Ma foi, se dit l'oie, pourquoi moi ?
Depuis l'entrée en vigueur aujourd'hui (1er juillet) de la loi californienne N°1520, la production et la vente de foie gras (de canard ou d'oie) et de ses dérivés (y compris les plumes) sont interdites sur le territoire de l'État de Californie [1]. Les restaurateurs qui se risqueraient à en servir, sous une forme ou sous une autre, encourraient une amende de 1.000$.
Au restaurant Mélisse de Santa Monica, l'émoi est à son comble. Une troupe de chefs cuisiniers, d'éleveurs et de fines gueules s'y réunit pour une ultime dégustation, mais surtout pour s'insurger contre ce qu'ils considèrent être une grave atteinte à la liberté culinaire.
Il faut bien dire qu'au-delà du cas particulier des anatidés et autre gent criaillante, sifflante et cacardante, se trouve posée la question de l'exercice d'une liberté publique comme les autres. À l'heure où le maire de New York, M. Michael Bloomberg, interdit la vente des maxi-bouteilles de soda et où la Californie interdit la soupe aux ailerons de requin, le juge à la Cour Suprême Antonin Scalia s'est même demandé, dans un tout autre contexte, si le gouvernement fédéral n'obligerait pas bientôt les citoyens américains à manger du brocoli. Autrement dit, est-on fondé de légiférer en matière de moralité culinaire ? Protège-t-on les animaux ou fragilise-t-on les libertés ? Ou encore, fait-on d'une pierre deux coups ? Le débat est ouvert.
manifestations contre la foie gras
La cruauté,
on peut vous en gaver jusqu'à quand ?
Que tous ceux qui se régalent de sushis et autres menus omakase, songent bien que ce magnifique poisson qu'est le thon rouge (dont certains se vendent jusqu'à 50.000 dollars la pièce au marché de Tsukiji , à Tokyo) est bien plus menacé par la surpêche que les oies et canards ne le seront jamais par le gavage. Et pourtant, aucune législation ne le protège en interdisant sa consommation. Or, « pêcher le thon rouge en Atlantique, c'est comme attraper des lions au lasso dans le parc de Seringueti » disent certains écologistes.
D'ailleurs, de l'avis de Josiah Citrin, le propriétaire du Mélisse, ce n'est qu'un début. « La plupart des gens ne mangent jamais de foie gras et pensent que cela ne les concerne pas. Mais, après cela, à qui le tour ? ». Certains, craignent l'interdiction progressive de la viande de boucherie. Dans des écoles françaises, des parents d'élèves demandent déjà un jour par semaine sans viande à la cantine. Les éleveurs de bétail s'en inquiètent. Après tout, il y a des degrés dans l'amoralité culinaire, disent les amateurs de foie gras. Forcer l'alimentation d'un animal est infiniment moins grave (surtout lorsque cela s'effectue avec un maximum de respect pour la bête) que de l'exterminer. Rafael Lunette, le chef du Jiraffe, avoue ne pas avoir d'états d'âme à servir du foie gras. D'ailleurs, l'interdiction de sa consommation et de sa vente ne fera que donner au foie gras le goût du fruit défendu et susciter l'installation d'éventaires de ce délicat produit le long de la frontière du Nevada.
LE FOIE GRAS, C'EST CRUEL !
Ah, ouf, ils m'ont fait peur... J'ai cru un instant qu'ils disaient que cela faisait grossir...
Note linguistique :
Si l'oie n'a plus son foie à offrir aux gourmets, il ne lui restera plus grand chose pour plaire. En effet, en anglais comme en français, son image est plutôt négative. Citons quelques locutions courantes.
- All his geese are swans : textuellement, toutes ses oies sont des cygnes; chez lui, tout est exagéré, il en rajoute toujours.
- Don't be such a goose! Ne soit pas si bébête, si idiote ! Là, on se rapproche de l'expression française « bête comme une oie ».
- To kill the goose that lays the golden eggs. L'oie joue ici le rôle que le français impartit à la poule dans la locution « Tuer la poule aux œufs d'or ». À noter que cette substitution se produit dans au moins une autre expression: to come out in goose pimples : avoir la chair de poule.
- What's sauce for the goose is sauce for the gander , ou plus simplement: What's good for the goose is good for the gander, textuellement: ce qui est bon pour l'oie est bon pour le jars. Si un comportement est jugé bon pour un individu, il doit l'être pour l'autre, ce qui est bon pour l'un est bon pour l'autre.
- Enfin, anglais et français se retrouvent dans l'expression to goose step along : avancer au pas de l'oie, c'est-à-dire défiler au pas de parade de l'armée prussienne, également adopté dans d'autres pays et notamment en Russie.
Gageons que l'interdiction du foie gras n'a pas fini de faire du bruit de part et d'autre de l'Atlantique, et d'inciter aux jeux de mots. Ainsi, Reuters titrait récemment: French cry foul as California foie gras ban nears. Le calembour un peu facile sur foul et fowl (oiseau de basse-cour) permet un titre accrocheur: Alors que la Californie va interdire le foie gras, les Français crient au coup bas ! En France même, et pour ne pas être en reste, d'aucuns demandent – toujours au nom du respect des animaux – que les canards ne puissent plus être enchaînés et que notre confrère satirique modifie au plus vite son titre !
Jean Leclercq
Lecture supplémentaire :
Foie gras ban has chefs, activists heating up
ABC California News, June 29, 2012
The last supper: Foie gras before the ban
Los Angeles Times, June 29, 2012
Californie : le foie gras, un fruit defendu toujours au menu 9 août 2012
French gag on California foie gras ban
Los Angeles Times, August 10, 2012
Émission de radio avec transcription:
National Public Radio, June 26, 2012
Foie gras: des opposants demandent la fin du gavage dans l'Etat de New York
FRANCE-AMÉRIQUE, 12 juin 2013
[1] La matière du présent article est tirée de la livraison du 27 juin 2012 du Los Angeles Times : With foie gras ban, chefs say state is force-feeding morality
The Foie Gras Fight: Animal Cruelty or Animal Rights Propaganda?
Kate Winslet Exposes Foie Gras Cruelty
Wow... Fascinating videos, Jean... The truth must be somewhere in-between...
I love the taste of a good foie gras from happy ducks (or geese), but it happens once in a blue moon... This food item may not find its way to my plate anymore now that I've seen the clips you posted. :(
Something to think it all started in Ancient Egypt... Human beings are definitely creative (for better and worse). Merci pour cet article édifiant...
Rédigé par : Catherine | 02/07/2012 à 16:28
Merci pour cet article interpellant, Jean !
En le relisant le jour de l’indépendance des États-Unis, je dois dire que je suis toujours surprise du nombre de lois entrées en vigueur en Californie au cours des dernières années. Pour moi, la liberté est une chose précieuse et toutes ces réglementations portent atteinte au choix individuel.
Je serais plutôt d’avis de changer les mœurs ; un article, une vidéo, une photo à la fois… Le foie gras étant un met traditionnel en France, je n’ai jamais réfléchi à la cruauté et torture infligées à ces pauvres anatidés. Je dois avouer que je réfléchirai deux fois avant de m’en procurer ! Merci encore!
Rédigé par : Nadia | 04/07/2012 à 08:54
PS : Une autre voix me dit « Oui mais, la liberté des oies, on en fait quoi ? » ;-)
Rédigé par : Nadia | 04/07/2012 à 08:56
Merci, chères lectrices, de ces commentaires qui sont la plus belle des récompenses. Comme je l'ai confié à Jonathan, je n'en pince pas particulièrement pour le foie gras et n'en ai mangé que deux ou trois fois dans ma vie. En revanche, j'ai beaucoup parcouru à pied le sud-ouest de la France et je ne pense pas que les paysans gersois soient des ennemis de la gent animale. Certes, gaver les oies n'est pas très gentil, mais faire dégorger les escargots ne l'est pas non plus. Et que dire des courses de taureaux et des combats de coqs ? Je crois surtout que les producteurs de foie gras, le plus souvent de petites entreprises, sont des adversaires infiniment moins redoutables que l'industrie du thon rouge. Pas étonnant qu'on s'en prenne d'abord à eux !
Rédigé par : Jean Leclercq | 09/07/2012 à 11:59