Jonathan Goldberg, votre bloggeur (lui-même traducteur professionnel), pose des questions à Karine McLaren. Karine est membre du barreau anglais (Law Society of England & Wales) et de Traduction NB. Elle est avocate non praticienne et traductrice juridique au Centre de traduction et de terminologie juridiques à l'Université de Moncton (Nouveau-Brunswick, Canada) et étudiante de maitrise en droit.
J. Pourquoi avez-vous quitté la profession d'avocate pour venir vous établir au Canada?
J. Pourquoi avez-vous décidé de devenir traductrice et pourquoi au Canada?
K. À la fin de mes études secondaires en France, je me destinais à une carrière d'interprète, sans doute parce que j'adorais la langue anglaise, ainsi que le français d'ailleurs. Les méandres de la vie en ont cependant décidé autrement et je me suis installée en Angleterre, où j'ai passé plusieurs années à travailler dans la succursale étrangère d'une grande banque française, dans le quartier financier de Londres, avant de devenir avocate. Des années plus tard, le « plan Canada » était donc l'occasion pour moi de réaliser des projets qui avaient germé longtemps auparavant. Le Nouveau-Brunswick, seule province bilingue au Canada, était notre destination de choix, une recherche m'ayant permis d'établir qu'il y existait des possibilités d'emploi pour les traducteurs. Un voyage de reconnaissance m'a permis d'établir que l'Université de Moncton offrait un programme accéléré de baccalauréat en traduction (l'équivalent d'un programme de licence en France) qui me permettrait d'obtenir mon diplôme en deux ans. Ce programme est ouvert aux titulaires d'un premier baccalauréat. C'est aussi à l'occasion de ce voyage que j'ai découvert le Centre de traduction et de terminologie juridiques, créé en 1979 pour appuyer la mise en œuvre du bilinguisme juridique dans les provinces et territoires canadiens de common law (la même tradition juridique que l'Angleterre). J'avais trouvé ma destination.
J. Pouvez-vous nous parler un peu de votre travail au CTTJ?
K. Je travaille principalement de l'anglais vers le français, mais il m'arrive aussi de traduire vers l'anglais, ce que je trouve agréable, vu mon long séjour en Angleterre. Les documents que je traduis sont variés : jugements des tribunaux du Nouveau-Brunswick, lois d'autres provinces, règles de procédure, règlements, arrêtés municipaux, cours du Barreau du Nouveau-Brunswick, etc.
Chaque jugement est confié à une équipe et, en règle générale, passe par quatre étapes : préparation, traduction, révision et relecture. Les autres textes passent par les étapes qui leur sont appropriées. On pense souvent que la traduction juridique est très aride, qu'il faut coller au texte de départ comme à une ombre et que le traducteur a peu de liberté créatrice par comparaison à la traduction d'autres textes de nature plus générale. Il est vrai que le travail est très exigeant et que l'attention au détail et à la terminologie est primordiale. Pourtant, pour l'équipe du Centre, c'est la recherche du sens qui prime et la littéralité est constamment rejetée au profit d'une solution qui évite la lourdeur, qui rend la lecture aisée, en bref, qui ne « sent » pas la traduction. À mes yeux, encore inexpérimentés je l'avoue, le produit final est un texte autonome qui a sa propre valeur, qui ne dépend aucunement du texte de départ pour sa compréhension et qui est source de satisfaction. Qui plus est, l'exercice critique qu'est la traduction permet de relever des ambiguïtés qui ne sont apparentes que lorsque le traducteur tente de rendre le texte dans une autre langue. Ces ambiguïtés sont souvent réglées grâce au dialogue qui s'ouvre alors entre le rédacteur et le traducteur. Il peut donc s'agir d'un véritable travail de coopération, ce qui est très enrichissant.
J. Je constate qu'en plus de vos fonctions de traductrice au CTTJ, vous êtes aussi étudiante à la maîtrise en droit. Pouvez-vous nous expliquer le lien éventuel de votre thèse avec la traduction juridique?
K. Au Canada, la Loi constitutionnelle de 1867 oblige le Parlement à imprimer et à publier les lois en français et en anglais. Certains organes législatifs des provinces et territoires sont aussi assujettis à des obligations en matière de bilinguisme législatif. Ces exigences ont longtemps été satisfaites par le recours à la traduction. La meilleure façon d'expliquer les conséquences du bilinguisme législatif est peut-être d'en donner un exemple. L'arrêt Tupper v. R. illustre particulièrement bien les problèmes que les divergences entre les versions linguistiques d'une loi sont capables de créer. M. Tupper avait été appréhendé en pleine nuit, au volant d'une voiture louée, en possession de trois tournevis, d'une lampe de poche, de bas de nylon, d'un levier et d'une paire de gants. La version anglaise du paragraphe 295(1) du Code criminel et sa traduction française étaient ainsi rédigées :
Every one who without lawful excuse, the proof of which lies upon him, has in his possession an instrument for housebreaking is guilty of an indictable offence and is liable for imprisonment for fourteen years.
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Est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement de quatorze ans, quiconque, sans excuse légitime, dont la preuve lui incombe, a en sa possession un instrument pouvant servir aux effractions de maisons, de voûtes de sûreté ou de coffre-forts. |
[Le soulignement est de moi.]
La version anglaise était équivoque et n'aurait pas permis une condamnation puisque l'instrument en question devait objectivement servir à entrer par effraction. Dans la version française cependant, la possession de tout objet pouvant servir à entrer par effraction constituait clairement un acte criminel. La Cour suprême du Canada, tenue de suivre les règles d'interprétation propres aux lois bilingues, en l'occurrence la règle du sens commun aux deux versions, a donc retenu le sens plus clair de la version française. Par conséquent, M. Tupper a été déclaré coupable, la Cour ayant pourtant laissé entendre que l'interprétation à laquelle les mots donnaient lieu ne lui semblait guère raisonnable et qu'il lui semblait indiqué de porter la disposition à l'attention du Parlement.
À cette époque, les lois étaient rédigées en anglais, puis acheminées à la traduction sous forme de produit fini. Le traducteur n'ayant bien souvent pas accès au rédacteur, il devait donc faire de son mieux pour éliminer les ambiguïtés en optant pour l'un ou l'autre des sens possibles. Si, comme dans Tupper, les tribunaux adoptaient le sens que révélait le texte français, le traducteur faisait alors œuvre de législateur, ce qui n'était manifestement pas son rôle. Depuis, diverses méthodes de rédaction législative bilingue ont été adoptées au Canada pour remédier à ce problème. Les deux méthodes les plus répandues sont la corédaction et une méthode de traduction beaucoup plus interactive que dans le passé. La corédaction aurait un avantage idéologique, en ce sens qu'aucune version n'est supposée être une traduction de l'autre, le processus même étant donc considéré comme respectueux de l'égalité des droits des deux groupes linguistiques. La traduction « interactive », méthode d'ailleurs adoptée au CTTJ pour traduire les lois, donne lieu à un dialogue entre le rédacteur et le traducteur, ce qui a invariablement un effet positif sur les deux versions linguistiques d'une loi. Je compte explorer diverses méthodes de rédaction et de traduction législative en plus de détail dans le but, j'espère, d'en tirer des conclusions qui seront utiles à ceux qui œuvrent dans le domaine.
J. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur le rôle de la traduction dans la common law en français?
K. La common law en français est une réalisation relativement nouvelle puisque ce n'est que depuis les années 1960 qu'elle s'est vraiment développée. Au début, faire de la common law en français était d'ailleurs considéré par certains comme un projet irréalisable, vu le lien culturel qui est réputé exister entre la langue anglaise et le système de common law, qui trouve son origine en Angleterre. Pourtant, cette chimère s'est réalisée et de nombreux juristes exercent maintenant la common law en français au Canada. Si son autonomie comme langue de droit se dessine aujourd'hui, le mérite en revient en grande partie à la traduction : traduction des décisions des tribunaux, des lois, des règles de procédure, des formules, des ouvrages didactiques, etc. La riche histoire de la traduction juridique au Canada, qui commence à la reddition de Québec en 1759, illustre d'ailleurs le pouvoir créateur qui caractérise la traduction au Canada. Comme l'a dit Jean-Paul Vinay, au Canada, les traducteurs « sont responsables de l'évolution de la langue ».
J. Merci Karine, de cet intéressant entretien qui nous montre, une fois encore, que les chemins menant à la traduction sont divers et variés, et nous fait découvrir les nouvelles orientations de la traduction juridique (dont il avait déjà été question dans le compte rendu du 6e Institut d'été de jurilinguistique).
Cet entretien est extrêmement intéressant en ce sens qu'il ouvre des perspectives sur la traduction des textes juridiques dans les pays où coexistent des droits différents. On ne saurait s'étonner que ces nouvelles techniques voient le jour au Québec, car elles y trouvent un terreau favorable. En effet, à l'époque de la Nouvelle-France, le Canada était régi par le droit coutumier français, à savoir la Coutume de Paris. Après la Conquête britannique, la Proclamation royale de 1763 a aboli le droit français et imposé le droit anglais. Mais, dès l'année suivante, par l'Acte de Québec (en 1774), le Parlement britannique a restauré, le droit civil français dans le Bas-Canada, tout en y maintenant le droit pénal anglais, créant ainsi au Québec le double système juridique qui existe encore aujourd'hui. Donc, pendant une très longue période, le droit civil en vigueur au Québec a été un droit coutumier français. Les Canadiens français l'ont appliqué jusqu'à ce qu'ils adoptent le Code Napoléon (en 1866), lequel n'étant lui-même que le résultat de l'énorme travail de rédaction et de codification des coutumes françaises, entrepris par Charles VII avec l'ordonnance des Montils-lès-Tours (en 1454) et achevé par Bonaparte en 1804. Il n'y a donc pas de différence intrinsèque entre le droit coutumier et le droit écrit.
Rédigé par : Jean Leclercq | 29/10/2012 à 17:38
Un excellent commentaire de Jean Leclercq.
Voir aussi, sur https://emmanueldidier.academia.edu/, ma thèse de Doctorat d'État en droit: Droit des langues et langues du droit, au Canada, fondée sur mon expérience au CTTJ comme traducteur et terminologue pour les lois du Manitoba.
Un fait essentiel mal connu en France: jusqu'en 1731, la langue officielle des tribunaux britanniques était le francais ("Law French"), étant donné que les deux pays partageaient (et partageront jusqu'à l'adoption du Code civil en 1804) le même système juridique: droit romain et droits coutumiers locaux, et pendant certaines périodes la même monarchie...
Rédigé par : Emmanuel Didier | 13/09/2021 à 15:54