"Mother Tongue –
The Story of the English Language"
Bill Bryson [1]
Penguin Books, 1990
B Bill Bryson |
analyse de livre
par Joëlle Vuille, lic. iur., LLM
Nous sommes heureux de retrouver notre collaboratrice, Joëlle Vuille, une juriste-criminologue qui habite à Genève. Après avoir terminé ses études à l'Université de Lausanne, Joëlle a profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society). Joëlle est maitre-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, des sciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne. Nous la remercions vivement pour l'analyse qui suit.
Si vous aimez la langue anglaise, vous allez adorer « Mother tongue », un hymne à la subtilité, à la finesse, aux fantaisies et, disons-le aussi, au manque de logique de la langue de Shakespeare.
Après un premier chapitre dans lequel est résumé ce que l'on sait de l'apparition du langage dans l'histoire de l'humanité, des relations entre les différentes langues et de l'apprentissage du langage chez l'enfant (passionnant !), l'auteur nous fait pénétrer dans le vif du sujet en nous contant les diverses conquêtes, invasions et visites que les îles britanniques ont connues au fil des siècles et les héritages linguistiques que les envahisseurs ont laissé aux autochtones. Des fragments d'écriture les plus anciens retrouvés dans le Suffolk à l'apparition du Old English, le lecteur découvre une foule de personnages colorés, comme le premier poète « anglais », Caedmon, ou le premier historien, Bede. Avant d'en arriver finalement au Barde, dont on rappelle l'immense contribution à la langue qui porte aujourd'hui son nom, puisqu'il a été l'inventeur de plusieurs milliers de mots et d'expressions encore utilisées aujourd'hui, comme « one fell swoop », « to vanish into thin air », « to play fast and loose » ou encore « foul play ».
Après cette introduction qui ravira les férus d'histoire, le lecteur découvre les particularismes de la langue anglaise, en comparaison avec d'autres idiomes, qu'ils soient géographiquement proches ou éloignés. Il y apprendra notamment que la difficulté de la langue anglaise ne provient pas des genres ou des cas utilisés (une remarquable uniformité ayant été atteinte dans ce domaine), mais du nombre incroyable de synonymes et de polysémies qui existent pour chaque mot. Par exemples, les mots « fine », « round » et « set » remplissent des dizaines de pages de dictionnaires, avec des significations variées et des différences parfois subtiles, comme le sait quiconque a dû un jour réviser pour son « Proficiency » ou son « TOEFL ». Une autre difficulté réside dans le fait que certains mots signifient une chose et son exact contraire, [2] comme « sanction », qui peut signifier, à la fois, la permission de faire quelque chose et la mesure prise après la violation d'un interdit. La prononciation peut également représenter un défi pour l'anglophile débutant. Le fameux « th» donne du fil à retordre à de nombreux étudiants, mais ce n'est rien en comparaison au casse-tête que représentent certains groupes de lettres dont la prononciation change du tout au tout selon le contexte dans lequel ils apparaissent. Prenez « heard/beard », « road/broad », « five/give », « low/how », par exemple. La palme de l'incohérence revenant bien sûr au groupe de lettres « ough », qui peut se prononcer de huit manières distinctes : « through, though, thought, tough, plough, thorough, hiccough » et « lough » (un lac irlandais). [3]
Un chapitre est consacré à l'origine des mots. Alors que certaines constructions sont logiques en regard de l'évolution du langage, d'autres
sont surprenantes, voire carrément insensées. Le Oxford English Dictionary contiendrait ainsi près de 350 mots dont l'apparition était initialement due à une erreur typographique. Alors que de nombreux mots ont été adoptés par l'anglais à partir d'autres langues (on pensera notamment à « shampoo » d'Inde, à « ketchup » de Chine, ou à « potato » de Haïti), d'autres sont apparus parce qu'on les a mal compris, comme « sweetheart », originellement « sweetard », ou « button hole », à la base « buttonhold ». Il est intéressant de noter que certains mots ont considérablement évolué au fil du temps, comme « nice », apparu pour la première fois par écrit en 1290. A cette époque, le mot signifiait « stupid, foolish » ; quelques décennies plus tard, Chaucer l'utilisait pour signifier « lascivious, wanton », avant que sa signification n'évolue vers « elegant » ou encore « modest ». En 1769, enfin, « nice » était devenu synonyme de « agreeable, pleasant ». Ces changements dans le sens donné aux mots provoquant parfois quelques ricanements de la part du lecteur moderne, comme lorsque Charles Dickens écrit que l'un de ses personnages « leans back in his chair, and breathlessly ejaculates (Good heaven !) » (émettant donc un cri et non un fluide corporel…). [4]
Le livre regorge de petites informations amusantes sur l'origine des mots. Saviez-vous, par exemple, que Tuesday, Wednesday, Thursday, et Friday tirent leur nom des dieux païens Tiw, Woden, Thor et Frig ? que l'expression « mayday » (signal de détresse) provient du français « (venez) m'aider » ? Ce livre répond d'une façon ludique à toutes ces questions curieuses que se pose parfois l'anglophile amateur, comme: pourquoi le pluriel de « child » est-il « children » et non « childs » ? pourquoi surnomme-t-on les femmes prénommées Ellen « Nel » et les Edward « Ned », alors qu'ils n'ont pas de lettre n dans leur composition ? pourquoi certains substantifs d'origine anglo-saxonne ont-ils des adjectifs d'origine latine, comme « finger/digital », « book/literary », « sun/solar » ? et pourquoi certains mots n'existent-ils pas, comme les formes positives de « backlog » (forelog ?), « disheveled » (sheveled ?), « ruthless » (ruthful ?) ou encore « inept » (ept ?).
L'auteur explore également le monde fascinant des prononciations (et de leur fréquente déformation), de l'alphabet (saviez-vous que nos lettres étaient à l'origine des pictogrammes ? C'est au Proche-Orient qu'est née l'idée d'attribuer des lettres à des sons plutôt qu'à des concepts), et enfin de la grammaire (d'où vient la règle selon laquelle on ne doit jamais terminer une phrase en anglais avec une préposition [5] ? pourquoi doit-on dire « each other » lorsque l'on parle de deux éléments mais « one another » lorsqu'il y en a plus de deux ? pourquoi « court martial » et « attorney general » reprennent-ils un ordre de mots typiquement français alors que l'anglais inverse en général l'adjectif et le substantif ?). L'ouvrage contient également un chapitre sur les dialectes, explorés d'un point de vue géographique mais également dans une perspective de classe, d'ethnie et de profession. S'ensuivent une histoire des premiers dictionnaires de la langue anglaise (le lecteur intéressé est invité à consulter une entrée antérieure de ce blog, consacrée à la naissance du Oxford English Dictionary), une réflexion sur les différences entre les langues anglaises et américaines, ainsi qu'un tour d'horizon de l'anglais comme idiome universel, parlé par toute la planète avec plus ou moins de talent et d'enthousiasme par les uns et les autres. (Les Français se faisant particulièrement remarquer dans ce domaine, eux qui se battent depuis des décennies contre les « jets », « chewing gums » et autres « sandwichs ».)
Trois chapitres très amusants sont consacrés aux noms de famille et noms de lieux (ainsi qu'aux noms des pubs, véritable institutions britanniques dont l'appellation laisse parfois le touriste penseur -- The Crab and Gumboil, pour n'en citer qu'un), aux insultes (et à l'histoire des insultes, fascinante !), et aux jeux de mots, calembours, anagrammes, mots croisés, cryptogrammes, rébus, etc. On y apprend par exemple que les Romains étaient déjà friands de palindromes (soit une phrase qui se lit de la même façon d'avant en arrière et d'arrière en avant, comme « Madam, I'm Adam » ou « Sex at noon taxes »). L'ouvrage se termine par une réflexion sur l'avenir de la langue anglaise, l'auteur concluant que l'évolution continue et que ce n'est pas la disparition de l'anglais qu'il faut craindre (au profit des langues parlées par les migrants s'installant dans les pays anglophones) mais plutôt son homogénéisation et la perte des particularismes locaux qui rendent cette langue si savoureuse.
En résumé, si vous cherchez une lecture amusante pour vous divertir durant vos vacances d'été, « Mother Tongue » est fait pour vous. Les anglophones de naissance verront leur attention attirée sur des subtilités de leur langue maternelle dont ils n'avaient même pas conscience, et les anglophiles par étude y trouveront les réponses à toutes ces questions qui les taraudent depuis qu'ils ont, pour la première fois, fièrement déclaré : « My tailor is rich !»
[1] Le titre de ce livre dans son edition américaine – « The Mother Tongue – English and How it Got That Way ».
[2] appelés auto-antonyms, autantonyms ou contronyms en anglais – voir :
"14 Words That Are Their Own Opposites", Mental Floss,
[3] GHOTI – On Language, The New York Times, 25 January 2010
[4] Charles DICKENS, Bleak House, Chapter 54
[5] Sir Winston Churchill : "That is a rule up with which I will not put".
Commentaires