Jusqu'à tout récemment, le lien entre le lecteur et son livre était le plus confidentiel et le plus secret qui soit. Nul ne savait quelles pages avaient été sautées ou survolées et quelles autres avaient été attentivement lues et relues. L'allure à laquelle vous avez dévoré Le Comte de Monte-Cristo, les passages de L'amant de lady Chatterley sur lesquels vous vous êtes appesanti, les temps forts du Docteur Jivago et l'endroit où vous avez laissé tomber Guerre et Paix restaient à tout jamais « le secret le mieux gardé du monde », comme aurait dit Oscar Wilde.
Avec l'irruption du cyber-livre, nos habitudes de lecture sont non seulement identifiées mais aussi enregistrées et comptabilisées. Des instruments comme les liseuses Kindle, Kobo, Nook et Sony, transmettent désormais aux éditeurs une masse de données brutes qui leur révèlent non seulement ce que nous lisons, mais aussi comment nous lisons.
Le volume des informations accumulées s'accroît à une allure étonnante, au rythme du développement de la cyber-lecture. Au Royaume-Uni, les ventes de cyber-livres ont augmenté de 366% l'année dernière, pour atteindre le chiffre de 90 millions de £, tandis qu'aux États-Unis, plus de 100 millions de gens lisent au moyen d'une liseuse électronique ou d'une tablette. Certes, ce retour d'informations n'est pas entièrement nouveau. De tous temps, auteurs et éditeurs ont pu se faire une idée de la façon dont leur produit était reçu par les lecteurs. Il y avait les chiffres de vente, mais aussi la critique littéraire, les analyses de livres et les lettres de lecteurs, tantôt admiratives et tantôt féroces. Cette fois, l'analyse est beaucoup plus fine et quantifiée. Elle permet de déterminer si tel livre est lisible, ardu ou ennuyeux, à quel endroit précis le lecteur jette l'éponge et, enfin, quels en sont les passages qui attirent le plus son attention. Bref, cette masse de données numérisées dira si, comme l'écrivaient les frères de Goncourt: « Les livres qu'on vend le plus sont ceux qu'on lit le moins ».
Jules et Edmond de Goncourt
Jeff Bezos - le fondateur de la maison d'édition Amazon
NEWSWEEK
Les défenseurs des libertés publiques s'insurgent contre cette collecte d'informations qui leur paraît violer l'intimité des individus. Ils dénoncent une nouvelle forme de vigilance du Grand Frère. Plus grave, me semble-t-il, est l'atteinte à la liberté de la création artistique. Que reste-t-il de cette « joie de créer qui enlumine des pages inédites » dont parle l'écrivaine Denise Morel ? Et puis, Flaubert obéissait-il aux conclusions d'une étude de marché lorsqu'il entreprit d'écrire Madame Bovary ou La tentation de Saint-Antoine? De plus en plus, les écrivains vont se trouver ligotés par les impératifs du marché éditorial. En vertu du contrat qui les lie à leur éditeur, certains sont déjà obligés d'écrire un ouvrage par an et s'en voient même suggérer le thème. Ainsi, pour plaire à leurs commettants, plusieurs ont déjà sorti l'incontournable roman québécois. Demain, le guidage sera encore plus précis et directif.
Un éditeur américain Coliloquy, s'est lancé dans la « fiction interactive », c'est-à-dire une forme de récit qui se déroule en interaction avec le lecteur, lequel peut en orienter l'issue à sa guise. Aussi artificiel soit-il, le procédé n'est pas entièrement nouveau puisqu'au XIXe siècle, des auteurs soumettaient leurs œuvres au banc d'essai du feuilleton avant de les publier en édition définitive. Le grand Dickens lui-même rédigea plusieurs fins de ses Grandes espérances afin de sonder les attentes de son lectorat.
Pour conclure sur une note optimiste, disons que l'irruption de la machine à enregistrer les goûts et les réactions des lecteurs offre peut-être à l'auteur un moyen d'améliorer sa production et de vendre des livres à des gens qui les liront jusqu'au bout. Certes, s'apercevoir que la plupart des lecteurs s'endorment sur le chapitre 3 de son livre est pour un écrivain une expérience aussi nouvelle que douloureuse – mais c'est aussi une précieuse sonnette d'alarme !
Les Français restent attachés au livre... Contrairement aux idées reçues, le livre reste un objet irremplaçable. Parmi les produits culturels, c'est même celui qui résiste le mieux à la dématérialisation. La grande majorité des Français, soit 98%, préfère acheter des livres en papier, selon une étude de l'institut de sondage GFK-ISL, réalisée en février. Leurs équivalents numériques, eux, représentent seulement 2% des achats. La Vie, n° 3490, 19/07/2012, p.14 |
Le texte ci-dessus s'inspire d'un article de Ben Macintyre intitulé : « Now authors can e-read over your shoulder », paru dans l'édition électronique du Times, le 6 juillet 2012.
Jean Leclercq
Lecture supplementaire :
Your E-Book is Reading You
The Wall Street Journal, 19 July 2012
E-book Reading Jumps; Print Book Reading Declines
Pew Internet &American Life Project, 27 Dec 2012
The blog has received a comment on this article from the distinguished author and essayist, Denise Morel-Feria. We believe that our readers will find much interest in Mme.Morel-Feria's words of wisdom. Consequently we will post her comments separately in the coming days.
Rédigé par : Jonathan GOLDBERG | 11/08/2012 à 11:39