Nous souhaitons la bienvenue à notre collaboratrice fidèle, Dr. Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises. Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d'Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l'University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Elle a publié des articles en français et en anglais dans de nombreuses revues littéraires universitaires et philosophiques (French Review, Stanford French Review, L'Esprit Créateur, Problems in Contemporary Philosophy), ainsi que dans des livres publiés aux États-Unis, en France et au Japon.
Michèle est actuellement chargée de la liaison avec les Écoles de l'Alliance Française à Pasadena, ainsi que du Groupe Cinéma (sorties et discussions mensuelles sur films français). Bien qu'officiellementà la retraite, elle est invitée à enseigner occasionnellement à la California State University.
Nous la remercions infiniment d'avoir accepté d'assister à la pièce de théâtre, The Liar, de la part du Mot Juste et d'avoir bien voulu en rendre compte à nos lecteurs et lectrices.
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J'ai vu récemment la pièce The Liar, du dramaturge américain David Ives, au théâtre Anteus (1) à North Hollywood: un pur régal! La pièce est une transposition (plutôt qu'une traduction (2)) en anglais d'une comédie peu connue de Pierre Corneille datant de 1643, et qui nous conte les frasques d'un jeune don juan affabulateur décidé à conquérir Paris et les belles qu'il y rencontre. Sur cette légère comédie de mœurs, Ives a brodé une version modernisée et « décalée » fusant d'humour, d'ingéniosité et d'irrévérence : le texte anglais – rimé en pentamètres (3) – respecte pour l'essentiel l'intrigue et les personnages de la comédie originelle, mais injecte ici et là dans les dialogues des apartés ou des remarques au « second degré » , et une cascade de jeux de mots, de double-entendre, et d'anachronismes cocasses qui détournent ou dédoublent le sens du texte cornélien de manière tout à fait réjouissante. On s'aperçoit vite à cet égard que la transposition de Ives est beaucoup plus qu'une simple parodie: en ajoutant de nouvelles facettes au thème central de la pièce - le mensonge - elle lui donne aussi des significations et une richesse inattendues.

Pierre Corneille David Ives
L'ensemble est parfaitement exécuté par les merveilleux comédiens de la troupe Tangerines (4), qui en déroulent les pentamètres avec une cadence, une aisance et un naturel vraiment remarquables. Tous semblent d'ailleurs animés par un entrain, un dynamisme et un enthousiasme communicatifs, auxquels il est simplement impossible de résister. La mise en scène de
Casey Stangl
Casey Stangl (5) mène la pièce à un rythme vif et allègre – et prolonge sur différents modes le métissage classique/moderne créé par le texte d'Ives. Ainsi les costumes - un croisement de goth et de pompadour (pour les filles : bas résilles et bottines sous jupons noirs bouffants relevés) - transgressent gaiement la chronologie, tout en ajoutant (ou révélant ?) une dimension coquine et sexuelle au texte originel de Corneille.
Le héros menteur de la pièce, Dorante, est ici interprété par le jeune Nicholas d'Agosto avec beaucoup de
fraîcheur et de charme, et une fougue qui n'est pas sans rappeler celle de Gérard Philippe autrefois (6). Le personnage s'inspire originellement chez Corneilled'un roman d'aventures espagnol de Juan Ruiz de Alarcón y Mendoza (7), et aussi, semble-t-il, de quelques souvenirs de sa propre jeunesse. Comme Corneille dans sa jeunesse en effet, Dorante arrive un jour à Paris après avoir abandonné des études de droit en province. On le trouve au début de la pièce en compagnie de son valet Cliton (ici joue avec beaucoup de finesse et d'humour par Rod Stagl) en train de raconter monts et merveilles à une jeune fille qu'il vient de rencontrer aux Tuileries. Mais une méprise sur le prénom de la belle (Clarice mais qu'il croit s'appeler Lucrèce) va très vite l'entraîner dans un imbroglio de quiproquos : quand son père le presse d'épouser une Clarice qu'il croit ne pas connaître, il invente une série de mensonges, commençant par prétendre qu'il s'est déjà marié en province pour une question d'honneur. Tout se complique encore quand Clarice, pour pouvoir observer Dorante, demande à son amie Lucrèce de donner un rendez-vous à Dorante en lui faisant croire qu'elle s'appelle Clarice….
La pièce bascule alors dans untourbillonde confusions d'identité, de tromperies et de masques, de renversements de sens et de situations de plus en plus improbables qui se résolvent néanmoins in extremis (et de manière tout aussi improbable) par un rétablissement des situations et des identités. Tout rentre alors dans l'ordre, selon les règles consacrées de la comédie classique, et se solde par un double mariage entre les parties concernées.
On rit beaucoup à cette avalanche de mensonges, que la version de Ives fait glisser dans une sorte d'absurdité, une folie gaie et légère ou les personnages semblent tourner comme dans un ballet mécanique. Cette impression est renforcée par une autre particularité de la pièce : les personnages sont organisés par paires contrastées, si bien que chacun donne l'impression d'avoir un double inversé. Ainsi pour les deux conquêtes de Dorante: l'aventureuse Clarice (ici interprétée avec beaucoup d'assurance et de « sex appeal» par Kate Maher ) s'oppose à la
Kate Maher
sage Lucrèce (à qui Joanna Strapp, derrière ses lunettes, donne aussi des airs d'intellectuelle); symétriquement leurs deux suivantes : Sabine et Isabelle (devenues jumelles dans l'adaptation de Ives) contrastent dans leur rôle respectif de harpie dominatrice et de vamp langoureuse (dans le rôle de ces deux personnages, Gigi Birmingham étonne par un pouvoir de métamorphose instantanée qui témoigne à l'évidence d'un talent d'actrice exceptionnel (8); de même, faisant pendant à Dorante mais en opposition avec lui, son meilleur ami Alcippe incarne le co-soupirant sincère de la belle Alcide, tandis que le valet Cliton, à l'inverse exact de son maître, souffre d'une incapacité congénitale à mentir .
Dans cette mécanique de contrastes et de dédoublements où la personne dont on est amoureux peut se confondre avec son opposé – où l'identité de l'objet aimé, en d'autres mots, est réversible - le sentiment amoureux semble évidemment bien futile et bien arbitraire. La fin de la pièce confirme cette implication:une fois les véritables identités rétablies, Dorante et Clarice abandonnent instantanément l'amoureux précédent pour jurer au nouvel objet de désir le même amour éternel. Dans la pièce de Corneille, cette fin est conventionnelle, et ne prête guère à conséquence. Mais dans la pièce de Ives, la mise en scène « sexy » et les sous-entendus érotiques donnent aux interactions des personnages une dimension plus nettement sexuelle, qui en déplacent légèrement la signification : c'est la folie et l'arbitraire du désir qui semblent alors foudroyer chacun au hasard, et passer de l'un à l'autre sans rime ni raison– ou au hasard de la rime, avec une inconstance qui donne une nuance un peu désabusée à la pièce.
Cette nuance s'approfondit quand on constate l'ubiquité du mensonge dans la pièce : instrument principal de la séduction amoureuse, il est aussi l'image d'une société où chacun ment, trompe et se trompe, ou rien n'est ce qu'on croit être, où tout est apparence instable et duplicité. Chez Corneille, la critique du mensonge reste limitée aux beaux discours et a l'hypocrisie (9) d'un certain milieu parisien, mais Ives en élargit la signification a toute la société, et par une métaphore fréquente dans l'esthétique baroque, la compare à un théâtre:
« Dorante
D'accord. Voilà ou il faut commencer:
Le monde entier est un mensonge, et tous les hommes et les femmes
Ne sont que des menteurs, car chacun doit jouer
Cliton
Un rôle ?
Dorante
Un rôle. Ce monde est une toile, Cliton, une fiction,
Une tapisserie épaisse et richement tissée
Au-dessus d'un mystérieux abîme cosmique (…)
Car chaque homme a peur viscéralement
Que la vie soit une fraude, un faux, une fiole vide (…)
C'est là que le menteur entre en jeu. Parce qu'il sait
La vérité, accepte le vide, parce qu'il nous
Révèle la comédie absurde dans laquelle nous sommes tous masqués. »
(10)
«All the world's a stage», disait Shakespeare : sur un mode ironique (« no Shakespeare, please »), l'adaptation de Ives fait écho à ce constat, et par toute une série de procédés (apartés, allusions, méta-commentaires sur la pièce), elle le redouble en mettant en scène sa propre théâtralité. L'opération aboutit dans la dernière scène quand Dorante s'auto-désigne devant les spectateurs comme « acteur » – et signe ainsi l'équivalence implicite entre cette figure et celle du menteur qu'il représente aussi dans la pièce.
Dans le contexte hollywoodien qui est le nôtre, cette double figure de l'Acteur prend bien sûr une résonance particulière, et en élargissant un peu la perspective, elle semble aussi emblématique d'une société vidée de toute authenticité, livrée à l'empire des media et des apparences, et où la vraie identité des êtres se perd comme dans un palais des glaces où les images se dédoublent à l'infini.
Mais cette nuance de désillusion «postmoderne » est de bout en bout contrebalancée dans la pièce par une tonalité gaie et ludique qui semble s'expliquer par un autre aspect –cette fois positif - du mensonge. Car il ne faut pas oublier que les mensonges que Dorante invente sont toujours séduisants - à la fois par leur ingéniosité, par l'intelligence et la rapidité d'esprit dont ils témoignent – mais aussi par la poésie des mots qu'il utilise dans ses envols imaginaires. Cette autre dimension du mensonge se précise dans le deuxième acte, quand Doranten'apparaît plus seulement comme un don juan en herbe un peu mythomane, mais aussi comme un poète, qui réfléchit sur la capacité du mensonge à embellir la vie, comme celle de la fiction littéraire ou de l'art en général :
« Il transforme en poésie notre prose quotidienne
Assemble comme une pie un peu de ceci
Un peu de cela, une fille, une rose, un baiser,
Il emploie sa magie, son sombre talent
Pour nous émerveiller (…)
Car un monde où les prêtres et les princes mentent
Le menteur se fond comme un papillon
Et lui-même, en accord avec la fiction cosmique
Nous convainc, nous pauvres bouffons incrédules, par simple persuasion»
(11)
L'adaptation de Ives souligne ici une dimension qui n'était que suggérée dans la comédie originelle de Corneille, mais qui prolonge une conception de l'art classique: l'art représente la vie mais en la transformant, c'est-à-dire aussi en la déformant et donc en trahissant sa réalité. Mais cette « déformation» produit aussi un enchantement qui nous rappelle que si la vie est un théâtre, le théâtre – comme d'autres formes d'art - nous offre aussi une seconde vie: certes, cette seconde vie, cette vie fictive ou virtuelle est un mensonge, comme nous le rappelle brillamment, après Corneille, The Liar de David Ives ; mais elle nous offre aussi un second regard sur notre propre vie, sur les jeux et les rôles que nous y jouons en amour et en société, tout en suscitant un plaisir – c'est là l'art de la comédie – qui est un véritable délice de l'esprit..
NOTES :
1) La Compagnie Anteus, à North Hollywood, est réputée pour ses productions très soignées de pièces du répertoire classique. La pièce The Liar de David Ives, mise en scène de Casey Stangl, a été présentée à Los Angeles du 10 octobre au 1er décembre 2013. Auparavant, elle a été présentée par la Shakespeare Theatre Company à Washington, D.C., au printemps 2010, et au Writers' Theatre à Glencoe (Illinois) de mai à juillet 2013.
2) David Ives utilise le terme "translaptation" pour décrire son adaptation du texte de Corneille :
"My version is what I call a 'translaptation,' a translation with a heavy dose of adaptation. I contend one must think as a playwright, not as a translator. One must ask: what was on Corneille's chest and how can I use what's on mine to create something with dramatic and comedic integrity? In other words, you have to write the play Corneille would have written today, in English. In the end, I did." (Intro, Plays in Print, Smith & Kraus Publishers, Inc., 2010, p VII.)
3) A partir des alexandrins de 12 pieds qui composent la comédie originelle de Corneille.
4) C'est la troupe des Tangerines qui jouait The Liar le jour où j'ai vu la pièce – celle-ci est en effet présentée en alternance avec la troupe des Cherries. Unique parmi les theatres de 99 places à LA, la compagnie Anteus a en effet pour tradition de faire jouer chaque rôle par deux acteurs ("partner casting,"), qui le travaillent ensemble pendant toutes les répétitions. Ainsi pour The Liar, les acteurs des Tangerines et ceux des Cherries ont respectivement assumé les rôles suivants: Nicholas D'Agosto et Graham Hamilton dans le rôle de Dorante; Rob Nagle et Brian Slaten dans celui de Cliton; Kate Maher et Julie Willcox pour Clarice ; Joanna Strapp et Ann Noble pour Lucrèce ; Bo Foxworth et Joe Delafield pour Alcippe ; Robert Pine et Peter Van Norden pour le père ; Gigi Bermingham et Karen Malina White pour Isabelle and Sabine (chacune jouant les deux rôles).
5) C'est la deuxième fois que Casey Stangl collabore aux adaptations du Théâtre Anteus (en 2011 elle y avait dirigé Peace in Our Time, une pièce de Noel Coward). Stangl est aussi une habituée des pièces du répertoire classique français, car elle a précédemment mis en scène The Illusion, une adaptation de L'Illusion Comique", de Corneille, par Tony Kushner, au théâtre A Noise Within en 2012, et d'autres adaptations de David Ives, telles The School for Lies (du Misanthrope, de Molière) ; The Heir Apparent ( Le Légataire Universel, de Jean-François Regnard), et A Flea in Her Ear (La Puce à l'Oreille, de Feydeau ).
6) L'acteur Gérard Philippe (1922-1959) fut en effet célébré pour son interprétation incomparable de Rodrigue, dans la tragi-comédie Le Cid (1637) de Pierre Corneille.
7) La comédie Le Menteur, de Pierre Corneille fut représentée pour la première fois au théâtre du Marais à Paris en en 1642 et publiée en 1644. Elle était basée sur un roman d'aventures espagnol La Verdad Sospechosa (1634) de Juan Ruíz de Alarcón. Corneille est plus connu pour ses grandes tragédies (Andromaque, Cinna, Polyeucte..) que pour ses comédies, qui comme l'Illusion Comique (1636) restent souvent marquées par l'esthétique baroque. Mais en écrivant Le Menteur, Corneille s'éloignait de la farce légère à l'italienne (style « commedia de l'Arte ») qui dominait a l'époque pour produire une des premières comédies de mœurs de son siècle. La pièce visait surtout en effet l'hypocrisie et la futilité d'une certaine noblesse et bourgeoisie parisienne. Par ailleurs, la pièce est aussi centrée sur le défaut de caractère de son personnage principal (le menteur) et prélude à cet égard aux grandes comédies de caractère que Molière produira un peu plus tard dans le siècle, comme L'Avare, Le Malade Imaginaire, Le Misanthrope, etc
8) Gigi Birmingham a récemment reçu le « Ovation Award » pour son portrait Maria Callas à l'International Theatre Center à Long Beach.
9) Le texte de Corneille fait quelques références aux apparences et aux beaux discours superficiels qui dominent les milieux parisiens :
« Paris est un grand lieu plein de marchands mêlés ;
L'effet n'y répond pas toujours à l'apparence :
On s'y laisse duper autant qu'en lieu de France » (Acte I, scène 1)
Qu'un si riche discours nous rend considérables !
Qu'on amollit par-là de cœurs inexorables !
Qu'un homme à paragraphe est un joli galant ! (ligne 330-333)
Le Menteur, de Pierre Corneille
10) Ma traduction du texte de David Ives ci-dessous :
All right. Here's where you start:
All the world's a lie, and all the men and women
Merely liars, for each of them must play…
CLITON
A part?
DORANTE
A role. This world's a scrim, Cliton, a fiction,
A richly tapestried, inch-thick depiction
Stretched over some mysterious cosmic hole.
(….)
For each man fears in his biology
That life's a fraud, a fake, an empty vial.
Why else do people primp and pose? Denial.
That's where the liar comes in. Because he knows
The truth, accepts the void, because he shows
Us the absurd commedia we're all masked for.
(Acte 2, scène 1 , pp 79-80)
11) Ma traduction du texte de David Ives ci-dessous :
DORANTE
He turns to poetry our daily prose,
Assembles like a magpie some of this
And some of this, a girl, a rose, a kiss,
Expends his magic, his dark artistry,
To dazzle us, reweave the tapestry
[With brilliant colors from his endless spools.
He does what Nature does with Nature's tools,]
For in a world where priests and princes lie
The liar blends in like a butterfly
As he, in balance with the cosmic fiction,
Persuades us doubting fools through mere conviction.)
( Acte 2, scène 1 , pp 79-80)
Michèle Druon
Lecture supplémentaire :
A Tangled Web of Tall Tales, Told in Verse
The New York Times, July 13, 2012
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