Nous avons décidé d'élargir le champ de cette rubrique à tous les linguistes et de ne plus nous limiter aux traducteurs. Nous pourrons ainsi inviter des socio-linguistes, des terminologues juridiques et d'autres encore. Mais, aucun n'exercera une profession aussi originale que celle de Jacqueline Suskin que nous accueillons aujourd'hui. En effet, à 29 ans, elle est "poétesse à la demande" et a choisi ce créneau du monde de la poésie.
Nous avons retrouvé Jacqueline à Echo Park Lake, un îlot de tranquillité dans la bruissante Cité des Anges. Jacqueline s'est présentée très élégamment vêtue et munie de ses outils de travail : une petite machine à écrire Hermes Rocket et un calepin à feuillets mobiles.
photo Jonathan G.
À la fin de l'entretien, mené assis sur un banc surplombant le lac, nous avons demandé à Jacqueline d'écrire un poème sur le thème du français. Voici ce que cela donne :
French
Taken from the tone of old world
the feeling is in truth
a place and all that land can gather.
So much that time and lineage
show us what it is to be from
some magic center of culture
that continues to speak with hints
of history, romantic and fully
formed by those who keep such
rythmic language alive.
- jacqueline suskin
Feb 2014
Outre la qualité et la profondeur de ses poèmes, ce qui stupéfie chez Jacqueline c'est la facilité avec laquelle elle commence à taper son texte dès l'annonce du thème proposé. Une fois le thème choisi, elle commence tout de suite à taper et termine le poème en deux minutes environ.
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LMJ : Le prénom Jacqueline est très français. Êtes-vous issue d'une famille française ?
JACQUELINE: Je suis Américaine de troisième génération, mais j'ai des ancêtres français du côté paternel et maternel.
LMJ: Quand avez-vous fait connaissance avec la poésie et comment avez-vous pris cette orientation ?
JACQUELINE: J'ai encore des gribouillis du jardin d'enfants, lorsque j'apprenais à écrire. Cryptiques et quasi incompréhensibles, ils n'en révèlent pas moins une volonté très nette de m'exprimer par écrit. En septième année, on m'a confié une partie d'un projet littéraire, et j'ai fini par écrire tout un livre. Par la suite, mon père, quelqu'un de très cultivé, m'a lu des livres et m'a inculqué l'amour des mots et le sentiment de leur pouvoir. À l'université, j'ai étudié l'anthropologie, en m'attachant plus particulièrement à l'histoire des langues. J'ai aussi suivi des cours d'écriture créative, surtout en poésie.
LMJ: Le temps fort de votre semaine de travail a lieu tous les dimanches au Marché des cultivateurs d'Hollywood (Hollywood Farmers Market) où vous vous offrez à exécuter les commandes de poèmes. "La dame à la machine à écrire", une attraction du Marché, se tient là parmi les marchands de fruits et légumes, les musiciens et les autres participants. Pourquoi avoir choisi ce lieu de travail inhabituel ?
JACQUELINE: J'adore l'animation et la diversité du Marché. Le cliquetis des touches de ma machine attire l'attention des passants. C'est mon porte-voix. Certaines personnes sont fascinées par cet instrument vieux jeu. Des jeunes n'ont même jamais vu de machine à écrire !
LMJ: Vous auriez pu choisir un ordinateur portable ; ce qui vous aurait permis de stocker tous vos poèmes et de vous y référer par la suite.
JACQUELINE: Chaque poème que j'écris vient du fond de mon être. Mais, une fois le poème écrit, je n'ai nul besoin de m'en souvenir. Chaque poème est unique en son genre, même si le thème est semblable.
LMJ: Expliquez-nous de a à z comment vous écrivez un poème.
JACQUELINE: Les gens m'entourent. Que nous passions quelques minutes à bavarder avant de choisir le titre ou le thème du poème désiré ou qu'ils l'annoncent d'entrée de jeu, je perçois immédiatement ce qu'ils ressentent et j'écris quelque chose qui fera vibrer une corde en eux. Les mots me viennent spontanément jusqu'à ce que le poème soit terminé. Je donne ensuite lecture du texte et je tends la version papier. Les gens me donnent ce qu'ils veulent, comme le nom de mon site (www.YourSubjectYourPrice.com) indique.
LMJ: Vous arrive-t-il d'avoir un blanc ? D'être à court d'idées ? D'hésiter ?
JACQUELINE: Jamais.
LMJ: Beaucoup de gens ne lisent jamais de poésie. La plupart vous diraient que c'est très loin de leurs préoccupations et de leur activité. Comment comblez-vous cet écart ?
JACQUELINE: À l'heure du courriel, nous sommes tous devenus des poètes, même à notre insu. Je peux insuffler aux gens l'idée du pouvoir des mots, et en particulier de leur capacité à exprimer des émotions.
LMJ: Vous est-il arrivé de percevoir une déception chez ceux qui vous commandent un poème ?
JACQUELINE: Jamais. C'est plutôt le contraire. Les gens ont souvent les larmes aux yeux lorsqu'ils s'aperçoivent à quel point le poème les a touchés.
C'est le propre de tout poète de trouver la profondeur et le sens de toute chose.
LMJ: Comment qualifieriez-vous le service que vous fournissez ?
JACQUELINE: Je me vois comme une muse, avec la mission d'atteindre le plus grand nombre de gens possible. Je crois avoir quelque chose à offrir. On m'a qualifiée de voyeuse, de thérapeute, de mystique et d'empathe [1]. Tant mieux si, d'une manière ou d'une autre, je peux avoir un effet soignant sur des gens qui souffrent. Mais, quand je commence à écrire, je transcende ma propre personnalité et tous mes efforts se concentrent sur la situation psychologique de la personne pour laquelle j'écris. Mon but est de les aider à cerner leurs problèmes, leurs désirs, leurs craintes ou autres.
LMJ: Le Los Angeles Times a rapporté ce propos de vous :
"C'est la chose la plus épuisante physiquement que j'aie jamais faite dans ma vie. Après avoir écrit des poèmes pendant quatre heures pour des gens que je ne connais pas, je suis comme un zombie. Mon cerveau est en bouillie."
Pourquoi est-ce ainsi ?
JACQUELINE: Vous êtes interprète et vous savez combien il est fatigant de se concentrer sur chaque mot prononcé afin d'en rendre le véritable sens. Pour moi, les émotions du client sont ma "langue de départ" et je dois me creuser les méninges pour les transformer en mots. C'est exténuant !
LMJ: Mais alors, quel est le beau côté de votre métier ?
JACQUELINE : Cela m'autorise une approche exceptionnelle de la nature humaine, de l'état de l'humanité. Nous avons tous les mêmes genres de problèmes au fond de nous-mêmes.
LMJ: Comment voyez-vous votre avenir professionnel ?
JACQUELINE: Je viens de terminer mon deuxième livre et je cherche un éditeur. J'espère en écrire beaucoup d'autres. J'écris des poèmes à la demande depuis cinq ans, mais j'ai l'impression d'être à l'orée de ma carrière.
LMJ: En vous écoutant, me revient à l'esprit cette pensée d'André Chénier : "L'art ne fait que des vers, le cœur seul est poésie". Vous en êtes un vivant exemple. Merci, Jacqueline.
Traduction : Jean L.
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[1] Note du blog: Empathe est un mot qui apparaît dans le contexte des jeux de rôle. Il est parfois repris par des personnes croyant aux phénomènes paranormaux pour expliquer leur sensibilité qu'elles définissent comme un don d'empathie de la même manière que les qualités attribuées aux personnages des jeux.
[2] Un article sur les "dactylos des rues" en Inde :
India's street typists heading for a final full-stop, BBC News, 14.01.2014
Lecture supplementaire :
The rise of the medical humanities
Times Higher Education, 22 January 2015
Cher Jonathan,
Merci de permettre à d'autres professions de joindre ce site. Le métier de Jacqueline Suskin est absolument original et c'est encore une autre facette de l'amour des mots que vous nous présentez au travers de cet article. En effets étant traductrice mais aussi interprète de conférence, je confirme que le soir après une journée de travail en interprétariat simultané je suis épuisée. Mais c'est aussi avec beaucoup de passion et d'amour que l'on manie les mots, qu'on choisit celui le mieux adapté à la personne, au sujet, pour exprimer le sens et la volonté de l'intervenant. Je souhaite à Jacqueline beaucoup de passion, d'épuisement et de satisfaction, quel beau métier vous faites.
Rédigé par : Sarah Aich | 21/02/2014 à 18:58
Merci pour ce bel article sur un métier aussi formidable qu'original.
Nathalie, traductrice littéraire.
Rédigé par : Nathalie Nédélec-Courtès | 22/02/2014 à 08:51
À sa fille qui lui reprochait de ne jamais avoir écrit de chanson sur elle, Claude Nougaro - disparu il y a dix ans déjà - lui avait répondu : "Je ne suis pas poète sur commande". Jacqueline Suskin nous prouve que le contraire est possible. Mais on conçoit aussi qu'une telle prouesse intellectuelle soit épuisante ! Bravo, Jacqueline !
Rédigé par : un lecteur passionné | 24/02/2014 à 07:18
C'est avec grand plaisir que j'ai lu l'article sur la "poétesse des rues". J'admire beaucoup le talent de Jacqueline qui sait si facilement jongler avec les mots et qui rend aussi hommage à la langue française. J'ai entendu une fois une jeune pianiste qui, après son récital demandait au public de lui suggérer un thème sur lequel elle développait des variations avec grande virtuosité. Un spectateur lui a demandé d'improviser sur le thème de l'hymne allemand qui est une composition de Joseph Haydn et elle a exécuté cela de manière stupéfiante. Bien sûr elle ne peut transporter son piano au coin d'une rue et je ne sais si mon commentaire est "relevant to the subject"...mais il y a encore beaucoup de talent parmi les jeunes et cela est encourageant.
Rédigé par : Madeleine Bova | 27/02/2014 à 08:15