Dans le sillage d'Albert Gallatin, nous voudrions maintenant présenter à nos lecteurs un autre francophone qui partit en Amérique à la même époque et marqua durablement la jeune république en traçant le plan directeur de sa capitale.
Une adolescence dans l'entourage des muses
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Pierre Charles L'Enfant naquit le 2 août 1754. Il était le deuxième fils de Pierre Lenfant (ainsi l'écrivait-on initialement), lui-même issu d'une longue lignée d'artistes attachés à la Manufacture des Gobelins. Peintre officiel de la Cour de France, spécialiste des scènes de guerre, il avait notamment représenté la bataille de Fontenoy (1745) dans un tableau que conserve aujourd'hui le musée de Versailles. C'est d'ailleurs Pierre qui se chargea lui-même de la formation artistique du jeune Pierre Charles, et le fit entrer à l'Académie royale de peinture et de sculpture. Très tôt, il l'associa à son œuvre et l'emmena souvent au château de Versailles.
Plan de Versailles. On distingue très bien le château, la pièce d'eau des Suisses et les jardins dont la disposition en damier coupé par des diagonales inspirera le plan de la capitale fédérale.
Le jeune homme assista aux travaux d'embellissement qu'y menait Jacques-Ange Gabriel, notamment la construction du Petit Trianon. Ces impressions d'adolescent le marqueront profondément. Les scènes de bataille lui enseigneront l'art de la guerre et les grands travaux de Versailles l'initieront à l'architecture. À l'époque, l'école française d'architecture domine la scène européenne. Dans le droit fil des grands maîtres du siècle précédent, tels Mansart et Le Vau, toute une pléiade d'architectes va lancer le néo-classicisme dont les canons sont définis dans l'Essai sur l'Architecture que l'abbé Marc-Antoine Laugier, publie en 1755.
On peut penser que Pierre Charles l'a lu. En tout cas, un grand Américain en fera son livre de chevet: Thomas Jefferson, deux fois président des États-Unis d'Amérique. Tout cela, nous le verrons, influera profondément sur la carrière de L'Enfant.
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Thomas Jefferson (1743-1826) est ambassadeur à Paris de 1788 à 1789, puis Secrétaire d'État et, enfin, Président des États-Unis d'Amérique de 1801 à 1809, période pendant laquelle il inaugure la nouvelle capitale. En France, Jefferson s'était enthousiasmé pour l'architecture néo-classique et avait suivi de près la construction de l'hôtel de Salm qui servira de modèle à la Maison Blanche. Sa résidence de Monticello et le parlement de l'État de Virginie sont dans ce même style.
L'appel du grand large
Noble ou bourgeoise, la jeunesse française rêve de gloire et d'aventure. En 1763, l'ignominieux traité de Paris (comme le qualifie Tocqueville) a privé la France de la plupart de ses possessions d'outre-mer. On rêve d'en découdre et, au passage, de se venger des Anglais. Lorsque les colons d'Amérique se révoltent, on prête l'oreille aux propos de Pierre Caron de Beaumarchais qui a pris fait et cause pour les Insurgés américains. Ceux-ci, braves et pleins d'ardeur, ne font pas le poids face à l'armée de métier britannique. La lutte pour l'indépendance commence mal et les milices essuient des revers. « Ils ont du courage et point de science » écrit Beaumarchais.
Pierre Caron de Beaumarchais (1732-1799), écrivain et aventurier, il promeut l'engagement de la France aux côtés des Insurgés américains et organise le soutien extérieur de leur révolte.
Le général Washington envoie donc en Europe un homme d'affaires de Nouvelle-Angleterre, Silas Dean, chargé de recruter des cadres et même plus précisément des officiers d'artillerie et du génie, les deux « armes savantes » qui lui font si cruellement défaut. C'est Dean qui attirera en Amérique les La Fayette, Kalb, du Portail et autres von Steuben. Pierre Charles L'Enfant a 22 ans; il n'est ni officier, ni même architecte, mais il dessine bien et déborde d'enthousiasme. Il quitte la France le 14 décembre 1776, avec un détachement aux ordres de Philippe Charles Tronson du Coudray (c'est-à-dire avant La Fayette qui ne partira qu'en avril 1777). Après force péripéties et une traversée mouvementée, l'Amphitrite, sur laquelle L'Enfant a pris place, arrive à Portsmouth, le 21 avril 1777.
Officier du Corps du Génie de l'Armée continentale
Il est vite nommé, à titre provisoire, lieutenant de l'Armée continentale, mais sans affectation particulière. À l'époque, les forces anglaises mènent une offensive sur trois fronts et le général Washington, contraint d'évacuer Philadelphie, doit se replier et prendre ses quartiers d'hiver à Valley Forge. Cette retraite, au cours de laquelle L'Enfant va côtoyer tous les acteurs de l'indépendance américaine, va lui offrir l'occasion de se distinguer - encore une fois grâce au dessin - en illustrant le Manuel de discipline que rédige alors le baron von Steuben. C'est aussi à Valley Forge que La Fayette sera initié à la Franc-Maçonnerie par le frère Washington, en même temps que beaucoup d'autres officiers étrangers.
L'Enfant fut, semble-t-il, du nombre. Toujours est-il qu'il se fait connaître et apprécier et qu'après l'avoir félicité et promu, on l'affecte à l'armée Lincoln, envoyée dans le Sud pour reprendre aux Anglais la ville de Savannah. L'assaut est donné le 9 octobre 1779 et, au cours des rudes combats qui s'ensuivent, L'Enfant est grièvement blessé à la jambe. Sa blessure ne l'empêche pas de continuer à combattre jusqu'à la reddition de toute l'armée Lincoln aux Anglais et une captivité (sur parole) de 19 mois.
"Omnia relinquit servare rem publicam"
Une fois la guerre d'indépendance terminée et la paix signée à Paris le 3 septembre 1783, le moment vint pour le corps expéditionnaire français de rentrer au pays. Avant la grande dispersion, les officiers américains voulurent perpétuer la fraternité d'armes qui était née au cours des combats, en fondant une Institution, une Société d'Amis, qu'ils appelèrent Société des Cincinnati, en souvenir de Lucius Quinctius Cincinnatus, notable retiré à la campagne à qui la République romaine donna les pleins pouvoirs, qui la sauva de l'invasion des Éques et, après seulement quatre jours de dictature, s'en retourna « cultiver son jardin ». L'allusion au général Washington était évidente. Deux mille officiers adhérèrent à la Société qui compta 14 sections, treize pour chacun des États de la toute nouvelle Union, et une quatorzième pour la France. L'Enfant joua un double rôle dans la fondation de cette société: en dessinant sa médaille « qui serait distribuée à chaque membre en même temps qu'un diplôme sur parchemin » et en se rendant en France, en 1784, pour faire graver les médailles et constituer la section française de la Société dont il dessina le drapeau. Si la section française périt dans la tourmente révolutionnaire en 1792, les sections américaines, formées de descendants des fondateurs, sont toujours bien vivantes.
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La médaille de la Société des Cincinnati (vendue en 2007 pour $ 5,3 millions à la Fondation Josée et René de Chambrun, au château de la Grange). |
Architecte à New York et concepteur de la capitale fédérale
De retour à New York, L'Enfant y trouve une ville dévastée par la guerre et en partie détruite par l'incendie de 1776. Tout ou presque est à reconstruire, d'autant plus que les New yorkais voudraient que leur ville devienne la capitale de l'Union. L'Enfant qui a terminé la guerre avec le grade de commandant (major) du génie, paré du prestige de la vieille Europe, devient vite l'architecte à la mode (the lion architect). On lui confie des travaux de restauration et d'embellissement d'immeubles. Il s'affirme aussi comme styliste et dessine des meubles pour la maison Duncan Phyfe. Il est chargé d'organiser la Grande Parade pour célébrer la Constitution de 1788 et de transformer l'hôtel de ville en Federal Hall, édifice destiné à accueillir le Congrès.
Ce chantier va lui valoir les éloges les plus flatteurs et l'estime du général-président Washington.
Avec sagesse, les Pères fondateurs jugent que la capitale fédérale doit être installée « en terrain neutre », à égale distance du Nord et du Sud. En vertu d'une des sections de l'article premier de la Constitution, le Congrès adopte, le 16 juillet 1790, le Residence Act qui autorise la délimitation et la constitution d'un territoire autonome (auquel on donnera le nom de Columbia) de dix miles carrés, le long du Potomac, entre le Bras oriental du fleuve et Connogochegue Creek, pour l'installation permanente du siège du gouvernement fédéral.
Plan de la ville de Washington et du territoire de Columbia, destinés à devenir le siège permanent du gouvernement des États-Unis, présenté par Pierre Charles L'Enfant en 1791.
Un concours est lancé et L'Enfant le remporte. Il se met immédiatement au travail. Avec l'aide de géomètres, les frères Andrew et Joseph Ellicott, et d'un Noir libre, Benjamin Banneker, il entreprend le relevé topographique et l'arpentage de la future ville. L'Enfant voit grand. Il veut non seulement doter le pays d'une capitale, mais également instaurer un nouvel ordre architectural, le style fédéral. Celui-ci s'inspirera du néo-classicisme, mais en y intégrant des éléments propres et, surtout, une dimension à la mesure de l'immense pays en devenir. Il dessine un plan en damier dont la monotonie sera rompue par de grandes avenues rayonnant en diagonales, inspirées des jardins de Versailles. Il veut de grands espaces verts et de vastes perspectives qui seront dominés par le Capitole, siège du pouvoir législatif.
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D'aucuns ont prétendu que le plan de la ville de Washington portait une signature maçonnique. À leurs yeux, outre le compas nettement apparent, on distingue une équerre constituée par Independence Avenue et la 14ème rue, avec Pennsylvania Avenue comme hypoténuse. D'autres ont cru distinguer aussi un pentagramme. Certes, les Pères fondateurs de la nation américaine étaient pétris de l'esprit des Lumières et bon nombre d'entre eux adhéraient aux idéaux de liberté et de fraternité de la Franc-Maçonnerie. L'Enfant lui-même aurait été initié et reçu apprenti pendant son séjour à Valley Forge. Mais, avec un plan de ville en damier coupé d'avenues en diagonales, toutes les figures géométriques sont possibles et peut-être pourrait-on en trouver dans le plan des jardins de Versailles qui a servi de modèle.
Tout cela est très beau et très majestueux, mais le territoire où la ville sera construite n'est pas une res nullius, il appartient à quelques grands propriétaires qui entendent être indemnisés. D'ailleurs, tout se fera sous l'autorité de trois Commissaires (un planteur, un général et un médecin) qui chapeautent le travail de L'Enfant. Et ce sera le nœud du problème. Les architectes n'aiment jamais être tenus en lisières... Il n'empêche, dans un délai record et au prix d'une intense activité, L'Enfant et ses collaborateurs tracent un plan directeur qu'ils soumettent en 1791. C'est le fameux Grand plan dont l'application va se heurter à bien des obstacles. En effet, des propriétaires (notamment un certain Daniel Carroll of Duddington) veulent construire ou ont déjà construit des demeures à l'emplacement de certaines des artères que L'Enfant entend ouvrir. Le Président prône la conciliation, L'Enfant tente de forcer la décision. Sans doute oublie-t-il qu'il ne vit plus dans une monarchie absolue, mais dans un état de droit (under the rule of law) et que, fût-il président, George Washington ne peut s'opposer aux décisions des Commissaires.
Le Président George Washington « Une gentilhommière d'une
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En février 1792, c'est la rupture. Face à l'attitude ferme du Président, L'Enfant démissionne et se retire en emportant ses plans et ses études. Accueilli chez des amis, il se mure dans le silence. Finalement, ce sont ses collaborateurs qui, de mémoire, vont reconstituer les plans de la ville fédérale. Ce sont aussi d'autres architectes talentueux qui vont édifier le Capitole et la Maison du Président (on ne l'appelle pas encore la Maison blanche), dont L'Enfant avait situé l'emplacement et esquissé les lignes. Quelque 70 ans plus tôt, un autre Français, Alexandre Leblond, avait dressé le plan directeur de Saint-Pétersbourg. Ainsi, dans leur conception, deux des plus belles villes du monde sont dues à des architectes français. Pourtant, le nom de L'Enfant sera longtemps oublié et ses restes ne seront transférés au Cimetière national d'Arlington que le 29 avril 1909.
La tombe de Pierre-Charles L'Enfant au Cimetière national d'Arlington.
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Comme l'écrit fort justement Bernard Pailhès, en conclusion de son livre, « Pierre Charles L'Enfant a donné à l'Amérique un rêve pour l'avenir ; il appartiendra aux hommes de ce pays, de le réaliser. Alors cette ville sera digne de se placer parmi les capitales des plus grandes nations, comme Londres et Paris. » Et il ajoute en note : « L'essor de Washington D.C. se fit surtout après la guerre de Sécession, avec l'industrialisation. En 1901, la Commission McMillan tenta de faire appliquer le plan original de L'Enfant, qui avait été largement défiguré. »
Jean Leclercq
Bibliographie
Berg, Scott W. Grand Avenues. The story of Pierre Charles L'Enfant, the French visionary who designed Washington, D.C. New York, First Vintage Books Edition, 2007, 336 pages.
Pailhès, Bernard. L'architecte de Washington: Pierre Charles L'Enfant. Paris, Maisonneuve et Larose, 2002, 180 pages.
Lecture supplementaire :
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