George Orwell fut-il un « lanceur d'alerte » ?
analyse de livre par
« Nous nous rencontrerons là où il n'y a pas de ténèbres, lui avait dit O'Brien. » (1984)
En 1949, George Orwell a écrit "1984", un roman qui met en scène un personnage fictif, Big Brother, mais aussi le concept d'un régime dont les citoyens sont constamment espionnés. Sans vouloir comparer l'État d'Océanie décrit dans l'œuvre orwellienne au gouvernement des États-Unis, il convient de noter que le scandale des surveillances exercées par la NSA qui éclata cette année s'est produit 30 ans exactement après 1984. C'est pourquoi le moment nous a semblé venu de nous pencher sur la vie et l'œuvre de l'auteur de "1984", dont les prémonitions peuvent maintenant nous sembler troublantes.
Au cours de sa vie mouvementée, George Orwell (1903-1950), de son vrai nom Eric Blair, étudia à Eton, travailla pour la police en Birmanie, mena une vie de clochard et de plongeur à Paris et à Londres, et prit part à la guerre civile espagnole, du côté des anarchistes. Blessé au combat, c'est cette expérience de la manipulation par les Russes du gouvernement républicain, fatale à celui-ci, qui lui ôta toute illusion quant au communisme. Tout cela,
avant de devenir, dès 1941, présentateur puis correspondant de guerre de la BBC. Il est notamment l'auteur de La Vache enragée, Et vive l'Aspidistra, Hommage à la Catalogne et la Ferme des animaux (1945). C'est pendant la dernière année de sa vie (1949), tout en luttant contre la tuberculose, qu'il produisit son œuvre majeure, 1984 . On comprend mieux la noirceur du roman quand on sait dans quel contexte il fut écrit.
En effet, pour achever la rédaction de son livre, Orwell se retira dans l'île de Jura, terre hostile et solitaire comptant à peine 190 âmes, au large des côtes écossaises. Il y logea dans une maison très isolée, à l'image du détachement et de la solitude de son héros. Fragilisé, l'écrivain l'était aussi psychologiquement depuis le décès (en 1945) de sa femme, Eileen O'Shaughnessy, qu'il tenta vainement de remplacer en proposant le mariage à de très jeunes femmes. Il semble qu'il eût besoin des rudes conditions de vie sur l'île pour venir à bout de son roman, et cela dans un contexte défavorable à sa santé fragile et qui précipita sa mort.
Perhaps the highest impact that Orwell's stay on Jura had on 1984 was that he was constantly surrounded by death's shadow.
Certes, Orwell est bien connu de ceux de ma génération. C'est ainsi qu'une amie traductrice m'a confié avoir attendu l'année 1984 avec une certaine angoisse. Rappelons que le roman a fait (précisément en 1984) l'objet d'un film de Michael Radford avec, dans les rôles principaux, John Hurt, Richard Burton et Suzanna Hamilton. Ce fut le dernier rôle de Richard Burton qui décéda deux mois avant la première.
Quant à moi, j'avais été obsédée, pendant un certain temps après avoir lu le livre, par l'image du regard inquisiteur et omniprésent de Big Brother et des télécrans.
De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait du regard… BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait la légende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston… »
Mais, en demandant à un jeune, proche dans mon entourage, s'il connaissait le roman, j'appris que oui, il en connaissait le contenu, mais sans plus. D'ailleurs, ajouta mon interlocuteur, qu'aurions-nous à craindre en dévoilant notre vie privée ? Une discussion intéressante s'ensuivit sur les risques liés aux réseaux sociaux, le stalinisme, le nazisme, etc.
Cependant, la question reste plus que jamais d'actualité : en écrivant son roman 1984, publié en 1949, George Orwell avait sans doute voulu lancer une alerte. Sa vision a néanmoins anticipé la réalité sur bien des points. Il suffit de penser aux nombreux événements tels qu'écoutes téléphoniques de personnalités politiques, en France, aux États-Unis, et récemment en Pologne. Nos
déplacements sont suivis par le GPS, nos messages le sont sur la grande Toile. Dans ce contexte, que reste-t-il de la vie privée ? Des réformes linguistiques obligatoires seraient une application parfaite de la vision orwellienne de la société, à l'instar d'un tout récent projet de réforme linguistique en Russie.
La question linguistique est centrale dans 1984. C'est une langue qui domine la vie en Océania, la novlangue (Newspeak), partant du principe qu'en diminuant le nombre des mots et en les fusionnant, on diminue le nombre des concepts, ce qui rend les gens incapables de réfléchir et donc manipulables à merci par les instruments de propagande de masse. En Océania, le crime fondamental est celui que commet la pensée. La vision unique est celle imposée par la Police de la Pensée, par ce Big Brother omniprésent avec son faciès « plein de puissance et de calme mystérieux ».
La novlangue comprend les mots de tous les jours, en petit nombre et à l'usage très délimité. Ainsi, selon les principes de la novlangue, des mots serviront à la fois de substantifs et de verbes : crimethink signifie à la fois la pensée du crime et commettre le crime. On invente des formes adjectivales (Ministry of Truth est le minitrue), le mot pensée est remplacé par le verbe penser, et le verbe couper par le nom-verbe couteau. En fait, la novlague, est cette langue de bois qui rend les faits déplaisants tolérables. Et cependant, c'est la langue militaire contemporaine qui utilise l'expression de dommage collatéral en parlant des victimes de bombardements, de pacification pour désigner des opérations de guerre, ou celle de l'État lorsqu'il parle d'ajustements fiscaux pour des coupes claires dans l'aide sociale, etc.
Dans ce monde en guerre permanente, même si elle reste fictive, où l'information est réécrite tous les jours, dans cet univers qui ne laisse aucune place au plaisir et à l'individu, où la surveillance exercée par la Police de la Pensée est permanente, rien n'est vraiment illégal, mais toute activité autre devient vite subversive. Ainsi, le héros, Winston Smith, chargé au quotidien de refondre les documents, d'adapter le passé en l'effaçant – une pratique hélas bien actuelle aussi - décide de tenir un journal intime, petit geste qui pourtant le rend punissable de mort ou du moins de travaux forcés. Pis encore, il va traîner dans quartiers prolétaires, dans un magasin d'antiquités, où il déniche de vieux ouvrages interdits et passéistes. Enfin, la femme qu'il soupçonne d'être un agent ne l'est pas tant que ça, elle est à sa façon bien plus rebelle que lui.
Loin des transes et de la frénésie tueuse de groupe, une fois lancé sur la pente de la rébellion, Winston Smith a-t-il la moindre chance de s'en sortir ? Et quel sort réservera-t-on à Syme, le philologue attaché à la 11e révision du dictionnaire de la novlangue, dont le corpus rétrécit à chaque refonte. Si vous l'avez oublié, faites comme moi, retournez à ce grand classique, qui reste d'une actualité troublante.
Petit lexique de la novlangue, pour une relecture de 1984
Sources :
1984, Folio, traduit par Amélie Audiberti
Novlangue (Wikipedia)
List of Newspeak words (Wikipedia)
Ancilangue |
Facecrime |
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ANGSOC |
la Fraternité |
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BB |
Miniver |
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Bellyfeel |
Minipax |
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Blancnoir |
Miniamour |
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Canelangue |
Minipelin |
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Commissariat aux Romans Un organisme d'Océanie, produisant des romans, qui y sont créés uniquement par des machines. L'héroïne du livre 1984, Julia, y est employée. |
Nonêtre nonperson/ refnonêtre (mort) |
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Crime de pensée (crimethink, ou thoughtcrime) : pensée non orthodoxe, opposée au Goodthink, qui est approuvée par le parti. |
Police de la Pensée agents chargés de surveiller l'orthodoxie du système |
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Deux et deux font cinq |
Pornosex |
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Double-pensée |
Pornosec |
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Doubleplusbon |
Première Région Aérienne |
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Doublepluspasbon |
Télécran telescreen - système de surveillance |
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Deux minutes de la Haine expression de rage populaire contre l'ennemi, organisée sous forme de manifestation. |
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[1] ndlr : Dans un ouvrage soviétique sur Lénine, un cliché représentant Lénine et Trotsky, assistant à une manifestation sur la Place Rouge en 1918, a été grossièrement retouché pour faire disparaître le personnage de Trotsky. À l'époque, on ne disposait pas des moyens actuels de synthèse de l'image !
Lecture supplémentaire :
Police State USA -
How Orwell's Nightmare Became our Reality
by Cheryl K. Chumley
Stop Comparing the NSA to 1984
(and Start Comparing it to Philip K. Dick) -
The Atlantic, 9.04.2014
Why Orwell was a Literary Mediocrity
BBC News, 30 August 2014
Article très intéressant. Oui, il faudrait que je relise ce livre, mais je n'ose toujours pas! Il y a pourtant sans doute des oeuvres encore bien plus sombres aujourd'hui. Pessimiste moi aussi, je vois le retour à une certaine barbarie comme inéluctable, mais dans 1984 l'espoir meurt véritablement. Ou bien?
Rédigé par : Elsa Wack | 24/08/2014 à 01:41