Un universitaire anglais propose une solution
Professeur d'histoire à Birkbeck College (Université de Londres), Orlando Figes s'est aperçu que ses étudiants lisaient de moins en moins et pêchaient de plus en plus sur la Toile les informations dont ils avaient besoin pour leurs travaux écrits et oraux. [1]
Interrogeant à ce sujet une étudiante de troisième année, il s'est attiré la réponse suivante : « Nous n'avons pas le temps de lire des livres entiers. Il existe des moyens plus rapides de trouver ce que l'on cherche pour rédiger un devoir ou faire un exposé. »
Surpris de cette réponse, le professeur Figes a interrogé d'autres étudiants et obtenu sensiblement la même réponse. Quel intérêt y-a-t-il à perdre son temps à lire des livres quand on peut consulter SparkNotes, Wikipedia ou autres sur la Toile ? Pourquoi se priver des articles et des enquêtes de la bibliothèque numérique JSTOR et ne pas lire des résumés d'articles préparés par leurs enseignants ? Après tout, c'est la façon dont ils ont appris à étudier à l'école, ces méthodes ont fait leurs preuves et il n'y a pas lieu d'en changer. Bref, comme l'écrivait Walter Benjamin à propos des médias, les étudiants ont de plus en plus tendance « à lire verticalement plutôt qu'horizontalement ».
Tout le système éducatif est désormais axé dans ce sens. On apprend aux étudiants à « traiter » un livre plutôt qu'à le lire, feuilleter l'index, lire l'introduction et la conclusion, le parcourir en diagonale et s'en faire une idée d'après les analyses publiées à son sujet. On gagne en efficacité et on réussit aux examens. On fait des têtes bien pleines, mais sont-elles bien faites ?
« Avaler des livres en entier peut transformer nos vies », écrit Figes. « Nous nous immergeons en eux et nous en ressortons intellectuellement enrichis, avec de nouvelles idées et de nouvelles questions sur le monde. Lire un livre de a à z, c'est comprendre la structure de son argumentation, en apprécier la valeur littéraire, s'imprégner de sa lecture. Cela aide certainement l'étudiant à allonger la durée de son attention, à appréhender des textes difficiles et à assimiler des connaissances. » Du reste, quel site, aussi raffiné soit-il, présentera jamais l'intérêt pédagogique d'un livre de Jules Michelet, d'Arnold Toynbee ou de Marc Bloch ?
D'autant que l'information en ligne est stéréotypée et réductrice. Loin d'être objective, elle contribue puissamment à propager la « pensée unique ». Comme l'écrit Patrick Pelloux, « Lire et relire des articles, recouper les témoignages. Une fois de plus, ' Vivent les bibliothèques et les livres! ' Les informations sur Internet, en particulier sur certains sites qui usurpent les mots des encyclopédies, sont truffées d'erreurs ». [2]Le professeur Figes n'en veut pour exemple que la Révolution russe, domaine qu'il connaît bien. Se référant à SparkNotes et à Wikipedia, il y a relevé un nombre inquiétant d'erreurs et de contre-vérités qui n'auraient jamais trouvé leur place dans un livre écrit par un spécialiste.
Ainsi, l'étudiant qui se fiera à SparkNotes pour « lire » les événements de 1917 en Russie, aura l'impression : 1) que le régime impérial était aussi répressif que le régime soviétique qui lui a succédé ; 2) que les bolcheviks étaient la seule solution socialiste possible ; et 3) que la Révolution d'Octobre a permis à la Russie de rattraper son retard industriel et économique sur l'Occident.
Triple contre-vérité : 1) Certes, la Russie impériale était une autocratie dont le bras armé, la police politique, la redoutable Okrana, possédait une gendarmerie innombrable et une nuée d'agents secrets infiltrés dans toutes les classes de la société. Mais, il y a des degrés dans l'oppression et dans l'horreur, et l'Okrana n'eut jamais ni les moyens, ni l'efficacité de la Tchéka ou du Guépéou (GPU) qui lui succédèrent. 2) Les bolcheviks n'étaient pas la seule force socialiste agissante en 1917. S'ils représentaient la fraction majoritaire (d'où leur nom), il n'en existait pas moins un courant minoritaire (les menchéviks) et d'autres partis de gauche comme les travaillistes de Kerensky ou les socio-démocrates de Tchéïdzé qui auraient pu donner une autre orientation au régime. 3) Enfin, le mythe de la Révolution « industrialisatrice » est probablement plus trompeur encore. En réalité, la Russie s'est industrialisée à marche forcée depuis les dernières décennies du XIXe siècle. Sous le règne d'Alexandre III, elle se dote d'un grand nombre d'établissements d'enseignement supérieur qui ne tardent pas à produire des promotions entières de scientifiques et d'ingénieurs indispensables à la mise en place d'un potentiel industriel. Le pays connaît une industrialisation rapide et massive. L'exploitation pétrolière débute à Bakou en même temps qu'aux États-Unis. Le comte Witte [2], ministre des finances et habile diplomate, favorise ce processus, mais il estime aussi que « la Russie a besoin de cinquante ans de paix ». Hélas, il ne sera pas entendu et la conjugaison de cette industrialisation trop rapide et de guerres malheureuses (1905 et 1914) conduira finalement aux événements de 1917.
Cela ne veut pas dire qu'il faille bannir Internet, loin de là. Nous nous en servons tous et la Toile nous permet quotidiennement de mobiliser immédiatement telle ou telle information dont nous avons besoin. De leur côté, les livres continueront à jouer leur rôle, à condition qu'ils soient succincts, d'un prix abordable, accessibles aux étudiants et capables de retenir leur attention par une argumentation intéressante, élaborée par de bons communicateurs. Parallèlement, il faut aussi améliorer la qualité de l'information en ligne qui est mise à la disposition des étudiants dans les principaux domaines de l'enseignement scolaire et universitaire.
Pour cela, le professeur Figes lance une initiative. Il crée le site http://orlandofiges.info qui vise à aider étudiants et enseignants à réfléchir aux moyens d'aborder les grands thèmes de la Révolution russe et de l'histoire de l'Union soviétique. Les 18 rubriques du site correspondent aux chapitres de son livre Revolutionary Russia, 1891-1991 (publié chez Penguin Books) et contiennent des commentaires détaillés sur les questions que les étudiants doivent connaître, des extraits de livres, des photographies et des vidéos, des suggestions de lectures et des conseils sur la façon de répondre aux questions d'examen les plus courantes. Le but est d'établir une nouvelle forme de dialogue et de ramener les étudiants à la lecture des livres, non pas de s'y substituer.
Certes, le professeur Figes eut probablement préféré que ses étudiants n'empruntent pas de raccourcis vers l'acquisition des connaissances et qu'ils lisent des livres en entier. Mais il a suffisamment les pieds sur terre pour savoir qu'un tel objectif est trop ambitieux. Il propose donc une démarche qui tient compte de leur attachement à l'Internet et qui vise à l'adapter en vue d'une mise en commun du savoir qui soit à la fois créatrice et novatrice. Ce faisant, il ne fait qu'appliquer le vieux dicton : "Faute de les vaincre, ralliez-vous à eux" ! [3]
[1] Orlando Figes est professeur d'histoire au Birkbeck College de l' Université de Londres. Il est l'auteur de Revolutionary Russia, 1891-1991. Le présent texte est très largement inspiré d'un article paru sous sa signature dans le TES Magazine du 23 mai 2014, et dans lequel le professeur Figes nous a obligeamment autorisés à puiser de nombreux éléments. La rédaction du Mot juste l'en remercie très vivement.
[2] Patrick Pelloux. On ne meurt qu'une fois et c'est pour si longtemps. Robert Laffont, Paris, 2013, p.8.
[3] Sergeï Iouliévitch Witte (1849-1915), homme politique russe, l'un des plus compétents et des plus clairvoyants de son temps. Il acheva le chemin de fer transsibérien et s'employa à industrialiser la Russie.
[4] en anglais : « If you can’t beat them, join them ! »
Lecture supplementaire :
Let's Stop Trying to Teach Students Critical Thinking
Jean L.
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