Le 30 avril 2008, en faisant une offre de 4.300$ pour un ouvrage mis aux enchères sur e-Bay, deux bouquinistes new-yorkais, George Koppelman et Daniel Wechsler, spécialistes des livres anciens, ne savaient pas qu'ils allaient peut-être faire la plus grande découverte littéraire du siècle et réaliser la meilleure opération de toute leur vie professionnelle. Il s'agissait d'un exemplaire d'An Alvearie or Quadruple Dictionarie de John Baret, dictionnaire quadrilingue (anglais, latin, grec et français), publié en 1580.
Bien que le livre ne contint aucune indication du propriétaire, il recélait des milliers d'annotations d'une plume contemporaine qui renvoient directement à quelques-unes des œuvres majeures de Shakespeare, dont Hamlet, Roméo et Juliette et de nombreux sonnets. Pendant six ans, Wechsler et Koppelman ont étudié à la loupe les annotations manuscrites et réuni des éléments tendant à établir que le dictionnaire appartenait bien à Shakespeare. Pour ne citer qu'un exemple de vers attribué au maître, dans Hamlet (Acte III, scène 4) :
Gertrude : Your bedded haire, like life in excrements, Start up, and stand an end.
[La Reine. Vos cheveux, excroissances animées, se lèvent de leur lit et se dressent.] [1]
Or, dans le dictionnaire, on trouve au mot stare : His haire Stareth or standeth on end.
Il y a de subtils indices, tels les huit exemples de penchant du maître pour les mots commençant par W ou S. Certes, on ne trouve pas de preuve irréfutable, mais on est en présence d'une accumulation de termes que Shakespeare n'a pu trouver que dans le Baret. En effet, outre son immense talent de dramaturge, Shakespeare passe pour avoir considérablement enrichi la langue anglaise en répandant l'usage de termes rares ou inusités. Un peu comme, plus près de nous, Charles de Gaulle [2] ou Pierre Trudeau, William Shakespeare affectionnait les termes peu courants et contribua à les populariser. Les a-t-il pêchés dans le Baret ? Et, plus précisément, dans l'exemplaire entre les mains de Koppelman et Wechsler ?
Les spécialistes demeurent réservés. [3] Wechsler explique : « Ils nous ont beaucoup aidés de leurs conseils, mais il est évident qu'ils n'étaient pas prêts à risquer leur réputation en cautionnant une telle prétention ». Ainsi, Stephen Greenblatt, biographe et spécialiste de Shakespeare, se réjouit de la découverte d'une source d'informations jusqu'ici inconnues : « Elles conforteraient, de façon fascinante, la passion que Shakespeare éprouvait pour la langue. Nous savions qu'il avait un faible pour les mots inusités – mais nous ne savions guère où il allait les dénicher ». Mais il admet ne pas avoir eu le temps d'examiner tous les éléments tendant à montrer qu'il s'agit bien du dictionnaire de Shakespeare.
Wechsler s'attend que, quelle que soient les éléments de preuve qu'il pourra présenter, d'aucuns ne le croiront pas. Avec Koppelman, il vient de publier, à l'occasion du 450ème anniversaire de la date presumée de la naissance de Shakespeare, un livre de 300 pages (Shakespeare's Beehive) exposant une thèse qui a le mérite de montrer que l'Alvearie a joué un rôle fondamental dans la composition de bon nombre des œuvres de Shakespeare et que c'est l'une des découvertes les plus retentissantes de l'histoire de la littérature. En ouvrant le dictionnaire aux spécialistes, de nouveaux éléments ne peuvent qu'apparaître : « Si George et moi avons pu y voir des choses, que ne trouveront-ils pas ? ».
Le grand bouquiniste new-yorkais Jim Cummins a lu le livre et a jugé les arguments persuasifs. Toutefois, il est impossible d'en prévoir le prix, « des dizaines de millions. Une de mes connaissances parle de plusieurs centaines ».
À l'heure actuelle, le dictionnaire est en sûreté, dans une chambre forte, à New York. Toutefois, il a été numérisé et peut être consulté en ligne sur : www.shakespearesbeehive.com
Jean L.
D'après un article de Mark Tewfik dans The Sydney Morning Herald du 21 avril 2014.
[1] W. Shakespeare. Hamlet. Traduction de François-Victor Hugo. Univers des lettres, Bordas, Paris (2005), p.126.
[2] On se souvient du « quarteron de généraux en retraite », de la « chienlit » et autres « étranges lucarnes ».
[3] Buzz or honey? Shakespeare's raises questions,
Folger Shakespeare Library, 21 April 2014
Lecture supplémentaire :
La pièce bidon de Shakespeare "Double-falsehood" s'avère être authentique
Ajout humoristique :
Une conversation imaginaire entre Shakespeare et son editeur :
(5 minutes, 50 secondes)
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