Tout est parti d'une mention sur la page de titre de L'Histoire de Pi, dans l'édition Gallimard Jeunesse : Traduit de l'anglais (Canada) par Nicole et Émile Martel. Que l'auteur et les traducteurs portent le même nom a de quoi vous interpeller... D'où l'idée de tenter d'interroger ces homonymes qui, renseignement pris, n'étaient autres que les parents de Yann Martel. Pour rédiger le texte qui suit, plusieurs échanges de vues avec nos invités canadiens ont eu lieu par Skype, par téléphone et par courriel, à partir de la France et des États-Unis.
Émile Martel et Nicole Perron Martel
LMJ : Honneur aux dames, Nicole Perron Martel, dites-nous comment vous vous êtes orientée vers la traduction ?
Nicole: Née dans la Beauce, au Québec, j'ai passé mon enfance et mon adolescence dans la ville de Québec. Mon parcours professionnel a été varié, à l'image de ma formation universitaire. Je suis entrée au Ministère des Affaires étrangères, à titre de diplomate de la filière des affaires sociales en 1983 jusqu'en 2000.
Entre autres affectations, j'ai été porte-parole au Bureau de la presse pour l'Amérique latine et les Antilles. À l'étranger, j'ai eu des affectations au Mexique, à Cuba, et à Paris. Auparavant, j'avais travaillé pour le même Ministère à la Centrale ou à titre d'agent recruté sur place, dans les ambassades du Canada au Costa Rica et en Espagne, soit aux services culturels (cinémathèque de l'Office national du film du Canada), ou aux services consulaires aux Canadiens (touristes, résidents, étudiants, prisonniers). À la Centrale, inspirée par la méthodologie que j'avais étudiée lors d'un stage en didactique des langues à l'Université de Poitiers, j'ai élaboré du matériel d'enseignement du français, au niveau avancé, basé sur l'exploitation pédagogique d'extraits médiatiques (presse, films de l'ONF, émissions télévisuelles) à l'intention des diplomates canadiens d'expression anglaise et aux épouses des diplomates, dont de nombreuses étaient d'origines linguistiques variées.
Quant à ma formation universitaire, elle s'est faite aux universités Laval (Québec), de Salamanque et de Madrid (Espagne), d'Alaska (États-Unis) et d'Ottawa (Ontario), en littérature française, linguistique générale et structurale, études hispaniques (civilisation, langue, stylistique, etc.) En Alaska, la philosophie et la linguistique appliquée, fondée sur l'approche structurale, m'ont amenée à travailler dans un séminaire dirigé par un professeur de linguistique venant de l'Université de Harvard, qui s'appliquait, entre autres, à la compréhension et à la transcription phonétique d'une langue inuite, le 'yak' (dont il restait deux locuteurs d'origine et un missionnaire américain), ainsi qu'à l'étude de la syntaxe et de la grammaire, s'y appliquant.
Puis, en Colombie-Britannique, j'ai enseigné le français langue seconde aux élèves d'une école secondaire et développé une approche pédagogique que le Conseil scolaire a adoptée. Enfin, à l'Université d'Ottawa, j'ai terminé une Maîtrise en philosophie (avec un mémoire sur le ratiovitalisme chez Ortega y Gasset).
En 2,000, après être intervenue informellement, et à sa demande, dans le travail de traduction d'Émile de deux recueils de poètes de langue espagnole, il m'a proposé que nous fassions équipe pour la suite des choses. De la poésie, du roman, des discours, des Mémoires, nous aimons travailler ensemble car nos formations académiques et nos apports individuels dialoguent bien entre eux. Je ne pourrais terminer sans souligner le plaisir, voire la joie, qu'il y a à traduire notre fils Yann. Nous apprécions sa rigueur linguistique, sa quête du mot juste, sa grande sensibilité face à l'autre et au vaste monde. Par ailleurs, la traduction de ses lettres au Premier ministre a été l'occasion de poser un geste tant citoyen que littéraire.
LMJ : Émile, vous avez fait une belle carrière de diplomate, de poète, d'écrivain et de traducteur. Commençons par vos formations universitaires et vos années d'enseignement.
Émile Martel : Je suis né en Abitibi, dans le nord du Québec, en 1941, mais j'ai passé l'essentiel de mon enfance à Québec. J'ai été exclu du Collège des Jésuites de Québec (pour indiscipline), puis j'ai terminé mon baccalauréat à l'université d'Ottawa. Après une licence ès lettres d'espagnol, j'ai fait un doctorado de filosofía y letras à l'Université de Salamanque, où Yann est né en 1963. Puis j'ai enseigné le français et l'espagnol à l'Université d'Alaska pendant deux ans, et à l'Université de Victoria, en Colombie-Britannique.
LMJ : Émile, vous aussi vous orientez vers la diplomatie canadienne, dans laquelle vous entrez en 1967. Vous êtes affecté en Amérique Centrale puis à Paris où vous êtes chargé des relations médiatiques et culturelles. Racontez-nous vos premières impressions de Paris dans le poste que vous occupez alors.
Émile : Paris en 1972, pour un Québécois affecté au service de presse de l'Ambassade du Canada, c'est fascinant : c'est l'époque où le gouvernement du Québec cherche à se donner un profil et une présence internationale distincte de celle qu'offrent les Ambassades du Canada. Paris est le laboratoire de ces efforts. La France se fait le complice du nationalisme québécois et l'Ambassade doit ménager les intérêts politiques du Canada tout en limitant les ambitions du Québec. L'action culturelle est un champ privilégié pour cela. La communication est au cœur de l'action diplomatique.
LMJ : Est-ce que votre fils, Yann, appartient à la deuxième génération d'écrivains ou bien avait-il des prédécesseurs dans la famille ?
Émile : Non, mais mon père, qui est mort quand j'avais dix ans, avait beaucoup lu et possédait une bibliothèque. Il lisait indifféremment en français et en anglais. J'ai grandi dans un milieu où la littérature était très présente. Mon frère Réginald est un des principaux critiques littéraires du Québec.
LMJ : Émile, vous avez écrit 16 livres, en majorité de la poésie et des vers. Une exception : « Un homme en sursis ». Racontez-nous le thème de cette œuvre.
Émile : Ce livre est composé d'extraits de mes Carnets qui touchent la mort du père. J'écris ces Carnets tous les jours, sans exception, depuis 1989 et j'en ai accumulé plus de quinze mille pages. À une certaine époque, j'étais persuadé que je n'allais pas vivre un jour de plus que mon père. L'échéance était donc décembre 1993 : 52 ans et quatre mois. Qu'est-ce que j'en disais avant la date, qu'est-ce que j'en ai écrit après la mort annoncée ? Que sait écrire un homme en sursis de sa vie pour ainsi dire superflue ?
LMJ : Avant de traduire des livres écrits par Yann, avez-vous traduit des œuvres d'autres écrivains? Combien? Avez-vous fait ces traductions en collaboration avec Nicole?
Émile : Avant que Nicole ne se joigne formellement à la publication en cosignant les traductions en 2000, j'ai publié des traductions au français de grands poètes de langue espagnole : Sor Juana Inés de la Cruz (Œuvres profanes), Miguel Hernández (L'éclair sans cesse) et Jaime Sabines (Les poèmes du piéton) et quelques autres. Et de l'anglais, un roman d'André Alexis (Enfance) et une anthologie de poésie canadienne.
LMJ : Yann avait écrit plusieurs livres avant "L'Histoire de Pi" qui l'a propulsé vers la célébrité. Était-ce le premier livre de votre fils que vous ayez traduit?
Life of Pi - L'Odyssée de Pi
Émile et Nicole: Yann avait publié un recueil de nouvelles et un roman qui ont été traduits par d'autres traducteurs. Notre première collaboration avec lui était pour « L'histoire de Pi ». L'idée en est venue à son éditeur d'une façon tout à fait impromptue et nous avons entrepris la tâche avec enthousiasme en 2002, au moment où le livre avait déjà reçu le Man Booker Prize. Plus tard, en 2009, nous avons traduit un autre roman, « Beatrice & Virgile » , et en 2009 et 2011 des lettres adressées au premier ministre du Canada, « Mais que lit Stephen Harper » et « 101 lettres à un premier ministre ».
LMJ :Traduire en couple n'est déjà pas banal, mais traduire son propre fils est encore bien plus rare. Vous avez dû toujours chérir l'écriture, mais comment vous est venue l'idée de traduire le livre de votre fils ?
Émile et Nicole: C'est l'éditeur, André Vanasse, de la maison XYZ Éditeurs à Montréal, qui nous a lancé la boutade. Donc, si nous avons été choisis comme traducteurs de ces livres, ce fut à l'initiative de l'éditeur.
LMJ :Le journaliste et écrivain canadien Jean-Louis Gagnon me disait un jour que, s'il en avait les moyens, il ferait traduire ses livres afin d'en déceler toutes les faiblesses. Sans doute avait-il compris ce qu'est la traduction. Avez-vous fait de telles constatations en traduisant le livre de votre fils et les lui avez-vous signalées ?
Émile : Je ne suis pas d'accord avec Jean-Louis Gagnon ; l'homme était un monument du journalisme québécois. Un journaliste à l'ancienne : assiégé par les échéances, à la vaste culture et l'immense curiosité, capable, comme il disait, de 'pisser un texte' sur n'importe quoi avec dix minutes de préavis. Je l'ai un peu fréquenté quand il était ambassadeur du Canada auprès de l'UNESCO. Par ailleurs, même si Nicole et moi avions trouvé des « faiblesses » dans les livres de Yann, (ce qui n'était pas le cas), il s'agissait des livres déjà publiés, auxquels nous devions rester fidèles dans la traduction. En revanche, il nous est arrivé, dans certains cas, de trouver des mots ou des phrases qui, d'un commun avis, étaient plus riches ou plus nuancés en français qu'en anglais, et cela nous a procuré une joie certaine à tous les trois.
LMJ : Dans sa jeunesse, Yann a-t-il connu des situations qui ont influé sur sa carrière littéraire ? A-t-il été, par exemple, en contact avec des animaux ou a-t-il vécu des expériences religieuses qui peuvent expliquer que ces thèmes soient particulièrement présents dans « L'histoire de Pi »?
Émile : Yann a grandi, comme moi, au sein d'une famille entourée de livres et où les discussions littéraires étaient dominantes. C'était un lecteur passionné. C'est là, pour autant que je sache, qu'il a trouvé sa volonté d'écrire. Il aimait bien les animaux, et nous avons eu notre lot de chats-tortues-poissons rouges-chiens-souris-lapins-perroquet et surtout un cobaye resté fameux et il ne s'intéressait pas à la religion, pour citer deux thèmes de "L'histoire de Pi" . Le seul cas où je peux indiquer un lien direct entre ses expériences de jeune et ses œuvres, c'est une nouvelle qui fait partie de The Facts Behind the Helsinki Roccamatios (en français, c'est devenu Paul en Finlande) où il décrit la vie dans un internat, basée vraisemblablement sur ses années de pension. La lecture de cette nouvelle nous a permis de mieux connaître notre fils.
LMJ : Dites-nous comment vous collaborez avec Nicole à la traduction d'un livre. Vous vous êtes décrit comme le fuzzy poet de l'équipe, et Nicole comme la « linguiste scientifique ». Pouvez-vous développer ?
Émile : En fait, c'est une vraie symbiose. Nous avons des points forts très contraires et complémentaires à la fois. Moi, je traduis très spontanément et assez vite. Puis, je montre le premier jet à Nicole, qui se livre à une analyse très rigoureuse. C'est elle qui pose les questions de grammaire, par exemple. Nous avons parfois des discussions approfondies sur le temps d'un verbe quelconque. Le texte passe au moins quatre étapes, la dernière étant une lecture à haute voix que nous faisons ensemble. J'ai l'habitude de dire que Nicole s'occupe des voyelles et moi des consonnes. Mais j'aime aussi dire que je suis le traducteur et elle fait la traduction.
LMJ : Est-ce que l'auteur s'intègre à ce processus? Aviez-vous besoin de consulter Yann ? Par exemple, pour les questions de langue ou le choix d'un mot ou d'une expression quelconque ?
Émile et Nicole: Après la traduction de L'Histoire de Pi, Yann a écrit au crayon de couleur une quantité astronomique de commentaires. Par la suite, nous avons passé, à nous trois, cinq ou six jours d'analyses pour achever l'œuvre. C'est là que nous pouvions apprécier sa connaissance intime de la langue française et la mesure de ses exigences. En outre, en même temps que nous nous occupions de la traduction en français, d'autres traducteurs travaillaient à la traduction en chinois, en allemand, etc. (Le livre a été traduit en plus de trente-cinq langues.) Ces traducteurs ont interrogé Yann sur l'original anglais et il a toujours répondu à tous. Si bien que nous en sommes venus à former une sorte de club. Nous-mêmes pouvions profiter, le cas échéant, de ces précisions qu'il leur fournissait. Évidemment, une telle collaboration n'est pas toujours possible avec d'autres auteurs.
"L'histoire de Pi" en chinois, japonais et néerlandais
LMJ : Avez-vous été surpris par le grand succès de L'Histoire de Pi ? Est-ce que cela a incité le trio que vous formez avec votre fils à entreprendre d'autres projets littéraires ?
Émile : Pour répondre d'abord à la seconde question, Yann se consacrait à la carrière littéraire et cela, avant même son premier grand succès. De notre côté, Nicole et moi avions déjà traduit des livres, surtout de la poésie de langue espagnole, avant ceux de Yann. Donc, nous n'étions pas à court de copie. En ce qui concerne l'élément de surprise, il suffit de mentionner que Anne Paddy de la maison d'édition américaine, était très optimiste quand nous l'avons rencontrée à New York lors du lancement de L'Histoire de Pi. Elle estimait que le livre pouvait se vendre à raison d'un million d'exemplaires. À ce jour, plus de dix millions d'exemplaires ont été vendus. Par une ironie de sort, le fait que Yann ait choisi d'écrire ce livre en anglais, et non pas dans sa langue maternelle, le français, a joué un grand rôle dans sa réussite, même avant que le livre n'ait été traduit. Surtout, parce que cela lui a permis de remporter le très prestigieux Man Booker Prize, entre autres.
Yann Martel apres avoir remporté le prix préstigeux Man Booker Prize
LMJ : Si vous embarquiez dans un canot de sauvetage – abondamment pourvu en victuailles et en matériel de survie, mais sans connexion Internet – et que vous proposiez de traduire pour passer le temps, quels seraient les trois ouvrages que vous emporteriez avec vous ?
Émile:1)Bel Canto (2008) d'Ann Patchett; 2) Les Poèmes de Miguel Hernández …
Nicole : J'emporterais le prochain roman d'Haruki Murakami (ignorant tout de la langue japonaise, je traduirais en relais de l'anglais, car comme l'auteur connaît bien cette langue, il réviserait sans doute la traduction avant la publication; c'est d'ailleurs ce qu'a fait Dominique Letellier pour Underground, paru chez Belfond); j'ajouterais le prochain titre de Yann (de l'anglais au français) ou celui de Carlos Ruiz Zafon (de l'espagnol au français); enfin, le troisième serait 'La investigación de los fenómenos poéticos' de Carlos Bousoño.
LMJ : Pouvez-vous faire une révélation à nos lecteurs en nous divulguant le nom du prochain livre de Yann.
Émile et Nicole : Ce livre pourrait bien s'intituler The High Mountains of Portugal . Ce n'est pas tout à fait une révélation, parce qu'au tout début de L'Histoire de Pi, c'est le sujet de la note que l'auteur poste à une adresse fictive en Sibérie, avec une adresse de retour en Bolivie…
Lecture supplémentaire :
« L'Odyssée de Pi », réminiscence du passé colonial de la France en Inde
« L'Odyssée de Pi » , le livre et le film
Je tente de dresser la lignée ancestrale de Yann Martel; pouvez-vous me dire l'endroit et la date de mariage de Yann Martel et Alice Kuipers? De même, le lieu et la date de mariage de ses parents, Émile Martel et Nicole Perron? Merci beaucoup. Roger
Rédigé par : Roger Vaillancourt | 05/03/2016 à 07:53