Nous sommes heureux de présenter Adriana Hunter, traductrice littéraire britannique aussi accomplie que prolifique.
L'entretien qui suit a été mené par Jonathan Goldberg en anglais et traduit par notre contributrice, Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français, membre de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ).
Adriana : Dans une banlieue sans charme de Londres... mais j'ai été conçue à Paris!
Quel a été votre premier contact avec le français?
Adriana : Lorsque j'avais quatre ans, mon père a accepté un poste dans la diplomatie en Suisse et j'y ai passé quatre ans dans une école francophone; à mon retour en Angleterre, je parlais malgré moi avec un accent français.
Dans la suite de vos études, avez-vous profité de ce bon départ pour continuer d'apprendre le français ?
Adriana : Vers l'âge de 10 ans environ, j'ai poursuivi mon apprentissage du français à l'école et peu à peu je me suis passionnée pour cette langue, mais, pour mes dernières années d'études secondaires, j'ai cédé aux pressions de l'école et fait une spécialisation en sciences (appelé « niveau A » en Angleterre). Puisque j'ai dévié de la voie que je voulais suivre, je souhaitais étudier le français à l'université et j'ai travaillé dur pour combler mes lacunes en littérature. J'ai été très chanceuse d'être acceptée au Goldsmiths College de la London University, où j'ai étudié le français et le théâtre.
Quelle première expérience professionnelle vous a orientée vers la carrière de traductrice?
Adriana : Je travaillais en périphérie de l'industrie du cinéma, je faisais des tâches administratives pour un petit festival de cinéma dans le sud de la France. J'ai donc eu l'occasion d'être interprète entre les réalisateurs ou acteurs anglophones et la presse et le public local francophones.
Votre premier emploi à plein temps vous a-t-il donné l'occasion de travailler en français ?
Adriana : Oui, j'ai été relationniste de presse pour plusieurs films, ce qui voulait dire traduire les dossiers de presse et travailler en étroite collaboration avec les acteurs et réalisateurs français. Mon emploi suivant, auprès d'une entreprise spécialisée dans la mise en marché de manuscrits, a aussi été formateur. Cette entreprise repérait des idées prometteuses de livres non encore écrits et produisait des « trousses » destinées aux maisons d'édition (contenant un synopsis et des échantillons d'écriture). Plus tard, quand je voulais « vendre » un livre français ou mes compétences en traduction auprès d'une maison d'édition, je faisais aussi une trousse contenant un synopsis en anglais avec quelques échantillons de traductions en anglais.
Quel est le premier ouvrage que vous avez traduit ?
Adriana : Une autobiographie extrêmement émouvante appelée La Disparition (The Disappearance) de Geneviève Jurgensen. Ce livre m'a bouleversée et j'ai eu le sentiment très fort qu'il fallait que ce livre soit lu par plus de gens... et que si je le traduisais en anglais, ce serait le cas. J'ai approché environ 10 maisons d'édition britanniques avec cette technique de la « trousse » et, après quelques mois et de nombreux refus, Philip Gwyn Jones, qui travaillait alors pour la maison d'édition Flamingo, a commandé et publié l'intégralité de la traduction.
Comment êtes-vous parvenue à surmonter les obstacles qui empêchent tant de candidats traducteurs de travailler à plein temps d'en faire leur gagne-pain ?
Adriana : J'ai été très chanceuse puisque je recevais régulièrement du travail. Je voulais être une mère au foyer et grâce à mes enfants, ce fut mon cas. J'ai eu mes enfants sur une période de 7 ans, alors, durant plus de 10 ans, il n'était pas question pour moi de travailler à l'extérieur. J'adore traduire et je me suis réservé du temps pour le faire à même mon activité principale de mère au foyer.
Il semble qu'à partir du moment où vous avez commencé, vous n'avez plus jamais regardé derrière vous. Vous avez une bonne cinquantaine de traductions à votre actif. Plusieurs d'entre elles ont été retenues dans la sélection de prix prestigieux comme l'Independent Foreign Fiction Prize, le Kiriyama Prize, le French-American Foundation et le Florence Gould Foundation Translation Prize, le Marsh Award for Children's Literature in Translation, et le Scott-Moncrieff Prize, que vous avez remporté en 2011 (pour votre traduction de Bord de mer de Véronique Olmi, devenu Beside the Sea et paru chez Peirene Press, en 2010). Dans quelle mesure, les jurés de tels prix tiennent-ils compte de la part de l'auteur et de celle du traducteur dans le choix des œuvres qu'ils retiennent ?
Adriana : Dans la plupart des cas, le prix est remis à la traductrice, alors l'accent est mis sur la traduction, mais, cela va de soi, la qualité du texte de départ est très importante. La traduction peut ressembler à une partie de tennis : lorsque l'auteur du texte source est très bon, on rehausse notre jeu. Dans le cas du Independent Foreign Fiction Prize, le montant de la bourse était réparti également entre la traductrice et l'auteure.
Revenons à Beside the Sea. J'ai cru comprendre que vous aviez traduit ce livre dans des circonstances inhabituelles. Dites à nos lecteurs comment vous avez passé un mois à la Villa Gillet [1].
Adriana : Je n'avais pas réussi à trouver une maison d'édition anglophone pour publier Bord de Mer avec ma méthode de la « trousse », mais je ne pouvais abandonner ce livre si puissant. La Villa Gillet à Lyon offre chaque année plusieurs résidences de quatre semaines à des traducteurs, et j'ai eu la chance d'obtenir une de ces résidences en 2006. L'une des conditions d'admission à la résidence était d'avoir une traduction commandée sur laquelle travailler. À ce moment-là, j'avais deux gros contrats de traduction, alors je pouvais prouver que j'étais une traductrice en bonne et due forme, mais j'ai demandé à la Villa Gillet de me permettre de traduire Bord de Mer parce que je croyais à ce livre et que la résidence me fournissait une occasion en or de le traduire sans trop sacrifier mes sources de revenus. On m'a gracieusement accordé ce droit.
Malheureusement, leur bienveillance et mon engagement envers ce livre n'ont pas porté fruit immédiatement. Mais, deux ans plus tard, j'ai rencontré Meike Ziervogel, fondatrice de ce qui était la toute nouvelle maison d'édition Peirene Press, qui n'avait encore rien publié. Meike était aussi emballée par ce livre que je l'étais, et elle en a accéléré la publication pour qu'il devienne le tout premier livre publié par Peirene Press. Notre conviction a été justifiée lorsque la traduction Beside the Sea a été choisie comme « livre de poche de la semaine » par le quotidien britannique The Guardian, qu'elle a ensuite remporté le prix Scott-Moncrieff en 2011 et qu'elle a fait partie des candidats au Independent Foreign Fiction Prize de 2011.
Êtes-vous en contact avec les auteurs des livres que vous traduisez ?
Adriana: J'aime toujours communiquer par courriel avec un auteur. Quand j'achève un dernier brouillon, je peux aussi envoyer une liste de questions et je me fais un devoir d'envoyer ma traduction finale à l'auteur en même temps que je l'envoie à la maison d'édition, même si certains éditeurs s'y opposent. Il y a un livre, très touchant et très personnel, soit Le Fils, de Michel Rostain : il n'a pas pu lire ma traduction avant la veille du lancement plus tôt cette année. J'étais à la fois heureuse et soulagée (notamment parce que son anglais est très bon) lorsqu'il m'a dit qu'il n'aurait rien changé.
Combien d'autres auteurs dont vous avez traduit les œuvres avez-vous rencontré ? À quel stade du processus cela se produit-il habituellement ?
Adriana :J'en ai rencontré seulement une demi-douzaine, la plupart du temps à l'occasion du lancement du livre. Mais il y a une exception notable : Agnès Desarthe.
J'ai traduit quatre de ses livres et elle est non seulement une auteure de grand talent, mais elle est aussi une traductrice de l'anglais vers le français. Nous avons eu beaucoup de plaisir à parler des langues et de ma traduction de ses œuvres et nous sommes devenues amies.
Si nous prenons l'une de vos plus récentes traductions, Balzac's Omelette d'Anka Muhlstein, une livre que nous avons beaucoup aimé, il semble que cette œuvre ait exigé un savoir exceptionnel de l'auteur et de sa traductrice en matière d'art culinaire.
Adriana : Pour ma part, je peux seulement prétendre être une cheffe amateure enthousiaste, mais cela n'a pas constitué un handicap pour traduire le livre.
Cependant, j'ai dû surmonter un problème totalement différent : dans ce livre, il y a de nombreuses citations des œuvres de Balzac et à cause de contraintes de droits d'auteurs, je ne pouvais utiliser que des traductions anglaises qui sont dans le domaine public. Certaines étaient très mauvaises et parfois n'appuyaient même pas l'argument avancé par l'auteure. J'ai pu contourner cette difficulté en traduisant moi-même certains passages (et en publiant une note pour en aviser les lecteurs).
J'ai adoré traduire ce livre parce que l'écriture est si fluide et lucide. J'ai été très chanceuse de rencontrer Anka et son mari lorsqu'ils ont visité leur fils et leur belle-fille qui habitent relativement près de chez moi en Angleterre. Je leur ai apporté une offrande de macarons au gingembre et aux amandes que j'avais préparés, en guide de modeste hommage à l'auteure d'un livre si « délicieux ».
La maîtrise d'Anka de l'anglais est vraiment remarquable et j'ai peur qu'elle décide d'écrire de futurs livres en anglais, ce qui me priverait du grand plaisir de pouvoir la traduire de nouveau.
Pour prendre un autre exemple sur la longue liste des écrivains à qui vous avez ouvert le monde anglophone, je note que l'auteur de "Scandalous" est une mystérieuse "Laura D."
Adriana : Ce livre est un récit autobiographique d'une étudiante qui paie ses études universitaires en se prostituant. Je n'ai jamais su son vrai nom, mais le nom de la maison d'édition, Virgin Books, est une coïncidence ironique.
Parlez-nous de votre plus récente activité, consistant non pas à traduire, mais à expliquer au public ce qu'est votre profession.
Adriana : Le 7 août, l'auteure Naomi Alderman a animé une émission de radio qui traitait de problèmes de la traduction littéraire du point de vue d'auteurs traduits et de traducteurs. J'étais l'un des trois traducteurs invités et j'ai participé à un « combat de traducteurs », où j'ai dû défendre ma traduction de quelques paragraphes du roman de Jules Verne Le Tour du monde en quatre-vingts jours, comparativement à celles d'autres traducteurs. L'émission a été diffusée sur la chaîne de BBC Radio 4 sous le titre « The art and craft of translating fiction ».
Dans le sillage d'une aussi brillante carrière, quels sont vos projets à très court terme ?
Demain, je pars au Edinburgh International Book Festival, afin de participer à un « traduel » devant public. Ces séances sont de plus en plus populaires, c'est très amusant et c'est fascinant de déconstruire un texte et d'explorer le raisonnement derrière les différentes versions produites par deux traducteurs.
Annonce du blog :
En préparant cet entretien avec Adriana Hunter, nous lui avons réservé une petite surprise. Nous avons demandé à Anka Mulhstein, l'auteure de « Garçon, un cent d'huîtres ! : Balzac et la table » [2] qu'Adriana a traduit par Balzac's Omelette : A Delicious Tour of French Food and Culture with Honoré de Balzac de nous dire ce que fut sa collaboration avec Adriana. Voici ce qu'Anka nous a répondu :
Donner un livre à traduire, c’est un peu le jeter au fond d’un lac. Si on ne connaît pas la langue d’arrivée, impossible de juger de la traduction. On croise les doigts, on considère avec satisfaction son nom en chinois, en japonais ou en allemand, et on espère que le texte original aura survécu à la baignade. Le livre ne refait surface que si l’on comprend la traduction. Mais alors un autre problème surgit. Ce texte habillé de nouveaux mots, de tournures différentes est-ce bien le nôtre ? Grâce à Adriana, je n’ai jamais eu d’inquiétude. Adriana est une remarquable traductrice parce qu’elle est une lectrice si attentive et si exigeante. Elle saisit la moindre nuance mais elle remarque aussi la moindre inconsistance, la moindre obscurité et, qualité inappréciable, si elle a le moindre doute, elle pose la question à son auteur. Mon texte anglais est non seulement fidèle, mais plus précis. J’adore travailler avec elle !
A.M.
[1] Notes du blog :
La Villa Gillet, située dans le parc de la Cerisaie, 25, rue Chazière à 69004 Lyon, se veut un laboratoire d'idées. Des artistes et des penseurs s'y retrouvent périodiquement afin de réfléchir ensemble aux problèmes du monde contemporain. Le bâtiment fut construit en 1912 par l'architecte Joseph Folléa pour de riches industriels lyonnais, la famille Gillet. En mai de chaque année, s'y tiennent les Assises internationales du Roman. Notons que, depuis 2011, la Villa Gillet organise à New York, le festival "Walls & Bridges – Transatlantic Insights" qui entend instaurer un dialogue entre penseurs et artistes français et américains.
[2] ainsi que Victoria : Portrait de la reine... (1981); La Femme soleil : Les femmes et le pouvoir. Une relecture de Saint Simon (1976); Manhattan. La Fabuleuse Histoire de New-York, des Indiens à l'an 2000 (1986); Cavelier de La Salle, l'homme qui offrit l'Am érique à Louis XIV (1992) Astolphe de Custine (1790-1857) : Le dernier marquis (1996); Reines éphémères, mères perpétuelles (2001); Elizabeth d'Angleterre et Marie Stuart : Ou les périls du mariage (2004); Napoléon à Moscou (2007); Cécile Muhlstein : 1936-2007 (2011) et, en anglais, Baron James: The Rise of the French Rothschilds (1984); Monsieur Proust's Library (2012); Venice for Lovers (2012); La Salle: Explorer of the North American Frontier (à paraitre en livre de poche 2013).
A truly fascinating interview. I can imagine your frustration on reading: " I approached about ten British publishers and – after several months and many rejections –" as on three occasions I experienced the same - although I only submitted very long samples, not translations of the whole novels - to no fewer than thirty two French publishers. I suppose that is the “packaging method” your refer to?
One comfort is that one publisher rang me up and was very keen… but deemed that the book had too many pages, meaning it would be costlier to translate, I suppose. Understandably, as publishers are running a business, financial considerations play a major role in their policy! Others said they liked my translations but the books did not fit with their editorial line. I even went so far as to send a copy of one of the original books, to two different publishers: neither thanked me for it.
On the plus side, the most pleasurable thing was translating and corresponding with the authors (two in the USA, one in the UK), always very gracious and helpful. I felt that they were talented and that their books were well worth being made available to a French readership.
Your dedication backed up by your talent as a translator clearly paid off in the end! Toutes mes félicitations!
Rédigé par : jean-paul | 29/03/2016 à 09:19