Analyse de livre
Montréal, Boréal, 2003. Version française de Crossing the 49th Parallel: Migration from Canada to the United States, 1900-1930, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
Nous souhaitons la bienvenue à notre nouveau collaborateur, William Gaudry, de Montréal.
Vu l'histoire familiale de M. Gaudry et son parcours scolaire et universitaire, nous estimons qu’il est particulièrement bien placé pour exposer le problème des migrations du Canada vers les États-Unis.
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Lorsqu’on parle de l’immigration aux États-Unis au tournant du XXe siècle, on se remémore les documentaires qui mettent à l’affiche les hordes d’immigrants européens s’entassant sur les quais de New York en attente d’être contrôlés. Pourtant, les historiens se sont rendu compte sur le tard que l’essentiel de ce grand mouvement humain provient non pas de l’Italie, de la Russie ou de l’Allemagne, mais d’un pays situé tout près : le Canada. De 1840 à 1930, près de 2,8 millions de Canadiens auraient émigré aux États-Unis. Le gouvernement canadien estime, en 1900, qu’environ 22 % de sa population se serait éparpillée des quatre coins de la République américaine. Dans La Ruée vers le Sud : Migrations du Canada vers les États-Unis, 1840-1930, Bruno Ramirez met la table pour une revitalisation complète de l’histoire des migrations nord-américaines.
Pour leur part, les Canadiens anglais se sont accoutumés plus rapidement dans la République américaine de par leur connaissance approfondie de la langue et de la culture anglaises. La Ruée vers le Sud est un ouvrage ambitieux qui vise à reconstruire l’histoire des migrations canadiennes aux États-Unis en y incorporant l’expérience canadienne anglaise. Le livre est divisé en cinq chapitres étoffés qui répondent chacun à une question posée en introduction. Nous les résumons ainsi : Pourquoi les Canadiens migrent-ils aux États-Unis? (chapitre 1); Comment le Canada traverse-t-il le resserrement des politiques américaines en matière d’immigration? (chapitre 2); Quelles sont les différences et les similitudes entre l’émigration canadienne française et l’émigration canadienne anglaise? (chapitres 3 et 4); Le Canada est-il une zone transitoire parmi l’ensemble des migrations transatlantiques? (chapitre 5).
Le premier chapitre cerne les causes du phénomène migratoire canadien de l’autre côté du 49e parallèle. Dès les années 1840, des milliers de Canadiens fuient les dysfonctionnements économiques et politiques de leur pays et franchissent la frontière en direction des centres manufacturiers de la Nouvelle-Angleterre et du Midwest où les salaires sont plus avantageux. Toutefois, les motifs de départs varient sensiblement d’une région à l’autre.
De 1815 à 1875, le Québec traverse une crise agricole rigoureuse qui accélère la prolétarisation de ses campagnes. En parallèle, le taux de fécondité de la province est le plus élevé d’Amérique du Nord au point de faire tripler la population en moins d’un siècle. Cette pression démographique, aggravée par la saturation des terres dans la Vallée du Saint-Laurent, réduit considérablement les possibilités d’emplois en comparaison de la taille de la population active. Dès le milieu du XIXe siècle, des centaines de milliers de journaliers canadiens français décident de quitter leurs contrées pour tenter leur chance aux États-Unis.
Pour sa part, l’Ontario traverse une période d’instabilité économique en lien avec l’abrogation du Traité de Réciprocité (1866) entre les colonies canadiennes et les États-Unis. Jusque-là, la province avait trouvé aux États-Unis un marché inépuisable pour écouler ses denrées de blé.
Les Canadiens anglais et français des Maritimes (Nouveau-Brunswick et Nouvelle-Écosse) émigrent de l’autre côté de la frontière pour des raisons très différentes de leurs confrères québécois et ontariens. Jusqu’aux années 1870, l’industrie navale est en expansion et assure la prospérité de la région. Par la suite, l’économie canadienne se recentre vers le continent nord-américain à mesure que l’industrie navale cède sa place à l’industrie ferroviaire. En 1867, la réorganisation des colonies canadiennes sous la forme d’une Confédération ralentit davantage la conversion économique des Maritimes. Les politiques du gouvernement fédéral ne se dirigent plus vers l’Atlantique, forçant les Maritimois à rechercher de meilleures conditions d’existence aux États-Unis.
Une fois additionnés, ces facteurs économiques et politiques alimentent la machine migratoire canadienne. Peu d’options s’offrent alors aux Canadiens : se diriger vers les terres inhospitalières des Prairies de l’Ouest nouvellement ouvertes, participer au mouvement de colonisation des régions nord-ouest du Québec ou rejoindre les centres manufacturiers américains à proximité de la frontière. Plusieurs familles canadiennes choisiront l’une de ces possibilités, mais la plupart décideront de migrer aux États-Unis. Le processus est d’autant plus facilité par la proximité géographique et culturelle (pour les Canadiens anglais) dont jouit le Canada avec son voisin américain.
Intitulé « L’édification de la frontière », le deuxième chapitre s’intéresse au processus politique qui chapeaute les migrations canadiennes aux États-Unis. À partir des années 1890, l’installation de systèmes de vérifications à la frontière oblige les migrants canadiens à planifier davantage leur départ. L’aventure au sud de la frontière n’est plus l’affaire d’une escapade improvisée simplifiée par la perméabilité de la frontière, mais devient un véritable projet migratoire.
De toute façon, en dépit de l’édification d’une frontière physique et de l’adoption de lois restrictionnistes au début des années 1920, le gouvernement américain continuera tout de même à entretenir un préjugé favorable envers l’immigration en provenance du Canada. Les douanes américaines perçoivent les Canadiens (anglais surtout) comme des immigrants de qualité qui s’agencent parfaitement avec les critères moraux de la République. C’est pourquoi Bruno Ramirez ne répertorie qu’un seul refus pour quatre-vingt-dix entrées légales.
Les chapitres troisième et quatrième se lisent comme un seul tout en étant scindé par la nécessité d’analyser isolément les cas des Canadiens français et des Canadiens anglais. Selon l’auteur, les deux groupes linguistiques présentent des caractéristiques socioéconomiques fort différentes, mais partagent des motifs de départs semblables. Au Québec les terres situées à l’extérieur de la Vallée du Saint-Laurent sont moins propices à la culture commerciale de sorte qu’une multitude de petits propriétaires terriens se retrouvent prisonniers d’une agriculture de subsistance. C’est pourquoi la majorité des migrants canadiens français sont surtout des journaliers agricoles et des petits exploitants en quête d’une vie meilleure.
Contrairement à leurs compatriotes francophones, les migrants canadiens anglais sont surtout des ouvriers qualifiés. Ils se dirigent principalement vers les centres de l’acier du Midwest (Pittsburgh, Détroit). Rappelons que le sud de l’Ontario n’est qu’un appendice de la région économique des Grands Lacs. La plupart des Ontariens quittent à partir des grands centres urbains comme Toronto, Hamilton et Windsor et s’orientent vers des villes américaines frontalières comme Détroit, Sault-Sainte-Marie, et Buffalo. Les Canadiens français, eux, quittent principalement des paroisses rurales pour joindre les centres textiles de la Nouvelle-Angleterre où la demande en journaliers est déterminante.
Les Canadiens français finissent par trouver plus d’affinités culturelles et de sécurité matérielle au sud de la frontière plutôt qu’à Montréal, Toronto ou Calgary. Pourquoi emménager dans un territoire inconnu à plus de quatre mille kilomètres alors qu’en quelques heures de trains de l’autre côté du quarante-neuvième parallèle se trouvent des communautés francophones enracinées depuis des décennies? Les Canadiens anglais quant à eux, s’intègrent plus facilement à la société américaine, car ils partagent la même langue et la même culture. Bien avant la naissance du Canada, en 1867, les colonies britanniques d’Amérique du Nord avaient déjà tissé des liens économiques étroits avec les États-Unis.
Que l’on discute des migrants canadiens anglais ou canadiens français, les deux groupes se rejoignent par la nature familiale et économique de leur projet migratoire. Exemption faite des Britanno-Colombiens qui préfèrent migrer vers les États de Washington et de la Californie, les destinations sont sensiblement les mêmes : Massachusetts, Maine, Vermont, New Hampshire, Michigan, Connecticut, Rhode Island et New York. Certes, ils quittent leurs contrées pour trouver du travail en terre américaine et par le fait même améliorer leurs conditions d’existence, mais le choix d’une destination plutôt qu’une autre revient à la présence familiale sur place. Ainsi se tissent des chaînes migratoires qui se perpétuent dans l’espace et dans le temps. Cette dimension familiale s’avère cruciale pour l’intégration des migrants canadiens, en particulier pour les francophones pour qui la langue française et la religion catholique forment l’essentiel de leur armature identitaire distincte.
Le dernier chapitre explore le rôle unique qu’occupe le Canada au sein du grand mouvement migratoire transatlantique qui s’opère à partir du dernier quart du XIXe siècle. De 1880 à l’aube de la Première Guerre mondiale, le Canada ouvre ses Prairies de l’Ouest à la colonisation et enclenche une politique ferroviaire musclée qui profite aux industries québécoises et ontariennes. Cela oblige le gouvernement canadien à recourir massivement à l’immigration européenne pour combler son déficit en main-d’œuvre.
Une fois arrivés au Canada, ces derniers s’en servent comme tremplin pour réémigrer aux États-Unis, l’Ontario étant en tête de liste du phénomène. Par exemple, les Italiens franchissent la frontière seuls tandis que les Britanniques voyagent en famille. Ne recevant qu’un nombre limité d’immigrants européens, le Québec et les Maritimes sont relativement exclus du processus.
Ces réémigrants planifient-ils leur double projet migratoire où seraient-ils plutôt guidés par l’improvisation. Les deux options sont envisageables aux yeux de l’auteur. De toute façon, le mouvement de réémigration termine sa course en 1921 lorsque le gouvernement fédéral américain met en application un système de quotas ethniques discriminatoires qui limitent l’entrée d’Européens du Sud et de l’Est à partir du Canada. Par conséquent, le Canada a occupé un rôle singulier parmi les trajectoires migratoires transatlantiques. Il fut une terre d’accueil tout en étant saigné par la désertion de ses citoyens.
La Ruée vers le Sud nous raconte une histoire humaine qui s’est construite à la fois par les émigrants et par les besoins économiques et démographiques des États concernés. De 1840 à 1930, le Canada a permis à son voisin de prospérer en lui fournissant une main-d’œuvre située à proximité de ses grands centres manufacturiers. Bruno Ramirez remet les pendules à l’heure en intégrant l’expérience canadienne anglaise aux États-Unis, aspect largement négligé par les historiens qui lui ont précédé.
William Gaudry
Lecture suppplémentaire :
Bonjour, America
New York Times
23 July, 2013
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