perspectives littéraires de la Première Guerre Mondiale
Préface :
Il y a 100 ans - 28.07.2014
Comme nous l'avons récemment dit dans un article liminaire, « 1914, le début de la Grande Guerre et la fin d'un monde », nous publierons à l'occasion du Centenaire du début de cette "guerre pour terminer toutes les guerres", une suite d'articles sur les poètes de la Grande Guerre, en commençant par Guillaume Apollinaire, du côté français, et Siegfried Sassoon et Wilfred Owen, du côté britannique. Voici le premier de ces articles, sous la plume de notre fidèle lectrice, Madeleine Bova.
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- CELGM (Certificat d'Etudes Littéraires Générales Modernes, avec italien. anglais et histoire);
- CES (Certificat d'études supérieures) de philologie italienne;
- CES d'études pratiques d'italien;
- deux ans d'assistanat de langue française dans des établissements d'enseignement supérieur en Italie (Pescara et Sienne);
et l'Université de Florence (Italie) dont elle détient un Magistero, avec les options suivantes : Français IV, Anglais II (biennio legale), Philologie romane, Littérature comparée, Espagnol (complémentaire).
En outre, elle est titulaire du Certificate of proficiency in English, University of Cambridge
La mort d'un poète
Dans les Mémoires du XXe siècle [1] à la date du samedi 9 novembre 1918, on lit :
« Mort à Paris, des suites de la grippe espagnole, de Wilhelm Apollinaris de Kostrowitsky, dit Guillaume Apollinaire, écrivain, poète et auteur dramatique naturalisé français, né à Rome le 26 août 1880.
Ami de Max Jacob, de Derain, de Picasso, « piéton de Paris », il publia ses premiers poèmes en 1903 et dirigea successivement les revues Le Festin d'Ésope et Les Soirées de Paris. Qu'il s'agisse de ses recueils (Alcools ou Calligrammes), de ses pièces de théâtre comme Les Mamelles de Tirésias ou de ses œuvres en prose, il est avant tout l'écrivain du renouvellement poétique, proche de la mouvance futuriste. Dadaïstes et futuristes ne s'y tromperont pas en voyant en lui un véritable précurseur. »
L'œuvre d'Apollinaire est étroitement liée à sa vie, c'est pour cela qu'une brève biographie est indispensable à la compréhension de sa production littéraire.
L'enfance
Guillelmus Apollinaris Albertus naît à Rome en 1880, fils d'un officier italien et d'une aventureuse jeune femme italo-balte, Angelica De Kostrowitzky dont il porte le nom. Il arrive en France en passant d'abord par Monte-Carlo (comme, plus tard, Léo Ferré) où sa mère adore jouer au casino. Après des études chaotiques dans la principauté de Monaco, à Cannes et à Nice, il acquiert néanmoins une érudition surprenante, se lie d'amitié fraternelle avec René Dupuis qui deviendra le poète Dalize et se fait naturaliser français.
La vie de bohème
En 1889, il s'installe à Paris et, pour vivre, exerce différents métiers : il écrit des feuilletons pour les journaux, devient garçon de bureau, puis répétiteur et précepteur de la fille d'une vicomtesse franco-allemande, ce qui l'amène en Rhénanie où il connaît sa première grande aventure amoureuse avec la jeune gouvernante anglaise [3], mais sera mal payé en retour...Rentré à Paris, le « Mal aimé » commence à fréquenter les milieux littéraires en pleine ébullition. En 1903, il se lie avec André Salmon, Alfred Jarry, Paul Fort, rencontre André Derain et Pablo Picasso, participe à tous les mouvements d'avant-garde, voit naître le Fauvisme, élabore avec Picasso l'esthétique cubiste.
Modigliani, Picasso et André Salmon pris par Jean Cocteauen,
au carrefour Vavin (aujourd'hui Place Pablo Picasso).
Andre Derain - Alfred Jarry Paul Fort
autoportrait
Tout cela, sans cesser d'écrire. Il rencontre un autre grand amour en la personne de Marie Laurencin [2] et cette liaison agitée durera jusqu'en 1912, année durant laquelle il fait connaissance du poète italien Giuseppe Ungaretti. Leur amitié se maintiendra jusqu'à sa mort prématurée. Dans le recueil de poèmes Alcools (1913), il exprime sa soif de vie ardente.
Le soldat Apollinaire
Lorsque la guerre éclate, il s'engage en décembre 1914. D'abord affecté dans l'artillerie à Nîmes, il est reversé dans l'infanterie et envoyé au front à sa demande. Il est blessé à la tempe d'un éclat d'obus, le 17 mars 1916, et doit subir deux trépanations. De retour à Paris, en 1918, il publie un nouveau recueil de poèmes Calligrammes (Poèmes de l'amour et de la guerre). Il est désormais affaibli par une blessure qui ne guérira jamais.
←« Pareva un antico romano, con la sua scultorea testa, la corpulenza gagliarda, la maestà bonaria del portamento... » Giuseppe Ungaretti.
[Il avait l'air d'un citoyen romain, avec sa tête sculpturale, sa corpulence gaillarde et son port majestueusement débonnaire...]
Une belle Minerve) [4] est l'enfant de ma tête
Une étoile de sang me couronne à jamais
Apollinaire ne résiste pas à l'épidémie de grippe espagnole qui l'emporte l'avant-veille de l'armistice, le 9 novembre 1918. En ces derniers jours de la guerre, des braillards déambulaient dans Paris en criant « À bas Guillaume ! ». Ces lazzis s'adressaient à l'empereur d'Allemagne mais, dans son délire, le pauvre Apollinaire put croire à une dernière cabale de ses ennemis..
Deux jours après, Ungaretti arrivait à Paris pour fêter l'armistice et se rendait au domicile d'Apollinaire avec les cigares "Toscanelli" (petits cigares plutôt malodorants, mais très appréciés de "Kostro", comme l'appelait "Unga"). Ignorant encore le décès de son ami, il entre dans la chambre et le trouve sur son lit de mort, le visage couvert d'un voile noir.
Consterné autant que bouleversé, il laisse tomber par terre la boîte de cigares.
Après avoir assisté aux funérailles, il écrira en français ce poème :
Pour Guillaume Apollinaire
en souvenir de la mort que nous avons accompagnée
en nous elle bondit hurle et retombe
en souvenir des fleurs enterrées
Les Calligrammes
Le calligramme, terme inventé par Apollinaire du grec "καλός γράμμα" (beau signe, belle écriture) est un poème présenté sous une esthétique nouvelle qui rompt irrévocablement avec la forme traditionnelle.
Le recueil composite tantôt narquois, goguenard et désabusé, tantôt touchant et poignant, témoigne de la versatilité d'Apollinaire, poète multiforme et polyédrique.
Le plus suggestif est sans doute:
la colombe poignardée et le jet d'eau.
Comment lire ce poème?
Nous sommes en présence d'un « poème tableau », une écriture nouvelle dans l'espace de la page.
Il se présente sous la forme d'une colombe poignardée et d'un jet d'eau qui jaillit d'un bassin et y retombe. Si nous le récrivons en forme traditionnelle, comme nous le suggérait notre professeur de français du secondaire, nous pouvons plus aisément en comprendre le sens :
Douces figures poignardées Chères lèvres fleuries
Mya Mareye
Yette et Lorie
Annie et toi Marie
Où êtes-vous ô jeunes filles
Mais près d'un jet d'eau qui pleure et qui prie
Cette colombe s'extasie.
Tous les souvenirs de naguère
Ô mes amis partis en guerre
Jaillissent vers le firmament
Et vos regards en l'eau dormant
Meurent mélancoliquement.
Où sont-ils Braque et Max Jacob
Derain aux yeux gris comme l'aube
Où sont Raynal Billy Dalize
Dont les noms se mélancolisent
Comme des pas dans une église
Où est Cremnitz qui s'engagea
Peut-être sont-ils morts déjà
De souvenirs mon âme est pleine
Ceux qui sont partis à la guerre
Au Nord se battent maintenant
Le soir tombe Ô sanglante mer
Jardins où saigne abondamment
Le laurier rose fleur guerrière .
Le premier dessin évoque les amours perdues du poète et le second les amis dispersés.
La colombe, oiseau symbole de la paix, ici poignardée par la guerre : le C majuscule au centre de la première courbe est la garde du poignard qui a détruit les amours du poète, mais la colombe n'est peut-être pas abattue, elle rejaillit au-dessus du jet d'eau, comme le phénix de ses cendres..
Les vers libres et irréguliers, les allitérations en "i" (pensons à Rimbaud : « I pourpre, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ») décrivent toutes les figures féminines que le poète a aimées.
Le deuxième dessin est un jet d'eau et un bassin. L'eau, élément vital, la fontaine, thème récurrent chez Henri de Régnier ou Antonio Machado, représente la vie qui s'élève et qui retombe pour mourir dans le bassin. Le ton devient élégiaque. Le poète énumère les noms de ses amis peintres (Derain, Braque), poètes (Max Jacob, Dalize son ami d'enfance à qui est dédié le recueil), tous sont partis en guerre, l'atmosphère est nostalgique. Dans les octosyllabes, il utilise l'anaphore (répétition) où...où...où...et, dans le bassin « le soir tombe Ô sanglante mer », l'effet auditif insinue le tombeau. Quant à l'oléandre, c'est une plante au poison mortel...
Dans ce calligramme Apollinaire confirme son goût de l'innovation hardie qui lui permet d'exprimer une gamme de sensations qui vont des plus simples aux plus bouleversantes : de la plainte douloureuse, aux sentiments les plus mélancoliques. Le graphisme a une fonction décorative. "Moi aussi je suis peintre", écrivait-il dans une plaquette.
Apollinaire réussit à réconcilier la modernité de l'esthétique et la tradition thématique
Cinq mois après la blessure d'Apollinaire, son ami poète Giuseppe Ungaretti [5], dans les tranchées du Carso exprimait toute la douleur de la guerre dans ce poème :
San Martino del Carso
Valloncello dell'albero Isolato il 27 agosto 1916
Di queste case
non è rimasto
che qualche
brandello di muro
Di tanti
che mi corrispondevano
non è rimasto
neppure tanto
Ma nel cuore
nessuna croce manca
È il mio cuore
il paese più straziato
San Martino, poème d'Ungaretti, traduit par Madeleine Bova :
Vallon de l'Arbre Isolé 27 août 1916
De ces maisons
il n'est resté
que quelques
pans de mur
De tant
de ceux qui partageaient
il n'est resté
même pas autant
Mais dans mon cœur
aucune croix ne manque
C'est mon cœur
le paysage plus dévasté.
Marie Laurencin. Apollinaire et ses amis (1909) |
Henri Rousseau. Le Poète et sa Muse (1908) |
[1] Mémoires du XXe siècle, 1910-1919, Paris, Bordas, 1991 (p. 285).
[2] Marie Laurencin. Peintre français (1885-1956) très prolifique à qui l'on doit de très nombreuses aquarelles, lithographies eaux-fortes, maquettes et décors de théâtre.
[3] Peut-être la Kate dont il est question dans Les exploits d'un jeune Don Juan ?
[4] La minerve est un appareil orthopédique qui, chez Apollinaire, lui maintenait le crâne. Mais, c'est aussi la déesse Athéna (Minerve chez les latins) née toute parée du cerveau de Zeus/Jupiter, protectrice des arts et de la guerre.
[5] Giuseppe Ungaretti a donné un cours à la Columbia University de New York en 1964. En 1968 , âgé de 80 ans, il a enseigné à Harvard.
Enfin, en 1970, il a reçu le prestigieux Prix international de l'Université de l'Oklahoma. (Cf. Leone Piccioni. Vita di un poeta, pp.194 et 227)
Madeleine Bova
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