L'article suivant est rédigé, à notre demande, par notre collaboratrice fidèle, Françoise la Plume de Dussert (qui fut naguère une "traductrice du mois" sur ce blog ).
Françoise est traductrice professionnelle. Diplômée de littérature française, née en France, vivant en Angleterre depuis de longues années, elle est imprégnée des deux cultures et adepte du grand écart linguistique.
Nous sommes heureux de pouvoir profiter de son érudition.
« Messieurs des gardes françaises, tirez ! » déclamait ma grand-mère. « Messieurs, nous ne tirons jamais les premiers» ajoutait-elle triomphalement « tirez vous-mêmes. » Et longtemps avant de comprendre à quelle (rare) victoire française préludait cette réponse du comte d'Anteroche au capitaine Charles Ilay, toute la méfiance qu'il convenait d'adopter face aux Anglais m'avait été inculquée.
Savais-je alors que, contrairement aux apparences, cet échange ne devait rien à la courtoisie ou à la politesse ? Qu'en combat d'infanterie tirer le premier vous laissait désarmé ensuite devant le feu de l'ennemi pendant le rechargement des armes ? Certes non. Foin de tactique – sans même parler du contexte géopolitique – les Français ne s'en étaient pas laissé compter par l'ennemie de toujours et avaient fait plier à Fontenoy la Perfide Albion, ça suffisait bien.
Le bataille de Fontenoy
Émile Jean-Horace Vernet, 1828
© Bridgeman Art Library / Château de Versailles, France / Giraudon
Ces antiques préventions, ces vieilles querelles, The Economist venait, il y a un an, les rallumer avec une couverture pour le moins incendiaire : un faisceau de traditionnelles baguettes retenu (pour parer à toute équivoque) par un ruban tricolore d'où émergeait une mèche allumée y complétait le titre « The Time-Bomb at the Heart of Europe ». Le journal libéral s'y répandait sur les conséquences de ce qu'il avait décrit plusieurs mois plus tôt comme « the West's most frivolous election ». Il ne fallait rien attendre d'autre de ces incorrigibles Français… à bon chat, bon rat : Agora vox (http://tinyurl.com/pbo45he) répliquait avec une volée de stéréotypes franco-français. Sous le titre « La 'perfide Albion', fidèle à elle-même, attaque sa meilleure ennemie : la France ! », les clichés allaient bon train :
Avec son système politique,
son art de vivre, son attachement
aux acquis sociaux, sa laïcité militante, son
exception culturelle, la France [….] Fait-elle des envieux ?
Ah « France, mère des arts, des armes et des lois »… d'où tiens-tu donc ta vieille riposte si prompte aux lèvres et à la plume ?
La perfide Albion
C'est une longue histoire, plus longue peut-être que l'animosité si bien partagée entre les deux pays. Notons d'abord que la notion de perfidie que la France attache à sa voisine est d'abord divorcée du nom d'Albion, longtemps terme courant pour désigner la Grande-Bretagne. Son origine se perd dans un brouillis d'étymologie et de mythologie : les blanches falaises qui protègent sa côte sud – ou les brumes laiteuses qui l'enveloppent (l'une et l'autre, notons-le propres à la dissimulation) auraient tiré le nom d'Albion de la racine latine albus pour blanc. Albion fut aussi un géant, fils de Poséidon, barrant à Hercule l'accès du nord. En gallois ancien, ce géant pourrait même être issu d'Albion plutôt que lui donner son nom.
C'est un nom en tout cas dont se satisfaisait Pline l'Ancien:
XXX. (XVI.) [1] En face est l'île de Bretagne, célèbre dans les monuments de la Grèce et de Rome. Située entre le nord et le couchant, elle regarde dans une grande étendue la Germanie, la Gaule et l'Espagne, qui sont de beaucoup les parties les plus considérables de l'Europe. Elle portait le nom d'Albion lorsque celui de Bretagne était donné à toutes les îles dont nous parlerons bientôt.
Bède le vénérable lui emboîte le pas, puis Geoffroy de Monmouth (qui la repeuple de géants) et nombre de cartographes les suivent en toute innocence.
Suite et fin dans une semaine
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Billet historique du blog
Cet inventaire des griefs que les Français nourrissent à l'égard des Britanniques appelle quelques précisions. Si nous avons déjà évoqué la bataille de Fontenoy [1] et si Fachoda éveille encore quelques vagues souvenirs, nos lecteurs ne sont pas forcément au courant de ce qui s'est passé à Dunkerque et à Mers el-Kébir [2] en 1940.
Donc, d'abord Dunkerque. En mai 1940, cédant à la poussée ennemie, deux armées françaises et le corps expéditionnaire britannique (B.E.F.) refluent vers Dunkerque. Pour les Britanniques, toujours réalistes et pragmatiques, la première manche est perdue et il est inutile d'insister. Il faut rentrer au pays, s'y réorganiser et s'y renforcer, pour gagner la seconde manche. Au contraire, les Français espèrent encore mener une contre-offensive et arrêter l'avance allemande. Pour eux, il n'est pas question de quitter Dunkerque. Cette divergence de vues va durer jusqu'à ce que le commandant en chef français, le général Weygand, vienne rencontrer les amiraux Abrial et Platon et, prenant conscience de la gravité de la situation, décide à son tour, le 28 mai, l'évacuation du camp retranché. C'est seulement alors qu'est sérieusement entrepris le rembarquement des militaires français qui se poursuivra jusqu'au 4 juin. Dès lors, comment reprocher aux Britanniques d'avoir rembarqué sous notre protection ? Comment les accuser d'avoir privilégié l'embarquement de leurs troupes à bord de leurs navires ? D'ailleurs, un certain nombre d'unités britanniques reçurent l'ordre de rester sur place et de tenir aussi longtemps que possible aux côtés des Français. Le commandant du BEF, Lord Gort, était lui-même déterminé à rester avec ces « sacrifiés » et Churchill dut envoyer un de ses collaborateurs pour le forcer à rentrer. À l'époque, la Grande-Bretagne n'avait qu'une armée de métier. Elle n'instituera la conscription que plus tard. Le BEF constituait l'essentiel de ses forces vives sur le théâtre européen. C'était l'élite qui serait l'ossature de sa future armée de conscription. On comprend qu'elle lui ait accordé la priorité, même si les navires anglais transportèrent plusieurs dizaines de milliers de militaires français.
L'attaque de la Force de raid française en cours de désarmement à Mers el-Kébir se situe quelques semaines plus tard, précisément les 3 et 6 juillet 1940. Face à la défaite militaire de la France, le gouvernement britannique avait adopté une attitude tout aussi pragmatique : armistice oui, mais à condition que des garanties soient données quant au sort de la flotte. En effet, celle-ci, pratiquement intacte, était très convoitée par les Allemands et leurs alliés italiens. C'était même la hantise de Churchill et de l'état-major naval britannique. Or, l'article 8 de la convention d'armistice signée par le gouvernement français prévoyait que la flotte serait « démobilisée et désarmée, sous contrôle germano-italien, dans les ports d'attache des navires en temps de paix ». À l'époque, trois des quatre ports de guerre français étaient occupés par les forces de l'Axe. Le risque était donc considérable, même si l'on sait que, traditionnellement, les marins ne livrent jamais leurs vaisseaux. En accord avec le premier lord de la mer (Sir Dudley Pound), Churchill décida alors de neutraliser les forces navales françaises là où elles se trouvaient : dans les eaux anglaises, à Mers el-Kébir (Algérie) et à Alexandrie (Égypte). Ce fut l'opération Catapult qui, à Mers el-Kébir, tournera à la tragédie. Après avoir remis un ultimatum aux Français, l'amiral Somerville (comme à Fontenoy mais, cette fois, sans y avoir été invité) tirera le premier, provoquant la mort de 1.300 marins français. Le 6 juillet, des avions-torpilleurs de la Marine royale reviendront achever le travail et allonger encore la liste des victimes.
Une chose est certaine, les marins anglais n'exécutèrent pas cette mission de gaîté de cœur. Il leur répugnait d'ouvrir le feu sur ceux qui, deux semaines plus tôt, étaient encore leurs frères d'armes. Les amiraux anglais pressentis pour mener l'opération s'étant récusés, on tira de sa retraite l'amiral Somerville qui reprit du service pour accomplir cette sale besogne. Par la suite, l'amiral Andrew Cunningham qualifia même d'abomination l'attaque de Mers el-Kébir. D'aucuns estiment que ce fut une des grandes erreurs de Churchill, dans la mesure où, exploitée par la presse de Vichy, cette opération navale contribua à retourner l'opinion publique française contre l'ancien allié et nuisit considérablement à l'essor de la France libre du général de Gaulle.
[1] Lord Hay et Lord Ha-Ha – billet historique du 09/09/2012
[2] De l'arabe Marsa al-Kabir (le Grand Port), grande baie du golfe d'Oran où fut de tout temps installé un port militaire et où la France possédait une base navale très importante.
Jean L.
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