Interview accordée à Jonathan G. par Mme Claudette Roche, dans son studio de Los Angeles. Traduction : Jean L.
LMJ: Claudette, vous avez vécu successivement à Londres, Montréal, Toronto et Los Angeles. Expliquez-nous cet itinéraire ?
Claudette: Je suis née à Londres et, à l'âge de sept ans, je suis partie à Montréal avec mes parents. Pendant plusieurs années, j'y ai vécu dans un quartier très anglais. Quand quelqu'un parlait français dans ce quartier, je regardais autour de moi pour voir qui utilisait cette langue étrangère. Puis, la loi 101 fut adoptée [1], interdisant toute signalétique exclusivement anglaise, par exemple. Beaucoup de gens et d'entreprises anglophones s'en allèrent. Quelques années plus tard, je suis moi-même partie pour Toronto et me suis installée à Los Angeles en 1990.
LMJ : À quel moment avez-vous pris conscience des accents ?
Claudette : Je pense en avoir toujours été consciente. Enfant, j'étais déjà très sensible aux accents. Lorsque j'ai quitté l'Angleterre, j'avais l'accent cockney. Soudainement transplantée à Montréal, ces anglophones me semblaient avoir un accent bizarre. Je me souviens qu'en écoutant les anglophones du Canada, je me disais qu'ils émettaient des sons bien étranges. La façon dont les Canadiens prononçaient les mots contenant un « ou » retenait particulièrement mon attention. Ils prononçaient « about » comme si c'était « a boot », ce qu'ils ne faisaient pas pour un mot comme « loud ». Ce n'est pas très logique, mais c'est comme cela qu'ils l'apprennent et le répètent. Du reste, Montréal est une ville très cosmopolite. J'avais un tas de voisins et d'amis italiens, grecs, jamaïcains, marocains et chinois. Je baignais constamment dans cette symphonie d'accents.
LMJ: Dites deux mots à nos lecteurs de votre maîtrise du français.
Claudette : Ce que je sais en français, c'est ce que j'ai appris à l'école, à raison de trois leçons par semaine. Malheureusement, en ce temps-là, je n'avais aucune envie de l'apprendre, car j'étais très jeune. D'ailleurs, je n'avais pas demandé à quitter l'Angleterre pour le Canada. Plus tard dans la vie, j'ai songé à m'installer en France et j'ai réfléchi à mon accent. Je suis allée chez Berlitz afin d'acquérir un accent plus européen, prélude à une installation en France. Mais, j'ai changé d'avis et je suis partie à Los Angeles. En vivant ici, je n'ai guère l'occasion de parler français et j'ai perdu une bonne part de mon aptitude à le faire. J'avoue que le français me manque. La dernière fois que j'ai parlé français quotidiennement, c'était en 1998. J'étais au Luxembourg pour un mois. J'en venais à penser et à rêver en français. J'aurais aimé y rester plus longtemps.
LMJ : À quel moment avez-vous décidé de devenir monitrice d'accent ?
Claudette : Comme actrice, il m'arrivait de prendre des accents. Parfois, on m'engageait sans passer d'audition, parce que je passais pour la Meryl Streep de Toronto, celle qui était capable d'imiter n'importe quel accent... On m'appelait pour venir faire tel ou tel accent, sans jamais me demander si je savais le faire. Il m'arrivait de travailler pour une grande chaîne de radio-télévision, la Canadian Broadcasting Corporation (Radio-Canada), dans des pièces de théâtre, par exemple. « Nous voudrions que vous jouiez le rôle d'une Indienne », me disait-on et je m'asseyais autour d'une table avec de vrais Indiens, ce qui me stressait quelque peu. J'acceptais même des rôles obligeant à imiter plusieurs accents : algérien, sud-africain ou autres.
LMJ: Votre expérience de l'art dramatique vous a-t-elle incitée à devenir monitrice d'accent ?
Claudette : Oui, il y a une dizaine d'années, lorsque ma carrière s'est essoufflée et qu'elle ne m'a plus guère épanouie, j'ai bifurqué sans jamais plus regarder en arrière. Il m'arrive maintenant d'être réservée trois mois à l'avance. Dans le peu de temps qui me reste, j'ai essayé d'améliorer mon français, mais je suis si obsédée par l'accent que je néglige la grammaire. Et c'est là mon problème, car la grammaire est très importante. Je suis si préoccupée par les sons que j'émets que si l'on me rassure en me disant que c'est bien, ma réaction risque d'être : « Non, non, a-t-on vraiment l'impression que je suis française ? ».
LMJ : Comment votre clientèle se répartit-elle entre Américains et non-Américains ?
Claudette : 80% sont des non-Américains.
LMJ : De quels pays viennent-ils et quels accents ont-ils ?
Claudette : Cela varie. En ce moment, j'ai beaucoup d'élèves chinois, russes et iraniens.
LMJ : La plupart des gens qui s'adressent à vous le font-ils parce qu'ils veulent s'assimiler – parce qu'ils veulent « parler comme les autres » ? Ou beaucoup d'entre eux s'orientent-ils vers l'art dramatique ou aspirent-ils à devenir acteurs de cinéma, par exemple ?
Claudette : Je dirais que chez 80% de mes élèves, 60% sont des acteurs et qu'il leur faut acquérir un accent américain normalisé. Il faut qu'ils aient l'air d'être nés ici. Les autres appartiennent aux professions libérales (médecins, dentistes, avocats, etc.) ; leur accent les empêche d'être bien compris des Américains. En ce moment, j'ai un homme d'affaires du Québec et une actrice française.
LMJ: Par rapport à d'autres langues, est-il facile ou difficile pour des Français d'apprendre à parler l'anglo-américain normalisé ? Le fait de parler le français comme langue maternelle est-il un obstacle majeur ? Plus grand que le chinois ?
Claudette : Le chinois peut être redoutable. Les Français prononcent certaines consonnes à peu près de la même façon que les Américains. En outre, lier les mots entre eux leur semble évident puisqu'ils en ont l'habitude tandis que, pour des Chinois, c'est un peu plus laborieux. Il y a donc, dans la prononciation de l'anglais, de nombreux éléments logistiques qu'un Français peut comprendre.
LMJ : Pour en revenir à l'accent français, ce n'est pas seulement une question de prononciation, mais c'est le rythme, les inflexions, qui sont très différents de l'anglais.
Claudette: Je ne m'occupe pas que des accents, je m'intéresse à la mélodie des mots et aussi du comportement physique, de la façon de s'assoir, de marcher, d'écouter. À ce jeune Français à qui j'enseignais l'américain, j'ai un jour dit : « Vous ne pouvez pas leur lancer cet accent au visage et vous attendre à ce qu'ils vous croient. Il leur faut être persuadé que tout en vous est américain. »
LMJ: Il m'est facile d'imaginer l'agacement que peut éprouver une monitrice d'accent. Vous avez l'ouïe fine, mais votre élève ne l'a pas forcément. [2] Alors, comment faites-vous pour transmettre cette aptitude à votre élève ?
Claudette: J'écris en prononciation figurée et ils ne peuvent le dire autrement. Certaines personnes ont l'ouïe particulièrement réceptive aux accents et elles en perçoivent la musicalité. C'est un don. Ces personnes-là peuvent acquérir plus facilement d'autres accents. Mais, j'ai eu des élèves qui m'ont dit : « Je ne peux absolument pas prendre un accent ». Ils viennent à moi dans cet état d'esprit et il me faut surmonter cet obstacle et leur montrer que la chose est faisable. Chez beaucoup d'élèves, l'âge et l'accent ou la langue d'origine réduisent la durée de conservation d'un accent. Dans le cas des acteurs, travailler des textes bien déterminés et ne travailler que ces vocables-là, facilite le processus. Comme je l'ai dit, je leur écris ce qu'ils doivent dire, dans leur langue, en prononciation figurée, ou j'utilise l'alphabet phonétique international (API), ou encore je leur fais imiter tel ou tel accent. Souvent, l'attirance sentimentale ou culturelle que l'on peut éprouver pour un accent aide à acquérir les sons voulus. Ces temps-ci, j'enseigne l'accent anglais à une charmante actrice française. Je me sers de certains sons français pour l'aider à saisir l'accent anglais. J'emprunte des sons et les fais fonctionner. On m'a comparée à Lionel Logue, l'orthophoniste qui a aidé le roi George VI à atténuer son bégaiement. Lui et moi recourons parfois à des techniques peu orthodoxes pour aider nos élèves à atteindre leur objectif.
LMJ : Avez-vous des élèves hors des États-Unis ?
Claudette: Ils viennent de partout, d'Angleterre, de Russie, du monde entier. Pour l'international, je travaille avec Skype – Singapour, Dubaï, etc. J'ai une élève sud-africaine qui réside à Singapour. Elle travaille dans les technologies de l'information avec des gens du monde entier et elle pense qu'avec un accent plus américain, elle n'aurait pas à répéter pour être comprise. C'est pour cela que nous peaufinons son accent américain.
LMJ : La place nous manque pour rendre compte de tous les sujets abordés au cours de cet entretien. Cependant, vous avez donné à nos lecteurs un fascinant aperçu d'une profession peu commune, et nous vous en remercions infiniment.
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[1] La Charte de la langue française, également appelée Loi 101, est une disposition législative de la province de Québec (au Canada) faisant du français, langue de la majorité de la population, la langue officielle du Québec et définissant des droits linguistiques fondamentaux. C'est l'instrument législatif central de la politique linguistique du Québec.
[2] How to acquire an American accent (parody):
J'ai beaucoup apprécié l'interview à Claudette Roche.
Questions pertinentes, réponses précises et le tout en un français excellent. Certes il faut un grand talent d'imitateur pour bien parler une langue apprise mais qui n'est pas la langue maternelle.
Pour vous dire combien j'apprécie votre blog je vous cite un petit entrefilet d'une revue hebdomadaire italienne : "Domenica quiz" numéro 49 du 5/12/2013 , Le plurilinguisme non seulement fait du bien du point de vue culturel mais il retarde les manifestations de nombreuses formes de démence.
(Article publié sur la prestigieuse revue "Neurology" d'après une recherche de l'Institut des Sciences Médicales d'Hyderabad.
Avec sympathie.
Madeleine Bova. Siena, Italie.
Rédigé par : Madeleine Bova | 04/12/2013 à 05:37