L'interviewer :
Notre correspondante à Genève, Joëlle Vuille, Ph.D., une juriste-criminologue, est maitre-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, des sciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne.
L'interviewé :
Le Professeur Olsson,
de l'Université de Bangor, Pays de Galles, éminent spécialiste mondial de la linguistique légale, auteur notamment de "Word Crime. Solving Crime Through Forensic Linguistics".
Le Professeur Olsson a bien voulu répondre aux questions que Madame Vuille lui a posées en anglais et qu'elle a traduites en français. Nous en remercions tous les deux pour jeter la lumière sur un domaine linguistique peu connu.
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JV: Comment êtes-vous devenu linguiste forensique ?
JO: J'ai commencé à m'intéresser à l'attribution de la paternité d'un écrit lors de mes études de littérature, à l'âge de 22 ans, mais c'est demeuré un intérêt plutôt passif pendant longtemps. Après cela, j'ai étudié la psychologie et je me suis intéressé au comportement, en étudiant Watson et Skinner, mais le behaviorisme ne me semblait pas apporter de réponses aux questions que je me posais. Les théories behavioristes du langage me paraissaient peu convaincantes et j'ai aimé lire Noam Chomsky et sa réfutation des théories de Skinner sur le langage. Au début des années 1990, j'ai décidé d'étudier la linguistique, et j'ai fait un master à l'Université de Bangor. Après avoir entendu parler des travaux menés par le professeur Malcolm
Coulthard sur les aveux fabriqués à l'Université de Birmingham, j'ai décidé de faire mon mémoire de master sur ce sujet, puis une thèse de doctorat sur l'attribution de paternité des écrits à l'Université de Glamorgan, où ils développaient une nouvelle section en sciences forensiques.
JV : Quels sont les principes de la linguistique forensique, en trois mots ?
JO: La linguistique forensique est un terme général recouvrant plusieurs disciplines en lien avec le langage et l'application de la loi. Certains chercheurs s'intéressent au langage juridique et à la compréhension qu'en ont les profanes. Je viens d'évaluer une thèse de doctorat écrite par un étudiant des Caraïbes sur le décalage existant entre le langage employé par les avocats et leurs clients. C'est fascinant de voir que le problème ne vient pas tellement du langage employé par les avocats, mais plutôt du fait que ces derniers ne savent pas communiquer. Si le client ne comprend pas ce que son avocat lui dit, c'est la faute de l'avocat, on ne peut rien reprocher au client ; malheureusement, la mauvaise compréhension d'un mot peut avoir des conséquences fâcheuses pour le citoyen lambda. Prenez l'affaire suivante, par exemple : tout tourne autour du sens à donner au mot « deed », un acte de propriété. Une dame âgée, très religieuse, avait compris le mot « deed » dans son sens biblique, soit une action, un acte religieux. L'avocat, quant à lui, ne s'est pas rendu compte du fait que sa cliente avait compris ce mot dans ce sens précis – car on n'enseigne plus la littérature ni le latin aux avocats. La cliente était en conflit avec son mari au sujet d'une propriété, et elle pensait que le mot « deed » faisait référence au fait de se séparer de son mari, et que cette séparation assurerait qu'elle pourrait garder la propriété en question. Pendant vingt minutes, l'avocat et la cliente se sont parlé sans se comprendre. Le problème ici n'est pas uniquement une question de terminologie juridique ; le problème, c'est l'arrogance de l'avocat qui prend le client de haut. Les avocats talentueux savent comment parler à leurs clients ; ils comprennent qu'ils ont un point de vue différent de celui de leur client, et que le décalage ne provient pas uniquement du langage utilisé par les uns et les autres, de la culture des protagonistes, mais de leur compréhension des mécanismes légaux. Les avocats ne se rendent souvent pas compte que la majorité de leurs clients ne comprennent pas les concepts légaux si on ne les leur explique pas.
La linguistique peut enseigner aux avocats comment mieux communiquer avec leurs clients. C'est autant un problème de communication qu'un problème de vocabulaire. Malheureusement, la plupart des linguistes forensiques ne connaissent pas grand-chose au droit. En Europe et aux États-Unis, il n'y a qu'une demi-douzaine de linguistes qui possèdent des qualifications juridiques.
Cela dit, j'ai rencontré des avocats qui communiquent admirablement bien, aussi bien au tribunal qu'au dehors. Ce sont les avocats les plus talentueux, qui traitent des affaires de meurtre et des grosses affaires d'escroquerie.
L'étude du langage et du droit inclut aussi le fait d'étudier le langage juridique lui-même, notamment comment les termes légaux sont interprétés par les profanes, et le fait d'étudier le langage des lois.
Une part importante du travail du linguiste forensique consiste dans l'attribution d'écrits à leurs auteurs. Il peut s'agir de textes complets, comme savoir qui a écrit la Bible, ou évaluer si Shakespeare a effectivement écrits toutes les pièces qui lui sont attribuées. Les linguistes forensiques, quant à eux, doivent travaillent avec des textes beaucoup plus courts, parfois quelques phrases seulement. Il est, par exemple, très intéressant d'essayer d'attribuer des textos à un auteur. Il n'est pas rare, notamment, que les proches d'une personne disparue reçoivent des messages sur leur téléphone portable, supposément de la personne disparue et expliquant son absence. Dans un certain nombre de cas, toutefois, la victime était déjà décédée lorsque les textos ont été envoyés, et ceux-ci avaient en fait été écrits par le tueur. Parfois, il s'agit pour le linguiste forensique de repérer un testament falsifié, ou d'identifier les auteurs d'une menace terroriste ou d'autres types de menace ou de tentatives d'extorsion.
JV : Parlez-nous d'un cas dans lequel la linguistique forensique a fait la différence dans une poursuite judiciaire.
JO: Je suis spécialisé dans l'attribution d'écrit à un auteur, même si on me demande parfois d'interpréter le langage de gangs ou de déchiffrer des codes. Il y a quelques années, un jeune homme était emprisonné à Manchester pour tentative de meurtre. Il a écrit une lettre à sa petite amie, en lui indiquant qu'il y avait des chiffres sur le dos de la page, mais qu'elle devait les ignorer. Au Royaume-Uni, comme dans d'autres pays d'ailleurs, l'administration de la prison censure le courrier sortant, et ce courrier a été transmis à la police. Lorsque je l'ai reçu, je n'en ai tout d'abord pas compris le sens. C'était court, environ 80 mots. Il n'y avait même pas 26 symboles différents, et certains de ces symboles se sont révélés être des signes de ponctuation, et certains signes de ponctuation se sont révélés être des symboles. C'était bizarre. Après avoir essayé plusieurs choses, je me suis souvenu que l'un des gardiens m'avait dit que l'auteur était très poli, très courtois, à tel point que cela en était louche. Je me suis donc demandé si le mot « please » apparaissait dans son texte, et j'ai cherché des groupes de six lettres ou symboles. J'ai déchiffré le code à partir de cela : le jeune homme demandait à sa copine d'amener une grosse somme d'argent à la victime et d'essayer de la convaincre de ne pas témoigner. C'était une offre très généreuse ; heureusement, elle n'est jamais parvenue à destination. De toute façon, la victime se serait sentie plus en sécurité avec le tireur en prison. Celui-ci a d'ailleurs été condamné très sévèrement, car, en plus de la tentative de meurtre, il avait essayé de faire obstacle à la procédure.
La plupart du temps, j'attribue toutefois des écrits à des auteurs potentiels. Et ce ne sont pas toujours les affaires de meurtre qui sont les plus importantes. Parfois, cela fait plaisir de savoir que, grâce à mon travail, j'ai aidé quelqu'un à remonter la pente. J'ai récemment travaillé sur un cas de harcèlement, et je suis persuadé que, si l'auteur des lettres n'avait pas été identifié dans ce cas, il aurait continué à tourmenter sa victime.
JV : La linguistique forensique est-elle fiable ? Les tribunaux l'admettent-ils en général comme mode de preuve ?
JO: Au Royaume-Uni, la linguistique forensique a fait ses preuves dans les tribunaux. Mes collègues et moi-même avons témoigné dans plus d'une centaine d'affaires. Personnellement, j'ai témoigné dans 70 ou 80 cas, dans toutes sortes de tribunaux, depuis les magistrates' courts jusqu'à la Court of Appeal. J'ai aussi témoigné auprès de juridictions étrangères, en personne ou par vidéoconférence.
Lorsqu'on témoigne au Royaume-Uni, le juge nous pose souvent des questions. Les juges mettent la main à la pâte, ils souhaitent comprendre la force probante de la preuve apportée. C'est totalement différent de ce qu'il se passe aux Etats-Unis. Honnêtement, je préfère le système britannique, car le juge contrôle la procédure. Il connaît le cas aussi bien que les avocats, si ce n'est mieux qu'eux, et c'est le juge qui est capable d'évaluer les preuves. Si le juge trouve que les preuves apportées par l'expert sont faibles, il influencera les jurés dans ce sens. Je ne suis pas adepte d'un ensemble compliqué de règles dictant ce que le juge peut ou ne peut pas faire. Les juges incompétents sont quand même rares.
JV: Comment les nouvelles technologies de la communication ont-elles changé votre métier ?
JO: Tout va plus vite. Avant, les officiers de police vous amenaient les textes en personne. On vous contactait par téléphone et on commençait par vous demander si la tâche qu'on allait vous confier relevait vraiment de votre compétence. Aujourd'hui, les policiers sont très bien informés ; ils savent exactement qui contacter, et ils comprennent très bien les nuances entre les différentes disciplines. Donc, au lieu de devoir attendre une semaine avant de recevoir les documents liés à un certain cas, aujourd'hui vous commencez à travailler sur une certaine affaire quelques heures seulement après avoir été contacté, car tout est envoyé par courriel sécurisé. On peut accéder à des corpus de texte sur internet afin de connaître la fréquence relative de certains mots, de certaines phrases ou de certaines orthographes particulières. Si vous faites vos recherches soigneusement, vous pouvez localiser géographiquement l'origine d'un auteur, ce que j'ai fait dans plusieurs affaires. Et finalement, les gens publient des bêtises sur eux-mêmes sur internet, se rendant ainsi vulnérables. Tant pis. La stupidité n'est pas un crime, et même si elle l'était, je ne suis sûr qu'on saurait comment la combattre.
JV : La linguistique forensique fonctionne-t-elle de la même façon dans différentes langues ? Ou y a-t-il des spécificités à chaque idiome ?
JO: Je suis convaincu que certains aspects du langage sont universels – peut-être pas dans le sens que Chomsky donne à ce mot, cela dit. J'ai travaillé en anglais et en français, et j'ai constaté beaucoup de similarités entre ces deux langues. Il est cependant intéressant de noter que les francophones utilisent la ponctuation de façon différente que les anglophones, et tous les francophones n'utilisent pas la ponctuation de la même façon. Dans un cas récent, j'ai pu montrer que, si l'auteur était certainement de langue maternelle française, il n'utilisait pas la ponctuation d'une façon typique pour un Français. Je pensais, aussi sur la base de son orthographe, qu'il provenait d'Alsace, et il se trouve que j'avais raison. Finalement, tout est dans le détail, même s'il y a des similitudes entre différentes langues.
JV : Comment pensez-vous que votre discipline va évoluer durant les prochaines décennies ?
JO: La linguistique forensique a beaucoup à offrir dans la résolution des affaires criminelles et dans la prévention du crime. Malheureusement, les gouvernements ne se rendent pas compte de son potentiel. En fait, c'est presque entièrement grâce aux avocats que nous avons fait les progrès que nous avons faits jusqu'à présent. Récemment, le gouvernement britannique a fermé le Forensic Science Service pour économiser quelques millions de livres sterling par année, au lieu de diminuer le nombre de banquets officiels et de réduire la flotte des voitures de fonction. Je ne suis donc pas persuadé que notre discipline se développe beaucoup ses prochaines années – malgré l'enthousiasme d'une poignée de linguistes, la persévérance de certains avocats épris de justice et la perspicacité d'un ou deux juges. Je suis assez pessimiste ; le budget des forces de l'ordre est entièrement affecté à l'achat d'armes, à la construction de nouveaux bâtiments et à l'installation de systèmes de surveillance. Aucune ressource n'est attribuée à l'étude des interactions humaines et des différences interpersonnelles.
JV : Vous avez enseigné la linguistique forensique durant de nombreuses années avant d'étudier le droit ; avez-vous apprécié le fait d'être de nouveau un étudiant après avoir été un professeur durant tout ce temps ?
JO: Je recommande cette expérience à tout le monde. En fait, je suis d'avis que tous les professeurs devraient retourner sur les bancs de l'université tous les 10 ou 15 ans. Il ne faut pas les envoyer en année sabbatique ; ils doivent fréquenter les étudiants et se rendre compte de ce que sont les conditions d'étude actuelles. De nombreux étudiants travaillent à côté de leurs études, certains ne vivent pas dans des conditions optimales, les bibliothèques ne sont pas toujours idéales, etc. C'est aussi une période de la vie qui est difficile : il y a le choc d'être loin de la maison et toutes ces décisions importantes qu'il faut prendre. Les professeurs qui retournent sur les bancs de l'université ne devraient d'ailleurs pas toucher leur salaire, mais devraient être forcés de vivre comme les étudiants.
Pour ma part, j'ai beaucoup apprécié cette période. Tout d'abord, Bangor est mon université préférée – j'apprécie l'atmosphère qui y règne et les gens y sont très abordables. J'ai eu de très bons enseignants, des collègues étudiants très sympathiques, et j'avais toujours eu envie d'étudier ce sujet. Depuis que j'ai obtenu mon diplôme, j'ai passé beaucoup de temps dans les tribunaux à observer ce qu'il s'y passait, et j'étudie actuellement pour passer l'examen du barreau l'an prochain. Les études peuvent être addictives, et je pense que tous les professeurs devraient s'y remettre régulièrement.
Note du blog:
« La science forensique, ou la forensique, applique une démarche scientifique et des méthodes techniques dans l’étude des traces qui prennent leur origine dans une activité criminelle, ou litigieuse en matière civile, réglementaire ou administrative. Elle aide la justice à se déterminer sur les causes et les circonstances de cette activité.
Forensique veut dire qui appartient, qui est lié ou qui est utilisé dans les cours de justice, vient du latin forum, la place publique, lieu du jugement chez les anciens (forensis : du forum). Science forensique est un néologisme, traduction de l’anglais forensic science, rendu nécessaire par la confusion des termes et de leurs traductions qui désignent la contribution des sciences, en particulier des sciences de la nature, à la justice (Margot 1999). »
Lecture supplémentaire :
L'enchaînement des deux articles:
Jane Austen +Olsson = P.D. James' "Death comes to Pemberley".
En effet P.D.James a travaillé pour "The Home Office with the forensic science service"et rend homage à Jane Austen.
Bonne lecture.
Madeleine.
Rédigé par : Madeleine Bova | 07/09/2014 à 01:21
J'ai eu le plaisir et l'honneur de traduire en français le livre de John "Forensic Linguistics". Une œuvre remarquable, comme son auteur!
Rédigé par : Emmanuel Didier | 13/09/2021 à 13:28