’on veut en tirer toute la quintessence.
De nombreux auteurs et artistes ont tenté de traduire ce rythme et cette vie qui coulent dans les écrits de Kerouac et de Ginsberg, qu’il s’agisse d’une « simple » traduction en langue étrangère, d’un concept inspirant pour une chanson, de la transposition d’un message pour la danse, d’une interprétation scénique pour le théâtre. Mais aucune de ces transpositions, inspirations et autres traductions ne pourra sans doute jamais rendre fidèlement le sens, le rythme, le ton, des œuvres de Kerouac et de Ginsberg. Les locuteurs anglophones eux-mêmes ressentiront des émotions différentes à leur lecture, en fonction de leur propre culture et vécu. Il faut sans doute être pétri de culture américaine des années 50 pour ressentir Kerouac et Ginsberg de la manière la plus juste qui soit, et encore.
À ce propos, il est très éclairant de lire l’article de Jean-Louis Millet, intitulé Kerouac: fidélité ou trahison des traductions?datant de 2007, où l’on se délecte des différences culturelles à l’œuvre, entre un francophone de France et un francophone du Canada, lors de la lecture des œuvres de Kerouac. Expliquées par Paul Laurendeau, celles-ci commencent par "Il faut absolument lire ce texte dans le texte, et en envoyer les traductions françaises parisiennes à tous les diables." et se terminent par « Je (= le francophone du Canada) suis la négation de l'universalité de Kerouac, je suis son terroir. Vous(= le francophone de France) êtes l'affirmation de son universalité, vous êtes son impact, son rayonnement. Nous sommes myopes mais alliés. ». Vraiment enrichissant.
Heureusement, toutes ces traductions et interprétations nous donnent à chaque fois une nouvelle occasion de nous pencher sur les œuvres remarquables de ces auteurs. Aux côtés des exemples bien connus, tels Bob Dylan et sa chanson « On the road again » (inspiré de « On the Road » de Kerouac), il existe d’autres inspirations, bien plus contemporaines, qui continuent à faire vivre ces « beats » initiés il y a plus de 50 ans par Kerouac et Ginsberg.
Il existe par exemple une retraduction inédite de « Howl » de Ginsberg, réalisée par Jacques Darras en 2008. Celle-ci est cependant interdite de publication officielle, en raison de la protection des droits du traducteur francophone attitré de Ginsberg, Jean-Jacques Lebel, qui passa de nombreux moments avec l’auteur à Paris. On peut en écouter certains extraits parlés sur http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article1275, et on lira par ailleurs avec attention l’article de François Bon, sur le même lien, dans lequel il relate notamment un problème de traduction rencontré par Jacques Darras : « Comment rendre dans la continuité de souffle lewho anglais, quand nous avons la percussion d’un qui… ? »
Il existe également une création artistique toute récente de la compagnie Sturmfrei, qui propose un travail choral, sonore et scénographique autour de « Howl » de Ginsberg : « …la force de ce poème réside dans le rythme, dans la virtuosité de sa langue et dans les images qu'il provoque… ». On lira avec intérêt le descriptif de cette création surhttp://www.grutli.ch/2011/saison/programmation/hope-howl.html.
Pour ne pas être en reste avec l’interprétation des œuvres de Kerouac et Ginsberg, il sera tout aussi intéressant de se plonger dans la lecture du tout premier écrit de Kerouac, « The Sea is my Brother », qui vient d’être publié pour la toute première fois (en anglais), et qui témoigne de la foi bien présente du jeune Kerouac de 20 ans en une vie différente. Ce livre regorge également d’écrits complémentaires significatifs, dont certaines correspondances de Kerouac avec Sebastian Sampas, qui illustrent bien sa vision de la vie et la vigueur de ses convictions.
Par quelque biais que ce soit, écrit, chanté, parlé, dansé, joué, scénographié, il est certain que Kerouac et Ginsberg sont parvenus à créer des battements de vie intemporels, puissants et contagieux, qui vont bien au-delà du pouls de leur propre époque, qui ricochent à chaque décennie qui naît et qui les découvre à nouveau, et qui résonneront encore très longtemps. Les « beats » ne sont pas prêts de cesser de battre dans notre vie, ils sont la vie.
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Note personnelle de Jonathan:
Sinclair Beiles avait quelques années de plus que moi, mais nos deux familles étaient proches et, dans ma jeunesse, j'ai passé un certain temps avec lui.
Sinclair Beiles
Dans la vingtaine, ayant achevé mon droit, je me préparai à suivre un cours à la Sorbonne (intitulé Civilisation française). La mère de Sinclair m'appela et m'expliqua que son fils était interné dans un asile d'aliénés, hors de Paris. Elle me demanda d'aller le voir et de lui rendre compte de son état. On avait diagnostiqué la schizophrénie. Je m'acquittai de ma mission mais je fus si bouleversé par les conditions régnant dans l'asile que je me souviens encore de cette scène kafkaïenne comme si c'était hier. Ce fut la dernière fois que je vis Sinclair. Plusieurs années après, je commençai à voir son nom mentionné parmi les poètes de la Beat Generation. Il écrivit énormément, jusqu'à sa mort à l'âge de 70 ans. L'article de Wikipedia sur lui énumère ses œuvres. L'un des livres cités, Minutes to Go, a été écrit avec William S. Burroughs, un poète américain (héritier de la fortune des machines à calculer Burroughs) , avec qui Beiles élabora la technique d'écriture littéraire et poétique dite de la « découpe » . Beaucoup de ces poètes ont habité au « Beat Hôtel », un meublé sis 9, rue Gît-le-Cœur, à Paris 6°.
plaque a 9, rue Gît-le-Cœur
Orlovsky & Ginsberg au BEAT HOTEL
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