Perspectives littéraires
Nous avons débuté notre évocation littéraire de la Grande Guerre avec celui dont le nom vient le plus spontanément à l'esprit : Guillaume Apollinaire ("Le flâneur des deux rives"). Nous voulons la continuer par un poete britannique distingué, un des plus connus de la première guerre mondiale.
Entretien avec la biographe du poète Siegfried Sassoon :
Jean Moorcroft Wilson,
interrogée par Hannah Hunter, notre contributrice londonienne
Siegfried Sassoon (1886 – 1967), né d'un père juif et d'une mère anglicane, a grandi en Angleterre. Ce fut un poète satirique et un prosateur qui s'illustra par ses poèmes sur la guerre de 1914-1918 – une guerre au cours de laquelle il accomplit des actes d'une grande bravoure et dont il réchappa. Il se convertit au catholicisme et recentra sa vie autour de cette conversion.
Jean Moorcraft Wilson enseigne la littérature anglaise au Birkbeck College de l'Université de Londres. Épouse du neveu de la grande écrivaine britannique Virginia Woolf (1882-1941), elle dirige avec son mari une maison d'édition. Madame Wilson passe pour le plus éminent spécialiste du grand poète anglais de la Guerre, Siegfried Sassoon. Fruit d'années d'efforts, son livre Siegfried Sassoon: Soldier, Poet, Lover, Friend (paru en mai 2014) couvre l'ensemble de la vie et de l'œuvre du poète.
Dans son tout dernier ouvrage, Wilson reconstitue le parcours du jeune patriote qui s'engage dans la guerre et qui en ressort pacifiste. À son retour du front, Sassoon a exprimé ses convictions pacifistes dans sa poésie et donné la parole aux millions de ses camarades anciens combattants qui avaient été physiquement et psychologiquement marqués par cet épouvantable conflit.
Jean Moorcraft Wilson a aimablement accepté de répondre aux questions de la représentante de ce blog, Hannah Hunter, dans le cadre du centenaire du déclenchement de la première guerre mondiale à laquelle la vie et l'œuvre poétique de Sassoon sont intimement liées.
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H Hunter : Comment la poésie de Sassoon a-t-elle été reçue, et comment a-t-elle été influencée par la célébrité grandissante de l'auteur ?
JM Wilson : Au début, sa poésie s'est heurtée à une indifférence quasi générale. Seul Edmund Gosse l'a lue, et aussi sa mère : merci Maman! Ensuite, plus tard, au fur et à mesure que l'on s'enfonce dans la guerre, que son message apparaît davantage comme un appel au peuple et qu'il acquiert davantage de sens à ses yeux, l'accueil qu'il reçoit des gens ne se fonde plus tant sur lui-même que sur sa poésie. Puis, une fois qu'ils l'ont vu, découvrant quel homme séduisant il est, et ô combien byronien, ils lui portent davantage d'attention ; le peintre Philpot lui dit : "Vous êtes assez byronien [1] , n'est-ce pas ?". Je pense qu'alors on l'a considéré comme un personnage très romantique et cela a contribué à faire connaître sa poésie.
La célébrité modifia profondément sa vie. Certes, ce fut d'abord sa poésie qui le fit connaître. Mais, naturellement, comme c'était quelqu'un de charmant à avoir près de soi, parce qu'il était bel homme, parce qu'il avait une personnalité attirante et parce qu'il était socialement correct, on pouvait faire de lui une figure de proue. Lorsque les pacifistes voulurent faire triompher leur cause, ne mirent-ils pas Sassoon de leur côté ? Parce c'était un soldat, parce qu'il était jeune et beau, il fut bien reçu.
J'ai fait une causerie sur Sassoon et les autres poètes de la guerre dans laquelle j'ai dit que c'est vraiment une icône parce qu'il en a toutes les caractéristiques, sauf une : il n'est pas mort jeune. Il appartient à la bonne bourgeoisie, ses hommes l'adorent, il est brave, il a la M.C. (croix de la valeur militaire) : tout cela il l'assume, c'est un personnage fantastique ! Et pourtant, au fond de lui-même, il est, à mon avis, vraiment très jeune et très naïf.
H Hunter : Selon vous, quand Sassoon a-t-il écrit ses meilleurs poèmes?
JM Wilson : Eh bien, je pense qu'il y eut deux périodes pendant lesquelles il a le plus souffert et produit aussi les meilleurs poèmes ; la guerre en est une. Edward Marsh [2] a parfaitement raison, il avait besoin d'un bon sujet pour ses poèmes – il lui fallait se concentrer sur un sujet particulier - je veux dire qu'on ne peut éternellement rimer sur le lever du soleil ! En prenant part à la guerre, il avait une cause à défendre. Puis, dans les années vingt, lorsqu'il quitta l'armée et qu'il n'y avait plus de motif de lutte, on sent que cette cause lui échappe. Certes, cela revient dans les années trente, quand il commence à écrire de la prose, et cela parce qu'il a de nouveau un sujet, sensiblement le même : la guerre. L'autre période, à mon avis, est celle pendant laquelle il se demande s'il doit ou non se convertir au catholicisme.
Dans les années vingt, lorsqu'il tente d'écrire ses satires politiques et sociales, je pense que ce n'est vraiment pas ce qu'il a fait de meilleur. Pendant cette période, ses meilleurs poèmes sont ceux qu'il écrit sur lui-même et l'un de mes préférés est When I'm Alone, un charmant poème écrit dans les années vingt. Je crois que lorsqu'il verse dans la politique, il n'est pas vraiment maître de sa plume : ce qu'il fait alors est un exercice.
'When I’m alone’ – the words tripped off his tongue
As though to be alone were nothing strange.
‘When I was young,’ he said; ‘when I was young . . .’
I thought of age, and loneliness, and change.
I thought how strange we grow when we’re alone,
And how unlike the selves that meet, and talk,
And blow the candles out, and say good-night.
Alone . . . The word is life endured and known.
It is the stillness where our spirits walk
And all but inmost faith is overthrown.
À partir du moment où il se convertit, au milieu des années cinquante, sa poésie me semble médiocre, parce que la tension a disparu – il a choisi – et la poésie, à mon sens, dépend beaucoup de la tension chez le poète. Je pense que les conflits qu'il connaît avant de choisir son église se traduisent par une poésie de tension et qu'il a véritablement là un sujet d'inspiration ; alors qu'avant cela il semble écrire sur ce qui lui passe par la tête parce qu'il est un peu à court d'idées. Cette poésie conflictuelle tardive mérite qu'on s'y arrête. Tout n'est pas un succès, mais cela me paraît intéressant et l'équivalent – non pas l'équivalent, mais un reflet, un pâle reflet, si vous voulez – de ce qu'il écrivait pendant la Grande Guerre. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il avait un thème d'inspiration, quelque chose qui lui tenait à cœur. Je ne pense pas que le reste lui tint à cœur.
Je ne pense pas que Sassoon soit le plus grand de nos poètes. (Peut-être parce que je ne raffole pas de la satire.) Je préfère sa prose. Je crois que c'est un poète très important, un poète extrêmement marquant, mais il ne suscite pas dans l'esprit cette dimension lyrique. Peut-être est-ce parce que j'aime la poésie lyrique, je veux dire que je préfère Edward Thomas et Wilfred Owen. Je pense que la poésie de Sassoon fut esentielle et je crois qu'elle fut très puissante et qu'en fait de satire, on ne fait pas mieux.
H Hunter : Sassoon est étiqueté comme "poète de la guerre", mais son œuvre précède la Première guerre mondiale et survit à la Seconde. Pensez-vous que ce soit le dévaloriser que d'associer aussi exclusivement son œuvre à la Grande Guerre ?
JM Wilson : Cela le dessert bien évidemment, mais c'est peut-être compréhensible. À mon sens, ce qui le dévalorise encore plus, c'est le peu de cas fait de nos jours de sa prose. Je ne sais si vous avez lu Fox-Hunting Man, c'est un livre merveilleux, c'est humoristique, c'est bien documenté, cela vous révèle ses réactions d'enfant, c'est plein d'observations intéressantes. Ce me semble être une merveilleuse image du monde d'avant-guerre et du début de la guerre, et c'est un très, très bon livre. Je trouve aussi Memoirs of an Infantry Officer excellent sur ce qu'il dit de la guerre. Mais, je pense que c'est là, dans sa prose, que se situe la sous-estimation de Sassoon. Et pourtant, Fox-Hunting
Man est une œuvre connue puisqu'elle a été au programme du GCSE [3]. Si l'on a sous-évalué Sassoon, c'est en ne voyant en lui qu'un poète de la guerre, et c'est ce qui m'a donné l'idée de concevoir ma biographie en deux tomes, parce qu'à mon avis la seconde partie de sa vie est aussi réussie que la première et aussi fascinante.
HHunter : Dans la vie de Sassoon, chez qui voyez-vous la figure paternelle la plus authentique ?
JM Wilson : Oh, Rivers sans aucun doute, le Dr Rivers [4]. Je crois que leur relation a été compliquée par le fait que Rivers était probablement profondément attiré par Sassoon. Les lettres de Sassoon où il dit aimer Rivers et que Rivers le sortirait des ennuis et de la dèche, ou de je ne sais plus trop quoi encore... Je crois que Rivers le comprenait, et j'aime Rivers parce qu'il est véritablement influencé par le point de vue de Sassoon. Je crois aussi qu'il y a eu probablement plus qu'une attirance réciproque ; peut-être même plus qu'une relation normale père-fils. Le fait que Sassoon soit plus âgé lorsqu'il rencontre Rivers lui a fait prendre davantage conscience de lui-même et de ses tendances homosexuelles ; alors qu'avec le palefrenier de son enfance, Tom Richardson, par exemple, c'était vraiment une sorte de figure paternelle. Son père s'était séparé de sa mère avant que Sassoon ait cinq ans, une histoire affreusement triste. Privé de père, mais avec, face à lui, un jeune homme puissant, autoritaire et très beau en la personne de Richardson - vous savez, si jeune !
H Hunter : À votre avis, pour quelles raisons Sassoon s'est-t-il converti au catholicisme ?
Je crois que lorsqu'il se convertit, il le fait pour plusieurs raisons. L'une d'elles est le véritable sentiment d'être juste sans personne et sans rien. Il me semble que Sassoon ait choisi la religion catholique en partie parce qu'il y trouvait une société essentiellement masculine. Il voulait aussi qu'on lui donne des ordres ; il aimait le rituel de l'église catholique et c'est pour cela qu'il n'est pas allé vers l'Église d'Angleterre, comme sa mère. Et il aimait les moines, il aimait revenir dans ce monde masculin. D'ailleurs, il aimait le cricket et la chasse pour les mêmes raisons.
H Hunter L Qu'aimez-vous le plus en écrivant des biographies ?
J'aime le détail, j'aime les relations entre les êtres, j'aime ceux qui les vivent, j'aime découvrir ces relations qui, je crois, vous en apprennent beaucoup sur le personnage central ; avec qui ce personnage se lie-t-il, à quoi est-il sensible, quel rapport a-t-il avec le monde extérieur ?
Je trouve Sassoon extrêmement divertissant : je pense qu'il est très amusant, c'est quelqu'un de gentil. On me dit souvent : aimez-vous les gens dont vous faites la biographie ? Jusqu'ici, oui, ce fut toujours le cas. J'ai aimé Sassoon. Au début, je m'étais mis dans la tête qu'il était misogyne et je me demandais si je pourrais le supporter ? Mais, j'ai fini par l'aimer !
Traduit de l'anglais par Jean L.
Version anglaise
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[1] Lord Byron [1788-1824], poete et dramaturge anglais,
[2] Sir Edward Howard Marsh, KCVO CB CMG (18 novembre 1872 – 13 janvier 1953) était un esprit universel britannique, à la fois traducteur, protecteur des arts et fonctionnaire.
[3] General Certificate of Secondary Education – diplôme obtenu généralement vers 16 ans dans certains pays anglo-saxons et sanctionnant la fin de l'enseignement général. Il peut s'obtenir dès 14 ans.
[4] W. H. R. Rivers (1864-1922) est un scientifique anglais spécialiste de divers domaines des sciences humaines (anthropologie, ethnologie, neurologie, psychiatrie, psychologie). Il est surtout connu pour ses travaux sur le stress post-traumatique chez les soldats de la guerre de 1914-1918.
Siegfried Sassoon and the poets of the First World War (4:39 minutes)
Lecture supplémentaire :
Siegfried Sassoon - His Life and Illustrated Bibliography
The First World War Poetry Digital Archive - The Collections
Oxford University
The War Poetry Website
Merci pour ce formidable entretien ! Je découvre Sassoon et je suis moi aussi sous son charme. C'est bien triste de le voir si peu connu des Français. Il ne me reste plus qu'à attaquer les 600 pages de la biographie de JMW.
Rédigé par : Alain Dupouy | 08/06/2024 à 05:05