rendu à Genève.
Inviter chaque mois un(e) linguiste, semble être une bonne idée. Mais, que dire d'en inviter deux ? Surtout, s'il s'agit d'une interprète de conférence, Angelika Eberhardt, et d'un traducteur, Pierre-André Rion, respectivement co-animatrice et co-animateur du Groupe régional genevois de l'ASTTI (l'Association suisse des traducteurs, terminologues et interprètes).*
Deux professions, deux parcours professionnels différents, mais une volonté commune de réunir et de faire dialoguer des gens qui, souvent, n'ont que trop tendance à travailler isolément.
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J. L. Honneur aux dames, commençons par vous, Angelika. Comment êtes-vous venue à la profession d'interprète de conférence, métier prestigieux qui en attire beaucoup mais n'en retient que très peu ?
Angelika. Je suis devenue interprète parce que j'aimais les langues, le contact avec les gens en général et les cultures étrangères. En plus, comme pour beaucoup d'interprètes, j'avais l'impression que ce boulot avait sa raison d'être puisqu'il aidait les gens à communiquer, à dialoguer et parfois à s'entendre. Qu'on pouvait ainsi contribuer à améliorer un tout petit peu le monde. Vision très romantique des choses, j'en conviens ! J'avais déjà fait des traductions à l'université de Sarrebruck (Allemagne), et c'est la raison pour laquelle je me suis lancée un peu à l'aveuglette, à la fin de mes études, en 2000. J'étais sûre que je serais contrainte d'occuper un emploi à temps partiel pendant une période de transition plus ou moins longue. Mais, j'ai eu une chance folle car, dès les premiers mois de ma vie professionnelle, j'ai décroché un énorme contrat qui m'a occupée pendant les trois premiers mois et un autre, peu de temps après, qui m'a permis de mettre le pied à l'étrier... Je suis arrivée à Genève en 2011, pour des raisons privées.
J. L. Jusqu'ici, il n'a été question que de traduction. Comment êtes-vous passée à l'interprétation, activité qui implique des aptitudes particulières. Quelle est votre combinaison linguistique ? Comment votre travail se répartit-il entre les différentes langues dans lesquelles vous interprétez ? Quelle est celle qui vous donne le plus de difficultés ?
Angelika. Mon premier grand contrat était un mélange d'interprétation, de traduction et d'accompagnement. Puisque je suis interprète de profession, j'ai cherché le contact avec des collègues et aussi des clients potentiels dans la région où je me suis établie après les études. Voilà comment j'ai pu décrocher les premiers mandats d'interprétation. Puis, j'ai passé des tests d'accréditation auprès de différentes organisations internationales. Et, très important, j'ai adhéré à des associations professionnelles (tout d'abord allemandes, puis une association internationale - l'AIIC). Ensuite, quand je suis arrivée à Genève, j'ai fait des recherches et j'ai présenté une demande d'adhésion à l'ASTTI. On y fait des connaissances, on peut faire du réseautage, participer à des formations. Les associations défendent nos professions... Enfin, elles publient des bases de données de leurs membres ce qui permet aux clients de nous trouver ! Comme interprète, je travaille avec les combinaisons suivantes: allemand <-> français et anglais/espagnol -> allemand. Comme traductrice, je ne travaille que vers l'allemand. En interprétation, je dirais que le français et l'anglais sont plus fréquents que l'espagnol. Chaque combinaison linguistique a ses défis particuliers. Je ne dirais pas qu'il y a une combinaison qui me donne des difficultés particulières.
J. L. Vous, Pierre-André, n'êtes pas venu directement à la traduction. Vous êtes plutôt devenu progressivement traducteur professionnel à l'issue d'un parcours que vous allez nous raconter.
Pierre-André. J'ai fait des études supérieures de lettres (licence de philosophie de l'Université de Lausanne) et de langues vivantes (anglais et allemand), enrichies par des séjours en Allemagne (Münster et Berlin) et au Royaume-Uni (Birmingham et Exeter). Ensuite, j'ai débuté dans le journalisme à l'A.T.S. (Agence Télégraphique Suisse), puis au quotidien La Suisse, à Genève. Je me suis reconverti dans la traduction en dirigeant successivement le service de traduction (allemand/anglais) d'une grande compagnie d'assurances, puis celui d'une agence de traduction boursière et financière. Depuis 2001, je suis traducteur indépendant, spécialisé dans les finances et les assurances.
J. L. Cet impressionnant bagage de culture générale vous a-t-il aidé dans votre activité de traducteur allemand-français et anglais-français ? Comme pour Angelika, les associations professionnelles vous ont-elles aidé à vous faire une place dans le milieu professionnel ?
Pierre-André. Oui, le capital de culture générale est un atout dans ce métier. C'est ce qui vous permet de mieux saisir ce que veut dire l'auteur de l'original. Comment faire de la traduction financière, par exemple, sans savoir lire un bilan ? Quant aux associations professionnelles, je dirais que c'est fondamental. Sans elles, je ne me serais jamais lancé à mon compte. À l'ASTTI, j'ai rencontré des collègues, j'ai compris que l'on pouvait gagner sa vie en étant indépendant, j'ai pris confiance en moi, j'ai tissé un réseau de clients, j'ai appris à négocier, à vendre mon travail, toutes choses très importantes. Je me suis aussi perfectionné grâce aux cours de formation continue proposés régulièrement par l'ASTTI. Et aussi en participant chaque année à «Equivalences». Consacré cette année au thème «Traduction et technique», ce congrès annuel de l'ASTTI d'une durée d'une journée se tiendra à l'Hôtel Kursaal à Berne le 24 octobre prochain. Ou à l'Université d'été de la traduction financière, organisée par l'ASTTI tous les deux ans à Spiez, petite ville pittoresque lovée sur la rive sud du lac de Thoune et à laquelle sont invitées de «grandes pointures» du monde de la traduction financière. Ici, à Genève, notre groupe régional organise tous les trois mois environ une rencontre centrée sur un sujet donné, ce qui est une occasion de recruter de nouveaux membres, de faire circuler les informations d'actualité sur ce qui se passe au sein de l'ASTTI, de nous retrouver et de dîner ensemble pour ceux qui le souhaitent.
J. L. Quelque chose m'intrigue, chez vous, Angelika, c'est que vous soyez à la fois interprète et traductrice. D'habitude, ces deux professions sont distinctes. Elles font appel à des compétences différentes et correspondent souvent à des personnalités différentes. Comment conciliez-vous l'oral et l'écrit ?
Angelika. Les compétences ne sont pas différentes, mais complémentaires. Comme disent les juristes: «La plume est serve, mais la parole est libre». En cabine, il faut trouver très vite une solution, qui n'est pas forcément la meilleure. Lorsqu'on traduit, on a davantage de temps pour rechercher la meilleure formulation possible, on a la possibilité de relire, de peaufiner son texte. Surtout, il sera ensuite gravé dans le marbre et l'on en sera longtemps responsable. Interpréter et traduire, c'est un miroir à deux faces, chacune nourrissant l'autre. Tout au moins, c'est comme cela que je conçois ma profession. Ensuite, il est un impératif qui tient à l'évolution du marché linguistique. Avant, on était engagé longtemps à l'avance, on pouvait bâtir son plan de charge.
Planifier des «saisons» à long terme était encore plus ou moins possible. Maintenant, on est pressenti à bien plus brève échéance, et les conférences se tiennent presque toutes au printemps ou à l'automne. Une longue période creuse s'installe pendant les mois d'été et il est alors commode d'avoir une ou plusieurs traductions pour faire la soudure. Il est des interprètes qui ne veulent pas traduire, mais ce n'est pas mon cas !
J. L. Et pourquoi avoir choisi Genève pour exercer votre activité d'interprète et de traductrice plutôt que Bruxelles ou d'autres villes internationales ?
Angelika. Je n'ai pas forcément pris la décision en fonction des débouchés parce qu'il y a des possibilités à beaucoup d'endroits (pas forcément avec toutes les langues ou combinaisons mais quand-même).
Puisque je fais des traductions aussi, j'étais en outre un peu plus libre dans mon choix. La balance a penché en faveur de Genève pour des raisons purement personnelles. Mon père disait toujours qu'il adorerait passer sa retraite au bord du Lac Léman et j'ai compris pourquoi il le disait quand j'ai voyagé au Lac Léman pour la première fois (à l'âge de 22 ans).
Puis, plus tard, je me suis fait des amis à Genève. Le paysage, le lac et les amis étaient principalement les facteurs qui ont été décisifs pour ma décision.
J. L. Que pensez-vous, Pierre-André, de cette opposition qu'on fait souvent entre les interprètes, qui seraient plutôt extravertis, et les traducteurs plutôt introvertis ? Est-ce qu'il y a du vrai là-dedans ou est-ce plutôt un cliché ?
Pierre-André. Je constate fréquemment que les traductrices et les traducteurs, surtout ceux qui se sont mis à leur compte et qui travaillent en indépendants, sont un peu du genre «loup solitaire». D'où le rôle d'autant plus important que peuvent jouer les groupes régionaux de l'ASTTI , qu'il s'agisse du groupe régional de Bâle, de Berne, de Genève ou de Zurich. C'est dans ce cadre que l'on sent «battre le pouls» de l'Association. Et plus nous serons nombreux en tant que membres actifs au sein de l'ASTTI, plus nous pourrons faire entendre notre voix, tant au plan cantonal que fédéral, pour faire connaître et défendre les intérêts d'une profession trop habituée à rester dans l'ombre.
J. L. Napoléon disait qu'il n'aimait pas Genève parce qu'on y entendait partout parler l'anglais. Qu'en est-il du dialogue entre Romands et Alémaniques en Suisse, l'un des rares pays au monde qui ait le privilège d'avoir quatre langues officielles (si l'on ajoute encore l'italien et le romanche) ?
Pierre-André. Vu de l'extérieur, on pourrait croire que puisque l'allemand est la langue obligatoire dans les écoles romandes, et le français la langue obligatoire en Suisse alémanique, les échanges entre Romands et Alémaniques sont très intenses. Aujourd'hui, c'est malheureusement loin d'être le cas. Quand j'étais enfant, en Suisse alémanique, la tradition était d'envoyer les jeunes filles de 16 ans faire leur année de Welschland en tant que baby-sitters dans une famille romande. Ce fut le cas dans notre famille. D'où un double étonnement: d'abord, j'ai réalisé pour la première fois que l'allemand n'était pas une langue scolaire et artificielle, mais que c'était une langue vraiment parlée ailleurs dans mon pays. Ensuite, que le schwyzertütsch (dialecte suisse allemand) parlé de l'autre côté de la Sarine, la rivière marquant la frontière linguistique (la «barrière de Röstis» ou «Röstigraben», littéralement le fossé de röstis, du nom d'un célèbre plat de pommes de terre), m'aurait été nettement plus utile que le bon allemand pour engager la conversation.
J. L. L'enseignement du français se porte-t-il bien actuellement dans les cantons de Suisse alémanique ?
Pierre-André. Non, certains cantons de Suisse alémanique viennent même de décider de supprimer l'enseignement du français à l'école primaire. À leur décharge, il faut souligner qu'à la différence des francophones, les Alémaniques doivent apprendre trois langues étrangères : d'abord le bon allemand, et ensuite le français et/ou l'anglais. L'usage du dialecte alémanique peut déjà faire obstacle à la maîtrise du bon allemand. Il n'est dès lors guère étonnant que l'anglais ait plus de succès, le français étant moins prestigieux aux yeux des jeunes Alémaniques et très difficile à apprendre, comparé à l'anglais.
Par exemple, à la télévision se déroulent en ce moment trois campagnes de votation totalement différentes, selon qu'on regarde la télévision de Suisse alémanique (en suisse allemand), la télévision de Suisse italophone (en italien) ou la télévision de Suisse romande (en français).
Les médias allemands influencent considérablement la Suisse alémanique; les médias italiens marquent de leur empreinte le canton du Tessin (Suisse italienne) et les médias français la Suisse romande. Et les Suisses votent après avoir regardé «leur» télévision, ignorant le plus souvent tout
de ce qui s'est passé à la télévision dans les deux autres régions linguistiques du pays.
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J. L. Vous connaissez la boutade prêtée à Talleyrand : «Il y a cinq continents, et puis il y a Genève. Il faut donc croire que Genève est au centre du monde». Est-ce encore valable aujourd'hui ?
Pierre-André. Oui, la boutade de Talleyrand est plus que jamais valable. Et ce qu'on oublie souvent, c'est que si New York et Genève peuvent rivaliser quant au nombre d'organisations internationales qui y ont leur siège, Genève est indiscutablement le centre du monde en ce qui concerne le nombre d'organisations non gouvernementales (ONG). Un simple coup d'œil sur le site du Centre d'Accueil de la Genève Internationale vous en convaincra.
J.L. On reproche parfois à la Suisse de vouloir se replier sur soi, de vouloir rester à l'écart des pays qui l'entourent, voire du vaste monde. Ce risque de repli sur soi existe-t-il pour l'ASTTI ?
Pierre-André. À voir le nombre de collègues venus d'Allemagne, d'Autriche, d'Angleterre, d'Italie, de France, de Belgique, et même du Canada et des États-Unis, pour participer à l'Université d'été de la traduction financière à Spiez, je ne crois franchement pas que cette crainte se justifie. Et je ne peux qu'encourager les membres de l'ASTTI à renforcer leurs liens avec les associations sœurs actives sur les cinq continents.
J. L. Quels conseils donneriez-vous à des jeunes qui s'engagent dans la profession ? D'abord vous, Angelika.
Angelika. Le monde a beaucoup changé. Il faut être au point, savoir utiliser tous les instruments de travail que la technologie met à notre disposition. À notre époque aussi, il faut être visible, projeter une image, et cela même si la traduction est un métier qui incite à la modestie. Un studio de conseil graphique peut très bien concevoir pour vous une jolie carte de visite, voire un site Internet, qui vous aidera à nouer des contacts. Ensuite – et là je m'adresse à ceux qui se dirigent vers l'interprétation – il faut se dire que l'interprétation est volatile et ne pas dédaigner la traduction, car ce peut être un bon second pilier.
J. L. Quant à vous, Pierre-André, quels conseils prodigueriez-vous ?
Pierre-André. Outre l'appartenance à une ou plusieurs associations qui, je vous l'ai dit, est très importante, il est bon d'avoir un «tuteur», un traducteur confirmé qui puisse guider vos premiers pas. Et puis, il faut aussi, soyons réalistes, savoir vendre son travail. Les débutants, frais émoulus des études supérieures, ont rarement appris à vendre leurs prestations. Donc, suivre un petit cours d'initiation à la vente me paraît indispensable.
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La seule fois que nous avons interviewé deux personnes ensemble, il s’agissait des Canadiens Émile et Nicole Martel, les parents de l’auteur Yann Martel, qui ont traduit son livre, « L’Histoire de Pi » de l’anglais vers le français.
Lecture supplémentaire :
Soirée Krystyna Skarbek à Genève
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