Nous souhaitons la bienvenue à notre nouvelle collaboratrice, Joëlle Vuille, une juriste-criminologue qui habite à Genève. Après avoir terminé ses études à l'Université de Lausanne, Joëlle a profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society). Nous la remercions vivement pour l'analyse qui suit.
The Professor and the Madman,
A Tale of Murder, Insanity, and the Making of the Oxford English Dictionary
Simon Winchister, New York : Harper Perennial, 199.
The Professor and the Madman relate la genèse de l'Oxford English Dictionary (usuellement abrégé OED), ainsi que la vie des hommes qui l'ont imaginé, puis réalisé. Le concept de dictionnaire, s'il paraît évident aujourd'hui, n'a en effet pas toujours existé, et a mis plusieurs siècles à évoluer jusqu'à sa forme actuelle.
Tout semble avoir commencé au XIIIe siècle, avec la publication du premier recueil de mots latins, intitulé Dictionarius. Il fallut ensuite attendre près de trois siècles pour voir publiée une liste de correspondances entre mots latins et anglais, pour la première fois arrangée en ordre alphabétique (plutôt que par sujets). En 1604, un maître d'école dénommé Robert Cawdrey publia un petit livre de 120 pages répertoriant environ 2500 mots anglais difficiles et peu courants (à titre de comparaison, l'OED actuel contient près d'un demi-million d'entrées), le premier dictionnaire de la langue anglaise sensu stricto. À noter que Cawdrey destinait son ouvrage aux « Ladies, gentlewomen or any other unskilful persons, Whereby they may more easilie and better vunderstand [sic] many hard English wordes, which they shall hear or read in the Scriptures (…) » (p. 84). S'ensuivit, au cours du XVIIe siècle, une longue série de dictionnaires, dont la plupart étaient toutefois limités aux mots considérés comme difficiles (tels que archgrammacian, parentate ou encore deruncinate). Les définitions offertes par ces ouvrages étaient souvent très brèves, se limitant à proposer un synonyme, ou alors si compliquées qu'elles en devenaient incompréhensibles…
Avec le temps, la nécessité de se doter d'un dictionnaire comprenant tous les mots de la langue anglaise devint de plus en plus évidente. Cela était d'autant plus souhaitable que l'Angleterre devenait une puissance mondiale et que la langue anglaise s'apprêtait à supplanter l'italien, le français et l'espagnol dans le commerce international et la diplomatie. (Du reste, des initiatives similaires avaient d'ailleurs déjà été lancées pour répertorier d'autres langues, comme celles de l'Accademia della Crusca à Florence ou de l'Académie française à Paris). Des voix s'élevaient qui réclamaient que la langue anglaise soit fixée une bonne fois pour toute : que l'on sache comment les mots s'écrivent, ce qu'ils signifient exactement, et que cela ne change plus puisque la langue était alors considérée comme ayant atteint la perfection (par exemple, certains s'offusquaient de l'usage toujours plus fréquent de la contraction couldn't, un véritable sacrilège…). Le chef d'œuvre de Samuel Johnson, A Dictionary of the English Language, paru en 1755, est l'un des premiers dictionnaires universels de la langue anglaise et fut rédigé pour répondre à ce besoin. Nous ne résistons pas à la tentation de reproduire ici la définition que Johnson donne du mot « elephant », un petit bijou de poésie (à défaut d'être une merveille de zoologie): « The largest of all quadrupeds, of whose sagacity, faithfulness, prudence, and even understanding, many surprising relations are given. This animal is not carnivorous, but feeds on hay, herbs, and all sorts of pulse; and it is said to be extremely long lifed. It is naturally very gentle; but when enraged, no creature is more terrible. He is supplied with a trunk, or long hollow cartilage, like a large trumpet, which hangs between his teeth, and serves him for hands: by one blow with his trunk he will kill a camel or a horse, and will raise a prodigious weight with it. His teeth are the ivory so well known in Europe, some of which have been seen as large as a man's thigh, and a fathom in length. Wild elephants are taken with the help of a female ready for the male: she is confined to a narrow place, round which pits are dug; and these being covered with a little earth scattered over hurdles, the male elephants easily fall into the snare. In copulation the female receives the male lying upon her back; and such is his pudicity, that he never covers the female so long as any one appears in sight. » (p. 90). Le dictionnaire de Johnson demeura la référence durant près d'un siècle, acclamé par tous et devenant un succès commercial sans précédent. Il avait toutefois un défaut : il ne représentait qu'une sélection – certes immense, mais une sélection tout de même – de mots (43.500 au total).
En 1857, l'idée fut donc lancée de rédiger un dictionnaire complet, contenant chaque nuance de chaque mot, chaque variation orthographique, chaque prononciation possible et chaque citation littéraire y relative : le projet de l'Oxford English Dictionary était lancé. Il fallut à ses auteurs 70 ans pour le mener à terme. Contrairement à son prédécesseur, l'OED se voulait descriptif et non normatif : décrire la langue comme elle est parlée, et non déterminer quel usage est correct ou incorrect. L'ampleur de la tâche rendait toutefois impossible que ce dictionnaire soit rédigé par un seul homme ou un groupe d'hommes, et d'ailleurs, la nature nouvellement démocratique du dictionnaire requérait une participation plus large à son élaboration : il fut alors décidé de faire appel à des centaines d'amateurs bénévoles qui fourniraient chacun quelques entrées à l'ouvrage. John Murray rejoignit l'aventure dans les années 1870 (après le décès et le découragement, respectivement, des deux éditeurs précédents), et c'est lui qui la mena à son terme.
Murray décida, au début des années 1880, de lancer un appel à contribution afin de recruter des volontaires. L'annonce fut si largement diffusée qu'elle parvint jusqu'à la prison de Crawthorne, où résidait un passionné de lecture, le docteur William Minor. Minor y avait été emprisonné une vingtaine d'années auparavant à la suite d'un meurtre commis dans un accès de démence. Il allait devenir le contributeur le plus prolifique de l'OED, dont il rédigera des milliers d'entrées.
Parallèlement à la naissance de l'ouvrage lui-même, Simon Winchester nous conte les vies des hommes qui l'ont créé. Il nous fait plonger dans les existences souvent tumultueuses des principaux protagonistes de l'aventure : John Murray, William Minor, mais également George Merret, la victime de Minor, sans la mort duquel l'OED n'aurait probablement pas été ce qu'il fut. Tous les ingrédients du roman d'aventure sont présents : pays exotiques, histoires d'amour, mariages arrangés, guerre, actes de bravoure, meurtres, folie et rédemption.
The Professor and the Madman ravira tous les amoureux de la langue anglaise. C'est un récit riche, au style direct et clair, non dénué d'humour. Simon Winchester est de toute évidence passionné par son sujet, et parvient à transmettre son enthousiasme à ses lecteurs. En outre, le texte est parsemé de définitions tirées directement de l'OED, qui piqueront la curiosité du lecteur et/ou le feront sourire.
À l'heure actuelle, l'OED fait toujours autorité ; c'est LE dictionnaire de la langue anglaise par excellence. Certains en déplorent le sexisme, le racisme, l'élitisme, ou encore l'attitude impérialiste, mais son importance pour la langue anglaise ne peut être contestée. Enfin, une chose est certaine : vous ne le consulterez plus jamais de la même manière après avoir lu The Professor and the Madman.
Joëlle Vuille
Note du blog :
Noah Webster (1758-1843) écrivit le premier dictionnaire américain d'orthographe en 1783.
Noah Webster
Le titre initial en était The First Part of the Grammatical Institute of the English Language. Du vivant de Webster, pas moins de 385 éditions furent publiées et le titre de l'ouvrage devint, en 1786, The American Spelling Book et, en 1829, The Elementary Spelling Book. C'est le livre américain qui a eu le plus de succès à son époque ; en 1837, 15 millions d'exemplaires avaient été vendus et ce chiffre a atteint environ 60 millions en 1890, si bien que la majorité des élèves et des étudiants consultèrent ce livre pendant le premier siècle d'existence de la nation américaine. Pour mieux connaître le rôle de Webster dans l'évolution de l'anglais aux États-Unis, vous pouvez vous reporter à l'article de Merriam-Webster consacré à Noah Webster.
Lecture supplémentaire:
Reading the OED: One Man, One Year, 21,730 Pages
Ammon Shea, Perigee, reprint edition 2008
Former OED editor covertly deleted thousands of words
The Guardian, 26.11.2012
WORDS of THE WORLD,
A Global History of the Oxford English Dictionary
Sarah Ogilvie
Lexicology and the OED:
Pioneers in the Untrodden Forest
Oxford Studies in Lexicography and Lexicology
Edited by Lynda Mugglestone
Comment faire s’envoler les ventes des dictionnaires ? En en cessant la publication !
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