Claude-Anne Lopez avec un buste de Benjamin Franklin
Pour avoir passé un demi-siècle à côtoyer le Père fondateur, sa famille, ses amis et connaissances, Claude-Anne Lopez connaît intimement Benjamin Franklin. En tant qu'éditrice, attachée au projet Benjamin Franklin Papers de l'Université Yale, Mme Lopez a mis en lumière la vie privée du personnage historique, grâce à une interprétation minutieuse de sa correspondance. Elle décrit son travail dans « My Life with Benjamin Franklin », publiés par Yale University Press. Le volume s'ouvre par une chronologie de la vie de Franklin et un essai dans lequel l'auteure explique comment Franklin est devenu son « passeport pour l'Amérique ». Fuyant l'Europe nazie, elle s'installa aux États-Unis et épousa un universitaire qui devint enseignant à Yale peu après la deuxième guerre mondiale. Au début, elle fut engagée par les Franklin Papers, un vaste projet de publication basé à la Sterling Memorial Library, pour transcrire des lettres manuscrites en français adressées à Franklin ou expédiées par lui, à l'aide de sa brave machine à écrire Olivetti demeurée son instrument de travail préféré. Aujourd'hui recherchiste principale au Département d'histoire, Mme Lopez a également dévoilé le côté humain de la vie de Franklin dans trois livres déjà parus « Mon Cher Papa: Franklin and the Ladies of Paris, » « The Private Franklin: The Man and his Family » (avec Eugenia Herbert) et « Le Sceptre et la Foudre: Franklin en France (1776-1785). »
Mon Cher Papa Franklin and the Ladies of Paris Dans «My Life with Benjamin Franklin », Mme Lopez commence par réfuter une rumeur qui court actuellement sur la Toile, faisant de Franklin un antisémite. Puis, dans les autres chapitres, elle traite de divers sujets, les uns légers (la natation, l'entremise galante, le choix d'un service de table), les autres sérieux (l'équipement de l'armée révolutionnaire, l'espionnage et l'esclavage).
Le dernier chapitre décrit un dîner imaginaire dont les convives évoquent le souvenir de leur ami Franklin, un an après sa disparition. « J'ai adoré l'écrire » dit Mme Lopez, « car il rassemble tant de personnalités du Siècle des Lumières que Franklin avait connues. Comme j'ai toutes les lettres qu'elles lui avaient adressées, je pouvais les citer. J'ai réuni ces personnalités à dîner, mais ce que je leur fais dire est extrait de leurs lettres. » Le Yale Bulletin & Calendar a rencontré Mme Lopez. L'entretien a porté sur Benjamin Franklin, être multiforme, ainsi que sur la part qu'elle-même a prise au projet de publication entrepris à Yale. Ce qui suit est une version remaniée de cette conversation que votre serviteur a traduite de l'anglais. Jean Leclercq
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Dans votre livre, Benjamin Franklin apparaît comme un être de chair et d'os – quelqu'un que vous connaissez personnellement. Comment était-il ?
Après tant d'années passées à analyser ses écrits, à écrire sur lui et à parler de lui, Franklin est devenu pour moi une sorte d'oncle adoptif. Il était bourré de contradictions, et c'est ce qui le rend intéressant. Il passe généralement pour bienveillant, intelligent, patriote et généreux, mais il existe une autre face de sa personnalité. Par exemple, il a été très dur envers son fils William, gouverneur du New Jersey. Celui-ci s'était rangé dans l'autre camp pendant la Révolution américaine. À la fin des hostilités, déjà exilé à Londres, William demanda à son père de faire la paix, mais Franklin lui refusa son pardon et, en fait, le déshérita. Son fils n'eut pas un seul dollar. Franklin fut souvent plus aimable avec des étrangers qu'avec sa propre famille.
Comment en êtes-vous venue à vous intéresser aux écrits de Franklin ?
Je m'avançais dans la trentaine, j'avais un fils de cinq ou six ans et un autre tout bébé. Pour tout vous dire, je cherchais un emploi à temps partiel que je puisse faire, de préférence à la maison, tout en gardant un œil sur les enfants. Et c'était exactement cela. J'avais obtenu le travail dont je rêvais. Donc, à 65 cents de l'heure (mon salaire à l'époque), je transcrivais à partir du français, de l'italien et du latin.
Benjamin Franklin Claude-Anne Lopez
À quel moment avez-vous compris que vous possédiez une connaissance exceptionnelle de Franklin ?
Cela a pris beaucoup de temps. J'ai commencé par transcrire des lettres et des documents en français, ma langue maternelle. Je ne savais pas de quoi il s'agissait. J'étais assez perdue. Ensuite, j'ai commencé à remarquer que certains personnages revenaient régulièrement. Aussi, me suis-je dit, plutôt que de suivre l'ordre chronologique, pourquoi ne pas transcrire d'un coup toute la correspondance d'une même personne? On transcrit mieux quand on le fait de cette façon. Je me suis également aperçue que les lettres les plus vivantes et les plus intéressantes étaient celles écrites à des femmes. C'est ce qui m'a inspiré mon premier livre "Mon Cher Papa: Franklin and the Ladies of Paris." Après ce livre, on m'a invitée à des conférences et à des débats; je me suis aperçue que la vie de famille de Franklin suscitait un immense intérêt. C'est un sujet que personne n'avait jamais étudié.
Comment avez-vous commencé à explorer la vie privée de Franklin ?
Lorsque j'ai commencé à travailler sur les écrits de Ben Franklin, je me suis aperçue que des auteurs avaient déjà étudié Franklin et la science, Franklin et la diplomatie, et couvert à peu près tous les aspects de sa vie – et j'en ai conclu qu'il ne me restait rien à dire.
Mais, un beau jour, j'ai remarqué qu'un épisode de sa vie avait été, à mon avis, complètement incompris. Après cinq années passées à Londres avec son fils, Franklin a décidé de regagner Philadelphie. Or, il quitta l'Angleterre deux semaines exactement avant le mariage de ce fils. Pourquoi n'est-il pas resté? Je suis allée voir le rédacteur en chef, et je lui ai dit: « Vous savez, quelque chose a dû mal se passer pour qu'il parte à ce moment-là ».
« Oh », a répondu le chef, « Sa mission était terminée. Il en avait fini et il ne lui restait rien d'autre à faire. »
« Oui, » ai-je dit, « mais son fils allait se marier! »
De toute évidence, il y avait entre nous une énorme différence hommes/femmes.
Quelques semaines plus tard, je tombais sur un document ultérieur, une lettre très très triste écrite par Franklin à la fille de sa propriétaire, Polly Stevenson, qu'il aimait beaucoup. Il avait espéré un mariage avec son fils. Je pense que la jeune fille y était prête, mais son fils était tombé amoureux d'une autre. Franklin écrivit à Polly : « Ma peine est immense. J'aurais voulu vous appeler mon enfant, et je vous considérerai toujours comme mon enfant ». Visiblement, il était mécontent du choix de son fils et c'est la raison pour laquelle il avait quitté l'Angleterre avant les noces.
Cette lettre me démontra qu'une femme pouvait avoir d'un même texte une lecture différente de celle d'un homme.
Par la suite, lors de sa deuxième mission en Angleterre, Franklin en vint à faire la connaissance de l'enfant illégitime que ce même fils avait laissé en Angleterre, un garçon dénommé Temple. Franklin le vit souvent et éprouva beaucoup d'affection pour lui. Pourtant, j'ai observé que dans sa correspondance avec sa femme Deborah, il n'est jamais question de Temple. Il parle de la petite Nancy qui leur était apparentée, des enfants de Polly – à l'époque, elle avait eu des enfants – il était question de toutes sortes d'enfants, sauf de Temple. Ai-je la berlue, me dis-je. Je relus attentivement toutes les lettres. De toute évidence, Deborah Franklin mourut sans connaître l'existence de Temple. Franklin avait gardé cela pour lui, craignant peut-être que Deborah ne se fâche.
Là encore, mes collègues masculins n'avaient rien perçu. C'est ce qui m'a donné confiance pour m'attaquer à la personnalité et à la vie privée de Franklin.
Franklin a accompli des missions diplomatiques, l'une de cinq années et, l'autre, de dix années. Sa femme Deborah l'a-t-elle accompagné ?
Non, elle n'a jamais quitté Philadelphie. En ce temps-là, voyager était très pénible pour une femme. Les conditions de vie à bord des bateaux étaient spartiates et elle avait peur de la mer. Je pense qu'elle avait l'impression qu'elle ne serait pas à sa place. À Londres, Franklin évoluait dans la haute société, et elle était restée ce qu'elle était – une femme du peuple au grand cœur, travaillant dur et bonne avec son prochain. Elle se disait qu'elle détonerait, et peut-être même qu'elle lui ferait honte. Aussi, décida-t-elle de rester où elle était. En fait, elle mourut alors qu'il accomplissait sa seconde mission. Elle ne le vit pas pendant les neuf dernières années de sa vie. Il la savait malade, il n'ignorait pas qu'elle avait fait une ou peut-être plusieurs attaques, et il lui promettait de revenir, mais il ne revenait pas, pas avant sa mort, en tout cas.
Lecture supplementaire : The Papers of Benjamin Franklin, Yale University
Suite et fin dans deux semaines.
Jean .Leclercq.
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