Nous avons récemment publié sur ce blog la première partie de cet article, dans laquelle nous avons présenté aux lecteurs l'écrivaine Claude-Anne Lopez, qui a collaboré pendant de longues années au projet « The Papers of Benjamin Franklin » de l'Université Yale. Madame Lopez a consacré trois livres à ce Père fondateur des États-Unis, francophile convaincu, dont le souvenir est resté vivace dans la France d'aujourd'hui.
Nous continuons ici l'interview que Madame Lopez a accordée au « YALE Bulletin & Calendar (Vol. 28, No. 34) », traduite de l'anglais par votre serviteur.
Porcelaine de Sèvres, réalisée à l'occasion de la signature du traité
d'alliance franco-américaine de 1778.
Comment avez-vous commencé à explorer la vie privée de Franklin ?
Mais, un beau jour, j'ai remarqué qu'un épisode de sa vie avait été, à mon avis, complètement incompris. Après cinq années passées à Londres avec son fils, Franklin a décidé de regagner Philadelphie. Or, il quitta l'Angleterre deux semaines exactement avant le mariage de ce fils. Pourquoi n'est-il pas resté? Je suis allée voir le rédacteur en chef, et je lui ai dit: « Vous savez, quelque chose a dû mal se passer pour qu'il parte à ce moment-là ».
« Oh », a répondu le chef, « Sa mission était terminée. Il en avait fini et il ne lui restait rien d'autre à faire. »
« Oui, » ai-je dit, « mais son fils allait se marier! »
De toute évidence, il y avait entre nous une énorme différence hommes/femmes.
Quelques semaines plus tard, je tombais sur un document ultérieur, une lettre très très triste écrite par Franklin à la fille de sa propriétaire, Polly Stevenson, qu'il aimait beaucoup. Il avait espéré un mariage avec son fils. Je pense que la jeune fille y était prête, mais son fils était tombé amoureux d'une autre. Franklin écrivit à Polly : « Ma peine est immense. J'aurais voulu vous appeler mon enfant, et je vous considérerai toujours comme mon enfant ». Visiblement, il était mécontent du choix de son fils et c'est la raison pour laquelle il avait quitté l'Angleterre avant les noces.
Cette lettre me démontra qu'une femme pouvait avoir d'un même texte une lecture différente de celle d'un homme.
Par la suite, lors de sa deuxième mission en Angleterre, Franklin en vint à faire la connaissance de l'enfant illégitime que ce même fils avait laissé en Angleterre, un garçon dénommé Temple. Franklin le vit souvent et éprouva beaucoup d'affection pour lui. Pourtant, j'ai observé que dans sa correspondance avec sa femme Deborah, il n'est jamais question de Temple. Il parle de la petite Nancy qui leur était apparentée, des enfants de Polly – à l'époque, elle avait eu des enfants – il était question de toutes sortes d'enfants, sauf de Temple. Ai-je la berlue, me dis-je. Je relus attentivement toutes les lettres. De toute évidence, Deborah Franklin mourut sans connaître l'existence de Temple. Franklin avait gardé cela pour lui, craignant peut-être que Deborah ne se fâche.
Là encore, mes collègues masculins n'avaient rien perçu. C'est ce qui m'a donné confiance pour m'attaquer à la personnalité et à la vie privée de Franklin.
Le Collège Franklin, au 5bis, boulevard Louis XIV à Lille, est un des nombreux établissements d'enseignement français qui portent ce nom. (Photo O.Chardon)
Franklin a la réputation d'être un homme à femmes. A-t-il eu beaucoup d'aventures ?
Je crois qu'il convient de bien distinguer entre relations sexuelles et aventures amoureuses. Les premières sont plausibles chez un homme vigoureux, longtemps absent de chez lui. Mais, les aventures amoureuses sont une autre affaire. La meilleure réponse est l'absence absolue de preuves. Certes, Franklin aimait les femmes. Il savait leur faire la cour. Il écrivit de très jolies lettres. Mais cela ne signifie pas qu'il eût des aventures avec toutes ces femmes, comme on l'a parfois prétendu. Il a eu un fils naturel, mais c'était avant son mariage, et Franklin l'a élevé dans sa maison et comme un membre de la famille. Hormis cela, nous n'avons jamais entendu parler d'enfants illégitimes ou de quelconques liaisons, une fois marié. À l'époque, tout le monde tenait un journal intime et y cancanait à loisir. Or, dans tous ces journaux intimes français, on ne trouve aucune mention d'une quelconque liaison que Franklin aurait eue. Je crois avoir répondu à votre question.
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Construit en 1890, d'après les plans du cabinet Alfred Mongy, le Collège Franklin, de style académique rationaliste, a remarquablement bien vieilli. Il se trouve que son architecte était lui-même un personnage franklinien. D'origine modeste, ses efforts lui permirent d'obtenir un diplôme d'ingénieur des Arts & Métiers, puis de diriger le bureau municipal d'architecture. Il s'illustra aussi comme urbaniste et fondateur d'une ligne de tramways interurbaine, l'Électrique Lille-Roubaix-Tourcoing, mieux connue sur place sous le nom de « tramway Mongy ». (Photo O. Chardon) |
Pourquoi la vie sexuelle de Franklin fait-elle tant fantasmer ?
Parce que cela le rend plus humain, plus proche de nous. Et ensuite, à cause des rumeurs répandues par son adversaire politique, John Adams, qui fit maintes fois allusion au penchant de Franklin pour les femmes. Penchant dont Adams s'offusque. Mais, à ce moment-là, Franklin est un grand septuagénaire et je pense que c'était plutôt un hommage à sa verdeur.
Mis à part sa réputation d'homme à femmes, pour quelles raisons, à votre avis, Franklin eut-il aimé qu'on se souvienne de lui ?
Je crois que son invention favorite fut son instrument de musique, l'harmonica de verre. Il en était extrêmement fier. Il s'en délectait. Il en parlait autour de lui. Il en jouait et voulait que sa fille apprenne à en jouer. C'était quelque chose qui lui procurait une grande joie. J'imagine qu'il aurait aussi voulu qu'on se souvienne de son invention du paratonnerre, qui a eu un grand retentissement à l'époque, et de ce que l'on a appelé le « poêle à la Franklin », baptisé foyer pennsylvanien par la suite. J'y pense, il a aussi inventé les verres à double foyer.
Franklin était-il un homme religieux ?
Je crois qu'on peut dire qu'il était déiste. Il croyait à une certaine divinité qu'il appelait l'Être Suprême, un vocable très utilisé à l'époque. Je crois qu'il était à l'aise avec Dieu. Il lui aurait demandé: « Comment avez-vous fait pour mettre de l'électricité dans les cieux? ». Il devait considérer Dieu comme un collègue scientifique. Pour Franklin, la religion ne se résumait pas à des prières. Il croyait à l'importance des bonnes actions. D'où un débat avec sa sœur Jane, authentique puritaine, descendante de ces Puritains arrivés au XVIIe siècle, pour qui la prière était la chose la plus importante. Pour Franklin, il fallait surtout être bon pour son prochain.
Franklin aimait donner des conseils de sagesse. Que pourrait-il dire aux jeunes d'aujourd'hui ?
D'abord, il leur dirait de faire des études. Lui-même avait eu tant de mal à étudier, ayant dû quitter l'école à l'âge de dix ans parce que son père n'avait pas les moyens de l'y laisser plus longtemps. Pratiquement tout ce qu'il savait, il l'avait appris par lui-même. Il orienterait les jeunes vers les sciences. Je crois qu'il serait fasciné par les ordinateurs et qu'il inventerait de nouveaux logiciels. Il se pourrait même qu'il donne du fil à retordre à Bill Gates. J'imagine que l'exploration spatiale le captiverait. Il s'était enthousiasmé pour les premières ascensions en ballon et les avait relatées. Il se tenait toujours aux frontières de la nouveauté; elle ne lui faisait pas peur. Il l'intégrait à sa vie.
Note historique: Benjamin Franklin et les Français
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Le beffroi, orgueil des cités flamandes, |
Le visage débonnaire de Benjamin Franklin accueille toujours les élèves dans le vestibule du Collège Franklin, à Lille. (Photo O.Chardon) |
Le plus français des Américains, Benjamin Franklin était peut-être aussi le plus américain des Américains. En effet, à la différence de George Washington, de Thomas Jefferson ou de John Adams, c'est un plébéien, autodidacte comme Rousseau, et qui, comme lui, s'intéresse à tout. Enfant de la balle - au sens propre du terme puisqu'il entame à dix ans un apprentissage d'imprimeur – il devient propriétaire à 24 ans de l'organe de presse le plus influent des colonies britanniques d'Amérique du Nord, The Pennsylvania Gazette. Ayant amassé une coquette fortune, il décide en 1748 (à l'âge de 42 ans!) de prendre sa retraite et de se consacrer à la science et à son pays. Il a fait ses preuves et sa famille est à l'abri du besoin. L'éthique protestante lui dicte de se consacrer à la collectivité. C'est ce qu'il va faire en se livrant à des recherches scientifiques et en accomplissant des missions diplomatiques en Europe: en Angleterre (de 1764 à 1775) et en France (de 1776 à 1784).
Dans notre pays, Franklin est accueilli en véritable « fils des Lumières ». On voit en lui le savant bienveillant, le philosophe bon enfant et, surtout, l'homme naturel surgi du Nouveau Monde. Très vite, il devient la coqueluche des salons parisiens. C'est d'ailleurs en exploitant cet engouement que Franklin va obtenir de la France une aide financière et matérielle, puis la signature (en 1778) du traité d'alliance franco-américaine. Depuis, Franklin est resté pour les Français le plus adulé des Pères fondateurs de la nation américaine. À sa mort, en 1790, l'Assemblée Constituante vota un deuil de trois jours. Si, à Paris, George Washington a sa statue au milieu de la place d'Iéna, le nom de Franklin a été donné à des rues de plusieurs grandes villes de France (Paris, Bordeaux, Grenoble, Le Havre, Lille, Nantes, pour n'en citer que quelques-unes) et à beaucoup d'établissements scolaires car il est l'une icônes de l'école républicaine. À telle enseigne que le Sage de Philadelphie inspira bon nombre d'enseignants français du XIXe siècle. L'un de ses meilleurs biographes, Claude Fohlen, estime que : « dans la pédagogie de l'école publique française à la fin du XIXe siècle, Franklin personnifie l'idéal civique ». Il inspire l'introduction de l'éducation physique et des travaux manuels à l'école. Surtout, par son exemple, il démontre le rôle du mérite dans la destinée de l'individu. Il pose ainsi le principe de ce que d'aucuns appelleront la « méritocratie française ». C'est en quoi, conclut Fohlen, « la référence à Franklin est inséparable des débuts de la République ».
Sa science et sa sagesse proverbiale avaient jusqu'ici totalement éclipsé sa vie privée. Madame Claude-Anne Lopez a donc l'immense mérite de nous faire découvrir, grâce à une patiente exégèse de sa correspondance, la personnalité du grand homme. Mais, comme quelqu'un l'a dit, « il n'y a pas de grand homme pour son valet de chambre ». Ces années passées à analyser minutieusement les lettres de Franklin ont révélé une personnalité contrastée et même contradictoire. Ne seraient-ce pas justement ces contradictions qui nous rendent le personnage plus humain et plus accessible. En tout cas, c'est pour les Français un motif supplémentaire de le trouver encore plus sympathique !
Sur la plan linguistique, Benjamin Franklin a donné naissance à au moins deux vocables. L'un, directement, la franklinisation ou l'utilisation thérapeutique de l'électricité statique et, l'autre, indirectement, la franklinite, oxyde complexe de zinc, manganèse et fer, initialement extrait de la mine de Franklin (New Jersey).
Dans la cour de récréation, le monument aux anciens élèves tombés pendant la première guerre mondiale. |
Ici se prépare l'avenir du département du Nord ! |
Remerciements
L'auteur tient à remercier Monsieur Olivier Chardon, professeur d'histoire et géographie au Collège Franklin de Lille (France), des précieux renseignements ainsi que des illustrations qu'il lui a obligeamment fournis pour étoffer et agrémenter cette note historique. Le mot juste lui en est très reconnaissant.
Jean Leclercq
Lecture supplémentaire :
YALE Bulletin & Calendar, le 23 juin 2000 Vol. 28, No. 34
Un peu en retard,je lis cet article très intéressant sur B.Franklin,et il me revient en mémoire que j'ai enseigné l'italien dans l'établissement scolaire de Lille qui porte son nom, pendant une année, comme suppléante. Mon grand père y avait aussi étudié.
Merci à toute l'équipe du blog.
Madeleine Bova. Sienne.(Italie)
Rédigé par : Madeleine Bova | 25/03/2014 à 02:14