« Homme libre, toujours tu chériras la mer » a écrit Charles Baudelaire. Maxime qui sied particulièrement bien au destin hors-pair de Joseph Conrad, ce terrien qu'une « impulsion inexplicable » attire soudainement vers la mer et qui, entré en contact avec la langue anglaise à 21 ans, n'en devient pas moins l'un des plus grands auteurs de la littérature anglo-saxonne. Magdalena Chrusciel, qui fut en mars dernier notre « traductrice du mois », a accepté de nous présenter son illustre compatriote, en privilégiant les attaches genevoises de l'auteur.
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Depuis toujours, Genève, ma ville d’adoption, se trouve au centre d’activités d’espionnage – et la dernière affaire en date n’est pas des moindres, puisqu’elle est dorénavant liée aux agissements d’un certain Edward Snowden. Il en était déjà ainsi du temps de l'auteur qui allait devenir célèbre, Joseph Conrad, lorsqu’il venait à Champel-les-Bains pour des cures thermales – une plaque apposée sur une façade de l'avenue de la Roseraie commémore ses quatre séjours. En août 1907, Conrad y travailla à son roman "Under Western Eyes" (Sous les yeux de l'Occident), publié en 1911.
Manchette de la Tribune de Genève, juillet 13 (photo M.Chrusciel). |
Maison de la Roseraie, 25 avenue de la Roseraie, Genève
appartenant aujourd’hui à l’État (photo C.O.Criodain).
L’action de ce roman se déroule dans la communauté des émigrés russes de Genève où des comptes se réglaient alors entre révolutionnaires et partisans du tsar. .. Dans la Pologne communiste de mon enfance, les romans de Conrad de cette teneur étaient totalement occultés et c'est à Charlie, un ami américain russophone et russophile de Genève, que je dois de les avoir découverts, il n’y a pas si longtemps. J’appris en même temps que Conrad comptait parmi les grands écrivains classiques de la littérature anglo-saxonne, alors qu’il reste relativement peu connu dans les pays francophones. Pour en savoir plus de sa vie mouvementée, je vous renvoie à la lecture passionnante de "The Several Lives of Joseph Conrad" de John Stape (Arrow Books, 2008)
Ses origines.
Joseph Conrad naît en 1857 à Berdichev, (Ukraine, à l’époque en Russie), au sein d'une famille de la noblesse polonaise. Agonisante, divisée par les partages, la Pologne était francophone et francophile [1]. Tout naturellement, le jeune Teodor Jozef Konrad Korzeniowski – qui adoptera le pseudonyme de Joseph Conrad - grandit dans le culte des valeurs de la noblesse, de la loyauté et d'une certaine idée du romantisme. Son père Apollo, très religieux et fervent patriote, fondera une maison d’éditions et traduira Shakespeare et Dickens. Opposant au tsar, il sera exilé avec sa famille, à Vologda, puis près de Moscou. Le jeune Conrad connut donc une enfance bien mouvementée ; et c’est en Pologne, à l'âge de six ans, qu'une gouvernante lui enseigne les premiers rudiments de français. Ses parents, à la santé affaiblie par les rigueurs de l’exil russe, mourront jeunes, et c’est avec sa tante que Conrad découvrira l’Europe occidentale, se rendant déjà en Suisse, sur le conseil de son médecin.
L'appel de la mer.
C’est autant sa condition d’orphelin qu’un esprit de rébellion qui pousseront le jeune Conrad, âgé d'à peine 16 ans, à s’enrôler dans la marine. Les relations familiales vont l’amener tout d’abord à Marseille dont il adorera la vie culturelle et l’opéra. Dépensier, le jeune homme peut encore compter sur la compréhension de son oncle, Tadeusz Bobrowski, qui accourra de Pologne lorsqu’il faudra le tirer d’embarras. Mais, à l’époque déjà, il fut difficile à un étranger de travailler en France, et c’est pour échapper aux difficultés bureaucratiques, de même qu’à des soucis d’argent que Conrad s’enrôle dans la marine britannique, la plus puissante de son temps. C’est lors de ses traversées qu’il perfectionnera son anglais – sur le Skimmer of the Sea, le Duke of Sutherland, le Narcissus et l'Highland Forest, mais aussi dans les ports d’Australie, à Java et , enfin, à Londres où il affectionne de se promener la nuit.
Conrad sur le pont d'un bateau | plaque à Londres |
En crise : à la recherche d’une maison.
À 27 ans, devenu premier matelot, c’est en anglais qu’il commence à écrire, sur le Tilkhurst. Bien que passionné de Flaubert, de Maupassant et de Bizet, il écrira en anglais, la langue de son quotidien. En effet, ses modèles littéraires sont français et anglais, et il vivait trop éloigné de sa culture d’origine. Les difficultés professionnelles qu’il rencontre dans la marine – travaillant au-dessous de ses compétences, les grèves – le feront définitivement se tourner vers l’écriture. Une dernière mission de capitaine, le mènera sur le fleuve Congo, pour les besoins d’une société belge, où il se heurtera à un milieu naturel extrêmement hostile – Conrad y souffrira de dysenterie et de dépression nerveuse, expérience qui dont il rendra compte dans son excellent "Heart of Darkness" (Au cœur des ténèbres).
Lorsqu’il retrouvera la mer, il s‘y liera d’amitié notamment avec John Galsworthy [2], qui sera parmi ses premiers lecteurs, alors qu’il rédige, en bateau, La Folie Almayer. Cependant, l’avènement de la vapeur mettra un terme définitif à ses aventures en mer. Par ailleurs, l’instauration du droit d’auteur va assurer une meilleure protection aux écrivains. Lorsqu’il soumet son premier roman à l’éditeur Unwin, épuisé par la rédaction de son ouvrage et l’attente d’une publication, il partira soigner en Suisse son état dépressif – précisément près de Genève, à Champel-les-Bains [3].
Partenaires et illusions.
Passionné de Dickens, Trollope et Disraeli, il trouve ses premiers défenseurs chez son éditeur, Garnet, qui lui servira aussi de père de substitution. Lorsqu’en 1895 paraîtra La Folie Almayer, le roman sera salué par la critique, mais la reconnaissance du public tardant, Conrad retournera une fois de plus soigner sa déprime aux bains de Champel.
Son second roman, "An Outcast of the Islands" (Un paria des îles), lui apportera une nouvelle reconnaissance. Puis c’est avec "The Nigger of the Narcissus" (Le Nègre du Narcisse) que Conrad abordera véritablement le thème qu’il connaît si bien et qui lui est cher, celui de la mer. Il fera ainsi de sa passion un thème littéraire, avec un roman plus expérimental, une narration complexe et des effets impressionnistes. À cette époque, il épouse Jessie George, emménage à Ivy Walls Farm, près de Stanford, et rejoint une nouvelle maison d’édition renommée, Blackwood.C’est aussi l’époque d’amitiés importantes avec d’autres écrivains, tels que l’Américain Stephen Crane [4] – dont l’amitié permet à Conrad de s’ouvrir à ses émotions - H.G. Wells et Henry James.
Henry James | H.G. Wells | Stephen Crane |
Lors de la parution du Nègre du Narcisse, en 1897, son génie est largement reconnu par la critique. Avec l’écrivain Hueffer, il engagera une collaboration littéraire plus ou moins fructueuse. Alors que Conrad est enfin entouré d’amis qui sont ses égaux, il va perdre son ami Crane, terrassé par la tuberculose et le paludisme, à peine âgé de 25 ans.
Paru en 1900, Lord Jim ne se vendra qu’à une élite, mais deviendra par la suite l'un des romans préférés du public. Cependant, Conrad dramatise toujours les choses, même lorsqu’il connaît le succès. De l'avis d'Henry James, son roman Le Nègre du Narcisse est « the very finest and strongest picture of the sea and sea-life that our language possesses ». La cadence des récits et les tournures de phrases lui sont inspirées de Maupassant. Mais, Conrad a de la peine à apprécier le temps qui lui est nécessaire pour écrire, ce qui lui vaudra bien des difficultés financières et des conflits avec ses agents. Souffrant également d'ennuis de santé, il sera souvent soutenu par John Galsworthy.
"Nostromo" (1904) avec ses thèmes politiques, touchant à la moralité et à l’histoire de l’humanité, ne rencontre guère une bonne critique, alors qu’il est aujourd'hui reconnu comme son chef d’œuvre. De nouveaux intérêts politiques se matérialiseront avec deux nouvelles, L’anarchiste, et L’informateur, ainsi que le roman Gaspar Ruiz, dont l’action se déroule en Amérique latine.
Paraissant en 1911, Sous les yeux de l’Occident, le roman se déroulant entre Saint-Pétersbourg et Genève, est une réponse de Conrad aux thèmes dostoïevskiens. C’est aussi un écho à son passé familial, avec son père révolutionnaire et exilé. Il y traite du cynisme et des conflits nés de la faillite des idéaux révolutionnaires, personnifiés par le personnage Razumov.
L’écrivain a toujours payé sa création d’une grande souffrance, et les périodes de travail intense étaient suivies d'épisodes dépressifs qu’il soignait à coups de voyages et cures. Ne jouissant pas d'une bonne santé, vivant quasiment dans une grande pauvreté, Conrad connut toujours une existence difficile. Souffrant aussi de goutte, lui et les siens se rendront alors une fois de plus en Suisse, à Genève (séjournant à l’Hôtel de la Poste) où il travaillera à la révision de son roman, L’agent secret. De retour en Angleterre, les Conrad auront deux fils, Boris et John. Ils s'installeront à Luton où l’écrivain rédigera notamment Fortune, son roman qu’il voulut populaire. Il reviendra à ses origines polonaises dans Souvenirs personnels (1912) et Retour en Pologne (1915). Conrad effectuera aussi une tournée aux États-Unis, et mourra en 1924, terrassé par une crise cardiaque.
Les adaptations cinématographiques sont nombreuses, notamment L’agent secret (Alfred Hitchcock, 1936, et C. Hampton, 1996, ainsi qu’une série de la BBC), La ligne d’ombre (Wajda, 1976), Le retour (P. Chéreau, 2005) etc. Quant à Ridley Scott, il appellera le vaisseau d’Alien du nom de Nostromo…
La vision conradienne de la vie est profondément pessimiste, et l’homme a de la peine à se défendre du mal - c’est une situation récurrente dans laquelle se retrouvent ses héros. De nos jours, la critique reconnaît largement la modernité de Conrad et la richesse de sa peinture de la nature humaine.
Pourquoi l’anglais ?
Passionné de littérature anglaise et française, il choisit d’écrire dans la langue de son quotidien. Il convient de relever que l'anglais n'était pas sa langue maternelle, et que la maîtrise qu'il en acquît et la littérature qu'il créât sont tout à fait uniques dans l'histoire littéraire et artistique [5].
Son choix de ne pas écrire en polonais s’avéra judicieux, non seulement il avait quitté la Pologne à 16 ans, mais ses écrits étaient bien trop cosmopolites et exotiques pour une Pologne restée provinciale et coupée du monde occidental.
À cet égard, il est intéressant de noter que le premier de ses romans à être traduit, Un paria des îles, le fut en polonais, en 1897. Hélas, la traduction fut bâclée afin de la rendre plus compréhensible pour les autochtones... Les Hollandais y devenaient des Allemands, les termes nautiques tout comme les termes malaisiens furent purement et simplement éliminés. De plus, il fera l'objet d'attaques d'une écrivaine très populaire et féministe, Eliza Orzeszkowa, qui ne comprenait ni les thèmes, ni les intérêts conradiens.
Parlant couramment français – avec l’accent marseillais – il traduisit lui-même Typhon en français. Gide fut son intercesseur dans le milieu littéraire français.
« … the Polish temperament… self-government, its chivalrous view of moral restraints and an exaggerated respect for individual rights… (Poland) had received its training from Italy and France… »
[1] Ainsi le grand-oncle du romancier, Mikolaj Bobrowski, qui servit Napoléon Bonaparte jusque dans son exil, sera décoré de la Légion d’honneur
[2] Auteur notamment de la Saga des Forsyth.
[3] Coïncidence, un écrivain que Joseph Conrad admirait beaucoup, Guy de Maupassant, avait fait, en août 1889, un bref séjour à Champel dont il gardait un souvenir cuisant. Dans une lettre à son médecin, le Dr Henry Cazalis, il écrivait : « Je reste à Divonne après un essai d'un jour à Champel où j'ai trouvé comme médecin le charlatan le plus prétentieux et exploiteur que j'aie jamais vu de ma vie, le Dr X. » Il faut dire que les eaux de Champel, comme celles de Divonne, ne pouvaient rien contre la syphilis tertiaire dont il mourra deux ans plus tard.
[4] L'auteur de "Red Badge of Courage".
[5] Comme on peut le lire dans le Dictionnaire des littératures, publié sous la direction de Philippe Van Tieghem, la langue extraordinaire de Joseph Conrad tient à « l'ampleur et la variété d'un vocabulaire qui joue avec la même dextérité de la densité concrète du saxon et de la majesté du latin, l'exceptionnelle richesse de l'image, la sonorité puissante et la cadence marquée de la phrase ».
Lecture supplémentaire :
Olivier Weber.
Conrad. Le voyageur de l'inquiétude.
Paris, Arthaud, 2011
The Time Machine and Heart of Darkness:
H.G.Wells, Joseph Conrad, and the fin de siecle
Haili Ann Vinson
©Magdalena Chrusciel
magdalena.chrusciel@gmail.com
Note du blog :
L'article ci-dessus a suscité des réactions très positives.
M. John Stape, l'auteur du livre «The Several Lives of Joseph Conrad », nous a écrit du Canada :
« How kind of you to characterize my biography as ‘une lecture passionante’. I’m very grateful, indeed. Working on Conrad, so complex linguistically and culturally, has provided me with immense pleasure over the course of my scholarly life, and I am happy that my work has found an outlet in the more popular source of a biography. He seems to me, more than ever, 'one of us' – polyglot, trans-cultural, conflicted, sceptical and enquiring in a modern way, a man much more of our times than of his own. Again, with thanks, John Stape, Vancouver
I found your colleague's observations interesting and I am as ever pleased that Conrad has a wide and diverse readership.
With kind regards and best wishes,
John »
D'autre part, Madame Magdalena Chrusciel, auteure de l'article, a reçu, de Varsovie, un message ainsi conçu :
Félicitations. Ce que j'ai aimé dans les articles du blog c'est la façon de les présenter, je veux dire un humour spécifique, preuves en soient les notes que j'ai publiées sur Facebook se basant sur les matériaux du blog. Meilleures salutations et bonne journée!Slawek Socko
Et finalement, un commentaire reçu de Sienne (Italie) :
Il est vraiment curieux que Joseph Conrad ait eu ce don de pouvoir écrire dans une langue qui non seulement n'était pas la sienne, mais qu'il avait, de surcroît, apprise au contact de matelots. En licence d'anglais, il était la bête noire des étudiants qui redoutaient par dessus tout sa terminologie des gréements et de la marine à voile...Le fait d'écrire dans une langue qui n'est pas la sienne n'est pas nouveau : Tolstoï écrivait des pages entières en français. Mais je pense que le cas plus représentatif du XXe siècle est Antonio Tabucchi. Professeur de portugais à l'Université de Sienne, il a écrit « Requiem »(Uma alucinaçao) en portugais et n'a jamais accepté de le traduire lui-même en italien, car cela eut été, disait-il, récrire son livre... Clause de conscience du traducteur ? Il prétendait qu'une histoire comme celle-ci n'avait pu être écrite qu'en portugais (Una storia come questa avrebbe potuto essere scritta soltanto in Portoghese). Autre bizarrerie, Tabucchi s'était mis à l'étude du portugais afin de lire et traduire Pessoa, l'écrivain portugais qui, sous de nombreux pseudonymes, avait écrit des poésies érotiques et des récits mystérieux en langue anglaise. D'ailleurs, dans sa postface, le traducteur de Requiem en italien (Sergio Vecchio) donne peut-être l'explication lorsqu'il écrit : « Tabucchi avait besoin d'une langue différente, une langue qui fût un lieu d'affection et de réflexion ».Ne manquez pas, s'il vous plaît,
d'admirer les azulejos du XVIIe
siècle du
Une lectrice assidue du Mot juste, Madeleine Bova
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