Ce mois-ci, notre invité s'appelle Eric Tordeur. Son parcours professionnel est assez original. Il a enchaîné des expériences fort variées qui, toutes à leur manière, ont contribué à façonner son profil actuel. Nous lui donnons la parole en espérant que sa signature réapparaisse bientôt dans nos colonnes.
LMJ : « Reine des eaux, joyeux Copenhague... » chantait Georges Ulmer dans les années cinquante ! Eric Tordeur, vous êtes belge et, à Copenhague, vous dirigez la petite équipe de traduction française du Bureau régional OMS pour l'Europe. Une première question s'impose : comment êtes-vous venu à la traduction et comment avez-vous abouti à Copenhague ?
E. T. : J'ai obtenu ma licence en traduction en 1983 à l'École d'Interprètes Internationaux (EII) de l'Université de Mons (Belgique). Au départ, je voulais faire des études de philologie germanique pour devenir professeur d'anglais, de néerlandais et d'allemand, mais c'est après une journée « portes ouvertes » organisée à l'EII que j'ai finalement changé d'avis et été séduit par une carrière de traducteur. Après plusieurs années dans le privé, le Bureau régional de l'OMS pour l'Europe m'a offert un contrat mi-temps comme traducteur-réviseur. J'ai donc déménagé dans la capitale danoise en 2003.
Complexe UNCity où sont regroupés les services onusiens à Copenhague.
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Bâti
traditionnel et architecture |
L'entrée d'UNCity Photos : Eric Tordeur |
LMJ : Vous débutez comme traducteur à l'Institut international d'agriculture tropicale, à Ibadan (Nigeria), où vous passez six ans. L'agriculture tropicale est une question très technique. Vous n'étiez pas agronome. Comment vous êtes-vous adapté à cette discipline et à l'Afrique occidentale ?
E.T. : Ce ne fut guère facile, car l'agriculture tropicale n'est pas généralement inscrite au programme des facultés de traduction ! J'ai dû tout apprendre sur place, lire des documents et des rapports très scientifiques parlant d'irrigation des rizières ou de lutte contre les ravageurs du manioc. Comme l'IITA est avant tout un centre de recherche, je fréquentais les ingénieurs agronomes, allais dans leurs laboratoires, visitais leurs champs d'essai. J'ai adoré l'Afrique occidentale, ses paysages, sa culture et ses populations. Évidemment, j'ai dû m'adapter au climat, à l'absence d'hiver, à la chaleur humide.
LMJ : Votre carrière se réoriente ensuite complètement puisque vous n'allez pas à Rome offrir vos services à la FAO ou au FIDA, mais vous passez neuf ans aux États-Unis. Racontez-nous cette expérience américaine.
E.T. : En effet, j'ai quitté le monde des organismes internationaux pour m'enfoncer dans la jungle impitoyable du privé américain. J'ai travaillé pendant près de cinq ans comme traducteur puis comme directeur du service linguistique chez Harvard Translations à Boston. Ensuite, je suis allé gérer le programme de traduction de Yahoo! en Californie. J'ai appris non plus à traduire, mais à produire. J'ai dû accroître ma cadence et m'intéresser davantage aux nouvelles technologies. Chez Yahoo!, j'ai vécu le rêve californien et, en particulier, celui de la Silicon Valley. En 2000, j'ai été transféré à leur bureau européen de Londres, où je suis resté jusqu'à mon départ en 2003.
LMJ : Pendant un an, vous gérez le site Yahoo de la Coupe du monde de football de la FIFA. Ce devait être passionnant. N'avez-vous pas été tenté de rester dans le monde du sport ou des médias ?
E.T. : Ce fut une expérience inoubliable, même si je n'aime pas le football, et j'ai fait beaucoup de jaloux. Je suis allé sur place à Séoul, en Corée du Sud, lors de la phase finale de la Coupe du monde de 2002 pour gérer la traduction de leur site dans 6 langues. Je devais regarder tous les matches sur des écrans géants pour vérifier le travail des traducteurs qui traduisaient les commentaires en direct. Bien sûr, il y avait l'ambiance, la présence de toutes les chaînes de télévision, et cette impression de participer à un événement planétaire. J'aurais pu rester dans le monde du sport et des médias, mais le destin en a décidé autrement.
LMJ : Donc, vous changez encore de pays et de domaine d'activité puisque vous rentrez au service de l'OMS, comme traducteur à mi-temps au bureau de Copenhague.
E.T. : J'ai quitté les brumes de Londres pour rejoindre les bords de la Baltique, le monde de l'Internet pour le monde de la santé publique. Le changement fut brutal, mais je me suis adapté à mon nouvel environnement.
Photo : Eric Tordeur
"J'ai quitté les brumes de Londres pour rejoindre les bords de la Baltique..."
LMJ : Dans ces nouvelles fonctions, vous travaillez avec René Meertens, l'auteur (entre autres) du Guide anglais-français de la traduction, l'un des trois livres que j'emporterais avec moi si je devais traduire dans une île déserte. Avez-vous collaboré à ses travaux de terminologie ?
E.T. : Pas du tout, mais j'ai profité de ses connaissances intarissables dans le domaine de la santé. Il a été mon mentor. C'est quelqu'un de très bien, de très modeste. René Meertens a pris sa retraite il y a quelques années, et il nous manque beaucoup à l'OMS/Europe.
LMJ : Loin de la francophonie, ressentez-vous une impression d'isolement ? Avec une équipe réduite, avez-vous recours à une technique à laquelle l'OMS s'intéresse de près[1], la traduction assistée par ordinateur (TAO) ?
E.T. : La Scandinavie est à des milliers d'années lumière de la francophonie, et regarde plutôt vers l'univers anglo-saxon. Heureusement, grâce à l'Internet, au satellite, il est facile de rester informé en français, et puis Copenhague n'est qu'à une heure d'avion de Bruxelles. En ce qui concerne la TAO, c'est devenu notre credo. Il est important d'adopter les nouvelles technologies pour survivre, accroître son efficacité. Si vous ne le faites pas, d'autres le feront. Mon expérience chez Yahoo! m'a rendu plus réceptif à ces technologies.
LMJ : Toujours pour rompre l'isolement, avez-vous des contacts étroits avec vos homologues des autres équipes linguistiques (allemande, russe, etc.) ? Vous réunissez-vous pour discuter de questions professionnelles ?
E.T. : Absolument. Nous travaillons dans des langues différentes, mais nous rencontrons les mêmes problèmes. J'ai d'excellentes relations avec mes collègues allemands, russes et anglais. Nous nous réunissons souvent. Il arrive que je m'inspire de leurs traductions, et ils vont souvent consulter les traductions françaises.
LMJ : Dans quelle mesure l'expérience que vous avez acquise en Afrique et en Amérique vous sert-elle à traduire des textes traitant de médecine et de santé publique ?
E.T. : La phytopathologie est l'un des domaines de l'agriculture tropicale. Il existe parfois des points communs entre les maladies des végétaux et celles touchant les populations humaines, notamment celles provoquées par des carences. Lorsque je travaillais comme traducteur chez Harvard Translations, à Boston, je faisais énormément de traductions pour de grandes entreprises médicales, notamment des notices d'emploi pour des instruments chirurgicaux. En d'autres termes, j'ai toujours traduit des textes traitant de médecine ou de problèmes de santé. Certains documents de l'OMS portent, par exemple, sur la lutte contre le paludisme, une maladie malheureusement très présente en Afrique. J'ai d'ailleurs une connaissance d'autant plus intime du paludisme que j'ai eu plusieurs crises pendant mon séjour là-bas. Je connais donc bien les symptômes ainsi que les modes de prévention et de guérison.
LMJ : Une profession qui vit est une profession qui se renouvelle. Quels conseils donneriez-vous à des jeunes qui aiment les langues étrangères et veulent s'orienter vers la traduction ou l'interprétation ? Leur conseilleriez-vous de « rouler leur bosse » ?
E.T. : Je leur conseillerais de bien connaître les langues étrangères et leur langue maternelle, de s'intéresser aux nouvelles technologies (glossaires en ligne, mémoires de traduction, traduction automatique) et de les adopter afin d'accroître à la fois la qualité et la productivité. Mais surtout, je leur conseillerais de ne jamais laisser tomber… le monde de la traduction et de l'interprétation est un monde de requins. La concurrence est rude. C'est aussi un métier que beaucoup de gens ne comprennent pas, surtout ceux qui n'ont jamais fait l'effort d'apprendre une langue étrangère.
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[1] Najeeb Al Shorbaji. Machine translation. UN Special, juillet-août 2013, pp. 16-17.
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