Par Michèle Druon, pour Le mot juste en anglais.
Nous souhaitons la bienvenue à notre collaboratrice fidèle, Dr. Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises. Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d'Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d'Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l'University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Elle a publié des articles en français et en anglais dans de nombreuses revues littéraires universitaires et philosophiques (French Review, Stanford French Review, L'Esprit Créateur, Problems in Contemporary Philosophy), ainsi que dans des livres publiés aux États-Unis, en France et au Japon.
Michèle est actuellement chargée de la liaison avec les Écoles de l'Alliance Française à Pasadena, ainsi que du Groupe Cinéma (sorties et discussions mensuelles sur films français). Bien qu'officiellementà la retraite, elle est invitée à enseigner occasionnellement à la California State University.
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J'ai vu récemment au théâtre Odyssey à Los Angeles (1), Villon, une pièce écrite et mise en scène (en anglais) par Murray Mednick (2): c'est un spectacle vif et divertissant, inspiré par la vie de François Villon, ce grand poète de la fin du Moyen-Age (3) dont l'œuvre et la vie exceptionnelle n'ont cessé de fasciner, traversant siècles et cultures, jusqu'à aujourd'hui.
La pièce de Murray Mednick s'inscrit en effet dans une longue tradition d'évocations théâtrales, cinématographiques, et même musicales (4) de celui qui devint une légende à la fois pour la poésie magnifique qu'il nous a laissée, mais aussi pour la vie terrible et extraordinaire qui fit de lui, comme Rimbaud le sera plus tard, un «poète maudit »: tour et tour chéri et banni par les princes, il fut aussi un criminel et un voleur qui fut un temps emprisonné, échappa de peu à la pendaison, et mena par moments une vie errante et misérable, souvent en compagnie d'une bande de personnages peu recommandables qui se faisaient parfois passer pour une troupe de troubadours. Banni définitivement de Paris après une dernière frasque, Villon disparut un jour, à l'âge de 31 ans, sans laisser de traces – laissant planer sur sa fin un mystère jamais résolu.
Les principaux épisodes de cette vie peu communesont évoqués dans la pièce de Mednick sur un mode le plus souvent comique et ludique, à travers une série de scènes qui parodient différents genres:le mélodrame, le récit de cape et d'épée (avec combats d'escrime sur scène), la farce paillarde (avec force grossièretés et humour scatologique). Les scènes et les répliques se succèdent à un rythme effréné et bousculent la chronologie et la narration classiques en juxtaposant les lieux, les époques et les identités dans le tourbillon d'événements et de personnages qui forment la vie de Villon. Le décor, rustique et élémentaire, se prête à cette plasticité spatiale et temporelle: une table ronde et quelques chaises suffisant à évoquer, par quelques changements d'éclairage, tantôt la cabane natale de Villon, tantôt une taverne, tantôt les bois où Villon trouvait refuge avec sa bande de brigands.
Les acteursde la troupe, tous excellents et parfaitement entraînés, suivent avec aisance le rythme imposé, tout en projetant dans leurs rôles une énergie, un humour et un entrain qui ajoutent beaucoup d'attrait à la pièce.
Tout au long de l'histoire de Villon sont entrelacés des thèmes plus sérieux, reflets de préoccupations chères à Mednick, sur la nature du mal, la fin du monde, l'omniprésence de la violence et la facticité de la vie et de l'art. Mais ces considérations restent toujours doublées d'ironie, en accord avec la tonalité sceptique et désabusée qui sous-tend le comique de la pièce.
Empreinte de métafiction post-moderne, la pièce de Mednick met aussi en scène sa propre théâtralité: à l'image de la troupe de (faux) troubadours qui composaient autrefois la bande de Villon, les personnages que nous voyons ici sur scène s'auto-désignent comme une troupe d'acteurs qui rejouent la vie de Villon. Par un effet parallèle de distanciation brechtien (ou pirandellien), ils sortent à intervalles fréquents de leur rôle pour interpeller les spectateurs (5), commenter l'action, ou mettre en question leur propre personnage.
Parmi les personnages qui retracent ou rejouent la vie de Villon, le plus important est Clotilde, dont Peggy Ann Blow fait ressortir ici la complexité, avec beaucoup d'art et de finesse : elle figure tantôt la mère abusive de Villon, tantôt une vieille bossue qui semble avoir été à la fois sa complice et sa protectrice. A ses côtés, la provocante et acerbe Isabeau - à qui la jeune Alana Dietze donne verve et piquant – incarne principalement la sœur de Villon, mais elle tend aussi à se confondre avec une prostituée qui faisait partie de sa bande.
Un autre personnage important dans la pièce est le Vieux Villon (6), que Gray Palmer interprète avec toute la (fausse) gravité requise : il figure l'ecclésiastique érudit qui prit le jeune François sous sa protection et lui apprit le latin, ce qui lui permit de poursuivre son éducation et plus tard d'obtenir une Maîtrise es Art de l'Université de Paris.
Au centre de cet éventail de personnages, Kevin Weisman, dans le rôle de Villon, s'impose dès l'abord par son intensité et sa forte présence physique : il imprime à son rôle toute la rage, toute la violence inscrites dans la vision de Murray Mednick. Villon apparaît ici comme une sorte de Robin des Bois rageur, sarcastique, iconoclaste et nihiliste qui bat sa mère, tue des prêtres, ne croit ni en dieu ni en diable etdéfie toutes les autorités. D'un bout à l'autre de la pièce, la colère est l'émotion dominante du personnage, souvent présenté comme impulsif et sujet à des accès de violence. Si l'origine de cette colère semble souvent attribuée (de manière quasi-freudienne) à l'enfance malheureuse de Villon, elle prend aussi au cours de la pièce la dimension plus générale et plus philosophique d'une révolte métaphysique contre un monde absurde et vide de dieu – perspective qui se rapporte davantage à la philosophie existentialiste qu'au monde médiéval de Villon.
Ce détournement voulu de l'histoire de Villon se retrouve dans les nombreux anachronismes de la pièce, et surtout dans la métaphore dominante de l'Acteur, ici assimilée à la figure du Poète-Artiste, mais aussi au statut de l'individu dans le monde contemporain (7).
En modernisant la figure iconique de Villon, Murray Mednick lui a aussi donné une richesse de significations qui suscitent sans nul doute intérêt et questionnements. Mais ce qui persiste finalement dans l'esprit du spectateur, pourtant invité à rire ou à sourire pendant la plupart du spectacle, ce sont les rares moments lyriques de la pièce, quand se trouvent évoqués des passages célèbres de la poésie de Villon : tel le passage poignant de beauté et de nostalgie quand un merveilleux montage de peintures de visages féminins forme un contre-point visuel à une des plus belles ballades de Villon, si bien chantée autrefois par George Brassens : « La Ballade des Dames du Temps jadis » (8)
«Dictes moi où, n'en quel pays ( n' =et)
Est Flora la belle Romaine ;
Archipiades ne Thais (ne = et)
Qui fut sa cousine germaine (…)
Echo, parlant quand bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang
Qui beauté ot trop plus qu'humaine ? (ot = eut)
Mais où sont les neiges d'antan ? »
Le Testament, 1459-59 (9)
Un autre moment d'émotion surgit pour le spectateur à l'évocation de cette autre ballade si célèbre - et rendue plus bouleversante encore de l'appel qu'elle nous adresse, par-delà le temps et la mort :
Frères humains, qui après nous vivez
N'ayez les cœurs contre nous endurcis,
Car, se pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
(…)
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre »
Le Testament, connu comme l'Epitaphe de Villon, fin 1462, Paris (10),
Et c'est cette prière dont la force et la ferveur n'ont pas faibli à travers les âges, c'est ce magnifique appel à la compassion, au pardon, ou à la simple humanité qui résonnent encore en nous, spectateurs de Villon, à la fin de la pièce, comme ils résonneront sans doute encore longtemps à travers les pays et les siècles.
Notes :
(1) La pièce a été présentée au Odyssey Theatre (2055 S. Sepulveda Blvd., Los Angeles) jusqu'au 23 mars 2013.
(2) Entre autres accomplissements, il faut souligner que Murray Mednich fut un pionnier des mouvements OFF and OFF Broadway dans les années 60 et 70, et fondateur et directeur artistique du Festival/Atelier Padua Hills Playwrights à Los Angeles de 1978 à 1995.
(3) François de Montcorbier dit Villon (né en 1431, disparu en 1463). Edités en 1489 par Antoine Vérard, ses poèmes connaîtront une grande célébrité après sa mort: 34 éditions se succéderont jusqu'au milieu du XVIe.
(4) La poésie et la vie de Villon ont en effet inspiré une incroyable quantité d'œuvres de toutes sortes à travers différents pays, entre autres l'Allemagne, l'Angleterre, le Japon, l'Amérique, la Russie, l'Europe de l'Est, etc. - surtout dans la première partie du XXème siècle. Des versions cinématographiques de Villon ont été jouées entre autres par John Barrymore, Douglas Fairbanks Jr. et Errol Flynn. Pour la littérature, mentionnons au passage Berthold Brecht, dont le Baal (1918-19) est basé sur Villon, et pour l'opéra, Le Testament (1921-22), d'Ezra Pound.
(5) Avec des références répétées, et d'ailleurs assez irritantes, aux «adolescents» que sont les spectateurs.
(6) Ce personnage, qui s'appelait en réalité Guillaume de Villon, et dont le poète reprit plus tard le patronyme, est aussi désigné dans la pièce sous le nom de François Villon, ce qui accentue les effets de dédoublement et de confusion des identités recherchés par l'auteur.
(7) Mednick semble ainsi suggérer que chacun de nous est un acteur - que nous sommes tous «en représentation » dans une société du spectacle où tout n'est plus qu'images et apparences, et où la vérité et l'identité des êtres se dissout dans une facticité généralisée.
(8) Voir mise en musique du poème dans l'album "Le vent", de Brassens, 1953.
(9) La ballade fait son apparition au XIVème siècle. Elle comporte 3 strophes et une demi-strophe ou envoi. Comme le rondeau, cette forme poétique disparaîtra à partir du XVIème siècle mais les Romantiques la redécouvriront au début du XIXème siècle.
(10) On s'accorde à penser que «La Ballade des Pendus » fut composée par Villon alors qu'il était emprisonné et condamné à être pendu, mais le fait n'est pas complément établi.
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