Est-ce l'attrait du chocolat ? Ce mois-ci, Jean Leclercq s'est encore rendu à Genève. Cette fois, pour interroger une interprète/traductrice jurée, Magdalena Chrusciel, dont nous allons découvrir l'intéressant parcours personnel et professionnel.
LMJ. D'origine polonaise, mais bien genevoise, vous disposez d'une palette linguistique assez originale avec l'anglais, le polonais et le russe. La première question qui me vient à l'esprit est la suivante : comment avez-vous acquis un tel bagage ? Et comment êtes-vous venue à la traduction ?
La traduction m'a toujours attirée et, à Genève, j'ai rencontré des traducteurs qui m'ont servi de modèle. Et là, je pense notamment à l'épouse de l'ambassadeur de Pologne, elle-même géorgienne et traductrice russophone. D'une manière générale, je pense que l'on choisit ce métier parce que l'on vit une sorte de dichotomie culturelle – dans mon cas, j'étais partagée entre ma Pologne natale et la francophonie – et de la sorte, tout en vivant à l'étranger, une occasion s'offre de cultiver sa langue et sa culture d'origine.
LMJ. Vous êtes la première traductrice jurée invitée à cette rubrique mensuelle. Pouvez-vous nous expliquer en quoi consistent vos fonctions ?
Magdalena C. Les traducteurs jurés sont appelés à traduire des documents nécessitant une certification officielle, tout en s'engageant à observer des principes déontologiques de qualité et de confidentialité. En traduisant des documents officiels concernant aussi bien les particuliers que des institutions de l'État et des sociétés commerciales, le traducteur-juré facilite toutes sortes d'échanges qui, sinon, ne pourraient avoir lieu, ou alors de manière potentiellement conflictuelle.
En Suisse, on ne trouve de traducteurs-jurés que dans les cantons de Genève, Neuchâtel et Zurich, de sorte que les traducteurs-jurés basés à Genève, largement représentés au sein de l'Association suisse des traducteurs-jurés (ASTJ), couvrent l'ensemble de la Suisse romande, et au-delà. Et même si, en Suisse, certaines traductions officielles n'exigent pas de certification par un traducteur-juré, ce n'est pas le cas dans de nombreux pays, dont la Pologne, où les autorités exigent cette attestation. C'est donc un service public, pour lequel l'État nous délègue une partie de son autorité.
Mes collègues ont toutes et tous de longues années de pratique et ont suivi des formations poussées, avec souvent plusieurs diplômes universitaires à la clé, dans des domaines aussi variés que le droit, les sciences économiques et la gestion, et même la biologie. La certification est un gage de la plus haute qualité. Au sein de l'ASTJ, nous œuvrons à assurer des formations régulières indispensables, concernant notamment l'évolution du droit, mais aussi les derniers outils technologiques, les mémoires de traduction, etc. Formations que nous partageons aussi avec nos collègues de l'ASTTI (Association suisse de traducteurs terminologues et interprètes). Il est vrai qu'on ne devient traducteur-juré qu'au terme d'une sévère sélection, tant sur le dossier que par un examen, une assermentation qui est renouvelée tous les cinq ans.
Ayant été nommée en 1995, j'ai d'abord rejoint l'ASTJ, puis son comité depuis trois ans. J'ai ainsi collaboré étroitement à la rédaction de notre site internet www.astj, aux adaptations règlementaires, etc. Notre travail étant parfois solitaire, c'était aussi pour moi une belle occasion de dialoguer avec mes collègues les plus actifs, et de beaucoup apprendre à leur contact. Beaucoup d'entre nous sont aussi interprètes judiciaires et/ou enseignants de langues, activités qui s'enrichissent toutes mutuellement.
LMJ. Travaillez-vous toujours vers le français ou travaillez-vous dans les deux sens ? Quelle est, quantitativement, la part de chacune de vos langues ?
Magdalena C. La demande est clairement de traduire vers le français. Les actes de l'état civil, les diplômes, les documents commerciaux et les statuts de sociétés sont nécessaires pour toutes sortes de procédures engagées sur place. Mais je traduis également vers le polonais – pour environ 25% de mon volume de travail. Il s'agit alors de documents très variés, avec moins de traductions-jurées. Ce peut être, par exemple, l'achat d'une machine agricole en Pologne pour laquelle il m'arrivera d'interpréter au téléphone, d'un film tourné à Genève au sujet de migrants polonais (le film en question a été présenté au Festival du film documentaire de Nyon), de correspondance personnelle, etc. J'ai eu l'occasion de rencontrer des compatriotes extraordinaires, tel Krzysztof Kieslowski, en tournage de son dernier film, « Trois couleurs : Rouge » à Genève. J'ai accompagné son équipe au cours des repérages, puis j'ai assisté à une journée de tournage avec Irène Jacob et Jean-Louis Trintignant. Ce sont là des souvenirs inoubliables. Travaillant pour une multinationale suisse, la Société Générale de Surveillance, je me suis rendue à quelques reprises en Russie, et j'ai surtout noué des amitiés fortes avec mes collègues russes, éparpillées dans le vaste monde. Mon dernier mandat en Russie, avec le Conseil international des infirmières, m'a amenée en Sibérie occidentale, non pas celle de la toundra et des grands espaces vierges, mais dans une région laborieuse, industrielle et polluée où la tuberculose n'a pas dit son dernier mot.
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Quant à ma toute dernière mission d'interprète polonais-français (dans les deux sens), ce fut une séance d'information sur les assurances médicales en Suisse, organisée pour une délégation de l'Ordre des médecins en Pologne. Et la médecine revenant tel un ricochet dans ma vie, j'ai également travaillé l'année dernière pour un projet international de prévention des maladies nosocomiales mené par les Hôpitaux universitaires genevois (HUG). À cette occasion, je me suis encore rendue en Pologne, cette fois dans les hôpitaux de Cieszyn. Et même, s'il m'est arrivé d'avoir des regrets professionnels - là je peux m'en ouvrir à vous - bien que je reste toujours passionnée par la vulgarisation scientifique, connaissant maintenant de très près l'univers hospitalier, j'apprécie vraiment de vivre la médecine du côté rédactionnel et linguistique ! Il y a toujours beaucoup à apprendre lors de ce genre de missions, évoluant dans des milieux professionnels très variés. Mais l'expérience n'est pas dénuée de stress, car il s'agit de domaines très spécialisés, et qu'il est par définition impossible de tout maîtriser au cours d'immersions aussi brèves.
LMJ: L'ouverture des pays d'Europe orientale et, surtout, l'entrée de la Pologne dans la Communauté européenne ont-elles eu une incidence sur le volume de travail en polonais ?
Magdalena C. Je dirais que cette incidence est sensible, mais pas qu'il y ait eu une explosion de la demande. Genève a toujours attiré des professionnels de grande qualité – notamment des physiciens et des informaticiens travaillant au CERN (Centre européen de Recherche nucléaire), des managers de multinationales pharmaceutiques et autres. Je reçois ces deux dernières années davantage de diplômes à traduire, afin de régulariser des situations professionnelles existantes. J'ai toujours à traduire de nombreux actes de mariage et attestations en vue de mariage – et là, pas de grands changements, ce sont surtout des femmes polonaises qui épousent des étrangers! En revanche, ce que j'observe, c'est que mes compatriotes sont devenus plus mobiles, rentrent au pays après quelques années en Suisse. Ce pays n'est plus pour eux l'Eldorado qu'il a été. Certains repartent plus loin encore. L'autre jour, j'ai traduit un document pour un Polonais qui partait s'établir en Australie. Quant au domaine économique et juridique, oui, les affaires sont plus importantes sinon en nombre, du moins en chiffre d'affaires. Mais là, je reste tenue par le secret professionnel…
LMJ. À côté de votre activité de traductrice, vous faites également de la formation en entreprise. Pouvez-vous nous exposer cette activité ? La jugez-vous complémentaire et enrichit-elle vos compétences de traductrice ?
Magdalena C. J'avais déjà commencé par enseigner le français à l'Université de Varsovie, c'était il y a très très longtemps ! Il y a 20 ans, j'avais enseigné le polonais aux Cours commerciaux de Genève (devenus l'Ifage), mais en raison de compressions budgétaires, ceux-ci n'ont duré que 2-3 ans. Depuis trois années, je suis redevenue formatrice de français, et occasionnellement de polonais, dans différentes entreprises de la place – banques prestigieuses, sociétés de services informatiques, aéronautique, agences de publicité. Il s'agit toujours de coaching en individuel, de cours sur-mesure, que j'ai beaucoup de plaisir à donner car mes apprenants sont des personnalités hors du commun qui viennent du monde entier - États-Unis, Canada, Singapour, Hongrie… C'est toujours intéressant pour moi, qui ai beaucoup travaillé dans des multinationales, de retrouver l'ambiance et de partager les joies et les petits soucis du monde du travail. Et c'est un défi permanent car, pour des adultes, apprendre une nouvelle langue demande de surmonter des timidités, des peurs injustifiées, des barrières. Bref d'oser. J'ai aussi un ou deux étudiants de polonais, ce qui m'oblige à me pencher sur les difficultés de ma langue maternelle … Ceci dit, j'en retire beaucoup, en termes d'échanges humains, et j'enrichis mes connaissances car je travaille toujours avec des textes d'actualité. Dans votre blog, je me délecte à lire les interviews de traducteurs et de traductrices, et à étudier les itinéraires variés qui mènent à la traduction. Pour ma part, la formation d'adultes est un véritable plaisir. Ne souffrant pas de la fatigue qui peut venir au bout de décennies d'enseignement, cette activité correspond bien à mon côté sociable. Les textes de votre blog me sont d'une grande utilité, car ils sont très bien rédigés et intéressants - ainsi le récent texte sur la remise des Oscars a été très apprécié, tout comme le lexique qui l'accompagnait. Quant à l'article sur la ratification récente par le Mississippi de la loi abolissant l'esclavage, ce fut un véritable scoop. Bravo ! Mes apprenants me félicitent souvent de ma méthode, sans que je l'aie vraiment mérité. En effet, si méthode il y a, elle consiste tout simplement à refuser de s'ennuyer en classe. Et c'est d'ailleurs un entraînement continu pour la traduction !
LMJ. Après tant d'expériences diverses et variées, est-il encore un projet que vous ayez à cœur de mener à bien ?
Magdalena C. Oui, et j'aimerais saisir l'occasion que vous m'offrez de vous parler de mon prochain projet de traduction. Cette fois, il sera d'ordre littéraire. Grande dévoreuse de bouquins, étudiante encore, j'ai gagné un 2e prix de traduction littéraire en Pologne. Par la suite, j'ai traduit un classique de la littérature enfantine polonaise, L'académie de M. Tachedencre de Jan Brzechwa. Même si je ne lui ai pas trouvé d'éditeur, j'ai eu la satisfaction douce-amère (puisqu'il ne s'agissait pas de ma traduction) de voir l'ouvrage publié en France, chez Hachette. Je vais maintenant réaliser ce rêve de longue date, en m'attelant à la traduction en français d'un roman, destiné à des jeunes, The Master's Book, qui vient de paraître en ligne chez l'éditeur canadien MuseItUp Publishing. C'est l'œuvre de mon compagnon Philip Coleman (nom de plume), biologiste à ses heures. Autant dire que j'aurai un contact privilégié avec l'auteur ! Le livre relate l'histoire de Sean, un ado irlandais dont la famille déménage à Bruxelles, et qui va découvrir que leur maison a été le lieu d'un crime…
LMJ. J'espère donc que nous aurons l'occasion de nous revoir lors de la sortie de ce livre. Pour finir, quels conseils donneriez-vous à des jeunes (ou des moins jeunes) qui souhaitent s'orienter (ou se réorienter) vers la traduction ?
Magdalena C. Les connaissances linguistiques, et la traduction en particulier, ouvrent beaucoup de voies. J'ai des collègues qui ont fait carrière en entreprise – et en général de longues carrières – et d'autres qui sont restés indépendants, sans doute parce que cette formule convenait mieux à leur soif de liberté.
Il faut aussi tenir compte de la demande du marché. En Suisse par exemple, les langues très demandées sont l'allemand et l'anglais langue maternelle. J'ose imaginer qu'une bonne maîtrise du chinois le soit aussi, à l'heure actuelle. Mais une langue rare ou exotique peut s'avérer intéressante et même constituer un atout – comme le gaélique (très recherché à l'Union européenne), l'arabe, le turc ou le persan. En revanche, si l'on vise le milieu économique /commercial, il faudra souvent compléter les études linguistiques par une autre formation. Une de mes connaissances ayant étudié le japonais, a enrichi ce savoir par un master en gestion et fait carrière dans les affaires. Ayant moi-même travaillé dans un premier temps dans le commerce avec la Russie, j'ai complété mon expérience pratique d'un MBA en formation, ce qui m'a permis d'acquérir des connaissances extrêmement utiles, tant en traduction que pour la gestion de ma petite entreprise.
Quant à une réorientation professionnelle, apporter à la traduction le capital de connaissances professionnelles acquis dans tel ou tel domaine est une affaire en or, tout en fournissant l'occasion d'exercer une activité indépendante, si la vie en entreprise commence à singulièrement vous peser…
Sean moves to Brussels to a house that is a crime scene...
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