Vue panoramique sur le Salève
LMJ : Installée aux environs de Genève, au pied du Mont Salève, vous êtes traductrice indépendante, spécialisée dans des domaines bien particuliers. Avant cela, où avez-vous vécu et quel cursus universitaire avez-vous suivi ?
Elsa W. : J’ai quitté Genève à l’âge de six mois pour Bâle, car mon père chimiste avait dû aller jusque-là pour trouver du travail. Mais nous sommes bien vite revenus, juste avant mes six ans, et j’ai eu tout le loisir d’oublier le suisse-allemand que j’avais commencé à emmagasiner. J’ai fait des études de lettres à Genève, avec l’anglais, et aussi la philologie romane, c’est-à-dire l’étude, à travers la littérature, des langues et dialectes présents sur le territoire français aux environs du XIIe siècle : ancien français, ancien provençal et latin médiéval. La musicologie était ma troisième branche, avec un vieux professeur un peu décrié, qui nous racontait des vies de musiciens au lieu de nous initier aux joies de la musique contemporaine.
LMJ. : Est-ce une prédisposition, vous avez aussi étudié la musique (et la musicologie) et vous consacrez votre mémoire de licence aux textes de la musique pop. Expliquez-nous.
Elsa W. : Fille d’un bon musicien, j’avais appris le hautbois, puis mon frère aîné m’a donné quelques bases de guitare. J’ai passé une partie de mon adolescence à fumer des joints et à écouter de la musique pop, écroulée sur un canapé. C’était malsain, mais ça n’a pas réussi à éteindre en moi toute ferveur poétique et musicale active. Pas plus que cela n’a empêché les musiciens de la pop, à l’époque (et au début de leurs expériences psychédéliques), de réaliser des œuvres extraordinaires. Bien sûr, il faut trier. Je continue à croire que ce fut une grande époque de la musique, entre 1965 environ et le début des années 70, principalement en Angleterre et aux États-Unis.
LMJ. : Vous faites vos premiers pas dans le sous-titrage cinématographique. C'est une spécialité assez peu commune. Comment sous-titre-t-on ?
Elsa W. : À l’époque, nous avions chacun une visionneuse. C’était à Lucerne. Le film se déroulait, nous pouvions l’interrompre. Parallèlement à la pellicule du film se déroulait une bande blanche sur laquelle nous marquions d’un trait horizontal la durée de chaque plan de caméra. A partir du trait obtenu, qui mesurait un nombre variable de centimètres, nous pouvions inférer la longueur que pourrait avoir notre sous-titre sur la machine à écrire. Les techniciens utilisaient aussi ce repérage pour incruster chimiquement le sous-titre. Pour les traducteurs, il fallait donc beaucoup abréger, synthétiser. Certains films se sous-titrent mieux que d’autres. Nous disposions aussi du script du film, avec les dialogues – la prononciation à l’écran n’est pas toujours facile à suivre – et les mouvements de caméra. Cela, c’était quand tout allait bien. Souvent nous n’avions que le script et ne voyions pas le film. Dans le pire des cas, nous n’avions que les sous-titres allemands, qu’il fallait traduire, mais cela, c’était surtout pour les films pornos (il y en avait aussi, au grand dam de la plupart d’entre nous). Je précise encore que l’opération du visionnage avec marquage sur le ruban blanc n’était faite qu’une fois par film, soit par le traducteur allemand, soit par le traducteur français. On considérait qu’il n’était pas nécessaire que les deux voient le film. Je crois que c’est encore le cas, mais aujourd’hui tout est informatisé bien sûr.
LMJ. : Vous travaillez à Lucerne et à partir de l'allemand. Quelles difficultés avez-vous éprouvées à vos débuts ?
Elsa W. : Au début, à Lucerne, je me débrouillais assez mal en allemand mais, comme je réussissais plutôt bien avec l’anglais, on m’a aussi donné des films à traduire de l’allemand. Notamment des pornos. Puis, on m’a confié un film de 1939, une adaptation à l’écran d’Effi Briest, un grand roman de l’auteur allemand Theodor Fontane. J’ai commis beaucoup d’erreurs dans ce film, mon manuscrit est revenu tout raturé. J’en ai profité pour démissionner, car, même si ce travail me passionnait, j’étais malheureuse à Lucerne et ne m’entendais pas avec certaines collègues proches. J’ai ensuite été perfectionner mon allemand à l’université de Berne.
LMJ: : Dans un domaine voisin, vous traduisez aussi les strophes qui accompagnent les bandes dessinées Globi, très populaires en Suisse allemande. C'est, là encore, un genre très particulier. [Une des ces traductions pârait au-dessous de cette interview.] Quelles en sont les difficultés spécifiques ?
Elsa W. : Quand il s’agit de traduire des vers, la forme prend tout à coup une dimension toute différente. Alors que les sous-titres d’un film s’appuient sur les images, le sens d’un poème s’appuie sur des rapports qui existent entre les sons. L’alchimie entre le fond et la forme doit être recréée, sinon on a des vers de mirliton. Il ne faut pas se laisser dérouter par l’aspect musical du vers et surtout ne pas commencer à traduire mot à mot les vers allemands. Traduire six strophes (une page) d’un Globi demande facilement quatre heures de travail, donc on peut s’écarter de l’ordinateur et reprendre le crayon et le papier. Pour commencer ce travail, je note quelques mots-clés, importants pour le sens. Je les choisis à la fois dans le texte allemand et d’après les dessins, qui dans Globi, sont des dessins muets, sans « bulles ». Je dresse des listes de synonymes. Parfois, j’écris une phrase qui résume le sens de ma strophe. Puis j’organise progressivement ces mots ou ces bouts de phrases en cherchant des rimes. Il arrive aussi que, soudain, une rime me donne le sens. Les allitérations sont aussi très importantes – de plus en plus, même, me semble-t-il, en français. Les allitérations ont quelque chose de très instinctif, elles viennent souvent toutes seules, je le constate en retravaillant mes vers. Je travaille avec des vers de sept ou huit pieds, comme en allemand ; certains « e » muets sont prononcés, mais il ne faut en aucun cas qu’ils tombent sur un temps fort du vers. L'« e » muet est de plus en plus muet en français. La césure, coupure dans le vers, est aussi un élément de phrasé très important. Le résultat est un mélange entre la quête de rimes riches et d’allitérations rythmées, la quête de sens, et la nécessité de s’adresser à des enfants et d’avoir un langage qui ressemble à ce qu’ils ont l’habitude d’entendre.
LMJ. : Enfin, vous traduisez des chansons. Pour le sous-titrage, il faut suivre les différents plans mais, pour les chansons, il faut suivre la mélodie. Traduisez-vous, adaptez-vous ou recomposez-vous les textes qui vous sont proposés ?
Elsa W. : Pour traduire des chansons, le type de difficulté décrit ci-dessus devient exponentiel. Chaque langue a sa musique. Il y a des syllabes longues, des brèves, des notes hautes, des notes basses. Le texte doit respecter tout cela. Si vous parlez du ciel quand la musique descend, cela ne sera pas innocent. De même, si vous parlez d’un temps très long (par exemple, de l’éternité dans la musique sacrée), il ne sera pas judicieux d’utiliser des doubles croches (notes rapides). Mais peut-être que j’exagère ; on peut aussi prendre certaines libertés. Traduire des chansons est un dada. Tout comme les poèmes sont rarement traduits en vers métrés, il est aujourd’hui assez rare que des chansons soient chantées en traduction, surtout depuis l’anglais, cette langue que tout le monde s’applique à comprendre. Il faut, pour adapter, rythmer à neuf certaines parties de la mélodie ou recomposer la répartition des voyelles – qui peuvent s’étendre sur plusieurs notes –, pour que le phrasé du français, la musique de la langue française, puisse s’y caler. C’est ce qu’ont fait des chanteurs comme Johnny Halliday ou Hugues Aufray ou leurs traducteurs. Les accents des mots, qui en français tombent généralement sur la dernière syllabe du mot, doivent tomber de préférence sur des temps forts du rythme. Dans la musique baroque ou classique, ce sont souvent le premier ou le troisième temps d’une mesure, mais ce peuvent aussi être des contretemps, et là encore il peut y avoir une valeur symbolique. Par exemple, quand Céline Dion chante All by myself sur des contretemps, la charge symbolique est très forte.
Quand, au contraire, on traduit en prose des poèmes ou des chansons, le résultat est parfois très décevant pour le lecteur, puisque le sens de l’original est imbriqué dans des rapports aussi aléatoires que possible entre les sons, et que la prose ne traduit généralement pas cela.
LMJ. : Comment votre charge de travail se répartit-elle entre l'allemand et l'anglais ? Et entre vos différentes spécialités (chansons, strophes, etc.) et ce que l'on pourrait appeler le tout-venant ?
Elsa W. : Le tout-venant, ce sont les textes juridiques, dans lesquels on me cantonne de plus en plus. Je reçois plus de textes allemands que de textes anglais. J’ai également traduit ces dernières années les programmes et le site web d’un prestigieux festival de musique classique, mais il a maintenant décidé de se passer de l’agence qui servait d’intermédiaire entre lui et moi. Et, bien sûr, mon contrat avec l’agence m’interdit de reprendre à mon compte les clients qu’elle m’a procurés, donc adieu le prestigieux festival ! Il y a aussi les textes publicitaires, humanitaires (là, c’est souvent de l’anglais), éducatifs, l’informatique, l’énergie, la politique… Les albums de Globi, j’en reçois un à traduire tous les deux ou trois ans. Cela me prend deux mois environ et c’est un bon travail de fond entre d’autres mandats plus lucratifs. Les traductions de chansons, c’est un hobby, il est très rare que j’aie été payée pour cela.
LMJ. : Je suis allé sur le site www.wack.ch et je l'ai trouvé fort bien fait. J'ai vu que vous proposiez des glossaires. Comment les établissez-vous ? À partir de traductions que vous avez faites ? D'un fichier général ? Aimez-vous le travail de terminologie ?
Elsa W. : Il me semble que tout traducteur fait un travail de terminologie. Assez rapidement, je me suis rendu compte que je butais systématiquement sur certains mots qui nécessitaient à chaque fois une traduction différente. Mais, j’ai pour principe que tout peut se traduire – ce qui m’a déjà fait perdre beaucoup de temps dans ce métier ! J’ai commencé à noter les diverses solutions que j’avais adoptées pour ce genre de mots, et aussi d’autres mots plus techniques dont j’avais dû longuement rechercher un équivalent français absent du dictionnaire. Peu à peu, cela a formé ces glossaires, de gros fichiers indépendants de mes traductions. Mais je suis une terminologue très paresseuse ; je ne remets pas les glossaires à jour, je me contente de les gonfler de plus en plus en leur ajoutant de nouveaux mots. C’est pourquoi ils contiennent beaucoup de points d’interrogation ou, pire, de traductions périmées, par exemple de mots pour lesquels un anglicisme ou une meilleure traduction a fini par s’imposer. Ces glossaires me font donc une publicité toute relative, mais je sais que beaucoup de mes collègues les rencontrent dans leurs recherches. Si vous tapez dans Google un mot étranger rare et le mot « glossaire », « glossary » ou « Glossar », vous trouverez peut-être un équivalent dans ce genre de fichiers de référence.
LMJ. : Dans la liste de vos travaux, je relève la traduction du livre New York – Sweet and sour, du photographe Andréas Hilty. Par le passé, LMJ a consacré plusieurs articles à des photographes que New York a inspirés. La traduction des légendes s'apparente-t-elle à celle des chansons ou des dialogues de films ?
Elsa W. : Je devrais changer cette mention dans mon site. Il ne s’agit pas à proprement parler de légendes. Ce sont de petits textes décrivant une expérience new-yorkaise, et ils sont suivis d’une série de photos sans légendes ni commentaires. C’est un beau livre, qui aborde New York sous l’angle de la nourriture, avec des photos de superbes magasins, bars ou restaurants, de vrais temples modernes ; ou des photos de lieux d’entreposage de la viande ou du poisson, ou encore de gens mangeant dans le métro… Non, en général, la traduction de légendes d’illustrations est quelque chose d’assez simple, si l’on a l’image sous les yeux. Mais, dans ce livre, ces petits textes épars étaient clairement de type littéraire, c’est-à-dire relativement complexes à traduire.
LMJ. : Être traductrice indépendante n'est pas toujours facile. La maîtrise du flux de travail vous échappe, les clients sont souvent pressés. Bref, il y a des pointes et des creux. Quels conseils donneriez-vous à celles et ceux qui débutent dans la profession ?
Elsa W.: Je veux bien vous les donner, mais j’ai de la peine à les suivre moi-même ! Ne pas paniquer pendant les creux. En profiter pour prospecter. Ça ne sert pas à grand-chose mais ça occupe. Accepter alors des travaux qui peuvent paraître rebutants. Avoir aussi des traductions personnelles, des hobbies, pour meubler ces creux. Pendant les périodes de pointes, conserver un standard de qualité suffisant. Chez moi, ce standard est de deux relectures au minimum, l’une en comparant avec l’original, la seconde en s’en détachant. Avant de relire, il est parfois bon de passer à autre chose pendant un petit moment, par exemple à une autre traduction, pour se vider la tête de ses a priori. Mais quand il y a urgence, ce n’est pas possible. Le stress positif fait alors aussi son travail. Attention tout de même de ne pas accepter n’importe quel délai. La traduction est un travail qui demande beaucoup de concentration, et aussi des temps de récupération.
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instructif - intéressant !
Rédigé par : Rico | 28/01/2014 à 04:18
excellentes illustrations -
+++ pour l'iconographiste
Rédigé par : Rico | 28/01/2014 à 04:24