Analyse de livre par Donna Scott Original review in English
Nous souhaitons la bienvenue à notre nouvelle collaboratrice américaine, Donna Scott. Donna et son mari habitent Los Angeles (Californie) où elle écrit des nouvelles et des essais. Son intérêt pour la France et sa langue naquit lorsqu'elle commença à étudier le français dans le système scolaire new yorkais, à l'âge de 13 ans. Toutefois, elle ne put jamais concrétiser son rêve d'aller vivre et étudier en France. Au fil des ans, elle a passé des vacances en France, toujours soucieuse de s'imprégner d'une diversité culturelle en constante évolution, mais demeurant partout fière de son passé. À l'automne dernier, le couple a loué un appartement à Paris pendant un mois, explorant avidement les réalités culinaires, artistiques et sociétales de la ville. C'est une expérience qu'ils espèrent rééditer chaque année, débouchant peut-être sur une installation plus durable.
------------------------------------------------------------------------
D'entrée de jeu, Romain Gary parvient à se libérer des entraves littéraires qui, avec Les racines du ciel, lui avaient valu le Prix Goncourt en 1956, la récompense littéraire la plus convoitée en France. (Voir la note du blog ci-dessous.) Et cela, pour triompher une seconde fois (au mépris du règlement) avec La vie devant soi, [1] sous le pseudonyme soigneusement élaboré d'Émile Ajar [2]. Affranchi de la prose littéraire et du style attendu d'un Romain Gary, il crée une voix qui est pimentée d'impropriétés et de calembours. À travers ces astucieux artifices langagiers, nous sommes contraints de lire les mots dans des acceptions nouvelles qui bouleversent de fond en comble les hypothèses personnelles et collectives que nous formulons sur la vie, la nature humaine et les lois de notre vie en société. Ceux qui ont l'habitude de survoler les livres y perdront beaucoup.
Belleville, l'univers de Momo
Dosant subtilement l'humour noir, l'ironie et la satire sur le mode tantôt hilare, tantôt pénétrant ou empathique, l'histoire est distillée par son protagoniste, Mohammed, un gamin sans instruction mais très bon observateur. C'est une voix crédible et dont nous ne nous lassons jamais. Momo, comme on l'appelle, est un petit arabe de dix ans (qui découvrira ensuite qu'il en a quatorze) que son unique parent, une mère prostituée, a confié à l'âge de trois ans à Madame Rosa, une survivante de l'Holocauste, elle-même ex-prostituée. Le reste de l'histoire est simple. Momo le dit : lui et Madame Rosa sont tout ce qu'ils possèdent dans la vie. L'ennui, c'est que Madame Rosa se meurt et Momo nous entraîne avec lui et son entourage d'immigrants juifs, arabes et africains, ainsi qu'avec une charmante travestie, dans son dessein de faire en sorte que cette rescapée des horreurs de l'Holocauste puisse mourir dans la dignité.
L'auteur et son personnage ont sensiblement suivi le même parcours: Gary, l'auteur de renommée internationale, le héros de guerre et diplomate français, est né en Europe orientale d'une mère célibataire juive (il n'a jamais connu son père) qui nourrissait de grandes ambitions pour lui – écrivain n'étant qu'une de ses aspirations parmi d'autres. La vie devant soi [3] emprunte au passé de Gary : Momo dit de son récit, ce sont « mes Misérables. » Gary établit des parallèles entre la somme historique d'injustices de Victor Hugo et celles de son Paris des années soixante-dix. Et, s'il y a chez l'un et chez l'autre des histoires d'amour, celle qui lie le jeune immigrant arabe à sa mère adoptive juive, vieille et mourante, est la palpitation même des Misérables de Gary. Mais, il est une grande différence : c'est la langue qui régit le récit de Gary. Il est impossible d'imaginer La vie devant soi racontée par un narrateur qui sache tout, pas plus que l'on peut séparer la voix et le langage caractéristiques de Huckleberry Finn du livre de Mark Twain « Les aventures de Huckleberry Finn ».
Madame Rosa, une femme qui aurait mérité un ascenseur...
À la première page, l'amour de Momo pour sa mère adoptive imprègne la description de la façon dont elle gravit les six étages de son immeuble : « pour Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était pas bonne non plus, et je peux vous dire aussi dès le début que c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur. »
Quant à être arabe en France, Momo nous dit : « Pendant longtemps, je n'ai pas su que j'étais arabe parce que personne ne m'insultait. On me l'a seulement appris à l'école. Mais, je ne me battais jamais, ça fait toujours mal quand on frappe quelqu'un. » « (Elle) m'a traité de cul d'Arabe pour la première fois, car elle n'était pas française. »
La vie n'est pas plus douce pour les Noirs. Dans le Belleville de Momo, ils ont plusieurs foyers « qu'on appelle taudis où ils sont cent vingt, avec huit par chambre et un seul W-C en bas, alors ils se répandent partout car ce sont des choses qu'on ne peut pas faire attendre. Avant moi, il y avait des bidonvilles mais la France les a fait démolir pour que ça ne se voie pas. » Au sujet de l'un de ces africains : « Il paraît qu'il avait déjà tué des hommes mais que c'étaient des Noirs entre eux et qui n'avaient pas d'identité, parce qu'ils ne sont pas français comme les Noirs américains et que la police ne s'occupe que de ceux qui ont une existence. »
Son emploi du mot avortement est particulièrement provocateur : Madame Rosa « ne voulait pas entendre parler de l'hôpital où ils vous font mourir jusqu'au bout au lieu de vous faire une piqûre. Elle disait qu'en France on était contre la mort douce et qu'on vous forçait à vivre tant que vous étiez encore capables d'en baver... il n'y avait aucun moyen de se faire avorter à l'hôpital. » En France, l'avortement venait juste d'être légalisé en 1975 – année de parution du livre. Toutefois, le débat à propos de l'euthanasie a été une fois de plus relancé avec le double suicide, en novembre 2013, dans un hôtel parisien du prestigieux faubourg Saint-Germain, d'un couple de 86 ans qui laissait une lettre aux autorités judiciaires françaises « revendiquant le droit à mourir dans la dignité. »
Un humour noir et pince-sans-rire
Les observations sur la nature humaine sont formulées avec un humour noir pince-sans-rire. Ainsi, à propos du manque d'attention dans le monde : « On est obligé de choisir ce qui nous plaît le plus comme manque d'attention dans le monde et les gens prennent toujours ce qu'il y a de mieux dans le genre et de plus chèrement payé comme les nazis qui ont coûté des millions ou le Vietnam... Les gens, il leur faut des millions et des millions pour se sentir intéressés et on ne peut pas leur en vouloir car plus c'est petit et moins ça compte. » « Si l'armée passait son temps à s'occuper des vieux, ce serait plus l'armée française. » En Afrique, tout le monde appartient à une tribu... « En France, il n'y a pas de tribus à cause de l'égoïsme. » « La France a été complètement détribalisée et c'est pour ça qu'il y a des bandes armées qui se serrent les coudes et essaient de faire quelque chose. » L'un des personnages les plus sympathiques du livre est Madame Lola, une travestite sénégalaise qui n'a pas été autorisée à adopter des enfants « car les travestites sont trop différentes et cela, on ne vous le pardonne jamais. »
La langue de Momo nous ravit par sa fraîcheur, tout en nous brisant le cœur par la véracité des messages qu'elle véhicule. Romain Gary a appliqué avec une grande précision ce que les écrivains savaient depuis longtemps : plus on est spécifique et plus on est universel.
Surtout, Gary nous a divertis, tout en nous renseignant sur l'amour, l'existence humaine et la signification de l'expression « vivre sa vie ». Pas étonnant que des universités américaines l'aient maintenant inscrit au programme des études.
----------------------
[1] En anglais (dans la traduction de Ralph Manheim) : « The Life Before Us (Madame Rosa) », la version dont notre contributrice s'est servie pour cette analyse.
[2] Dans l'édition de La bibliothèque Gallimard, les auteurs de la préface expliquent (à la page 11) que le jeune Roman Kacew (qui prendra plus tard le nom de Romain Gary) passait des après-midi à dresser des listes de pseudonymes : « Il s'agit le plus souvent de pseudonymes où affleurent ses lectures et se lisent ses ambitions : Roland de Chantecler, Hubert de Longpré, Roland Campéador, Romain Cortès. Tout se passe comme s'il avait inauguré son parcours et son travail d'écrivain par une production de pseudonymes. »
[3] Nous ne saurions trop recommander à ceux de nos lecteurs à qui cet article aura donné l'envie de lire La vie devant soi de se procurer l'ouvrage paru dans la Bibliothèque Gallimard, Folio n°1362 (2002) qui, outre le texte original paru au Mercure de France en 1975, offre un accompagnement pédagogique fort utile, œuvre de Domenica Brassel et Patrick Garda.
Donna Scott (Los Angeles).
Traduction : Jean Leclercq
(Les citations proviennent de l'original français.)
Note du blog :
Dans un article publié l'année passée (« Le Prix Goncourt – jeu de culture historique »), nous avons fait allusion à la double attribution du Prix Goncourt à Romain Gary, alias Émile Ajar, pour Les racines du ciel, en 1956, et pour La vie devant soi, en 1975. Toute cette affaire est détaillée dans le film « La double vie de Romain Gary » (1 h 29 m).
Nous avons également noté que Gary et son ex-épouse, l'actrice américaine Jean Seberg, se sont suicidés, elle, en 1979, à l'âge de 40 ans et, lui, un an plus tard, à 66 ans.
Jean Seberg et Romain Gary |
Plaque à la mémoire de Romain Gary, |
Lecture supplémentaire :
Romain Gary: A Tall Story
David Bellos
Random House, 2010
Analyse d'une très grande qualité littéraire et pourtant accessible! Merci
Rédigé par : Natacha Neveu | 08/01/2019 à 13:18