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de l'attribution des prix Nobel de 2014, dont deux à des Français (littérature et économie), notre nouveau collaborateur, Pierre-André Rion, revient sur des aspects insolites de la vie d'Alfred Nobel, ce chimiste suédois qui légua sa fortune à l'Institut Nobel. Le 23 octobre est l'anniversaire d'Alfred Nobel.
Le saviez-vous ? Contrairement à ce que racontent les sites francais et anglais de Wikipedia, ce n'est pas la lecture d'une nécrologie annoncant - de manière prematurée - sa propre mort qui aurait incité Alfred Nobel à leguer sa fortune. Les sites suédois et allemand n'en soufflent mot. Et la Bibliotèque nationale de France n'en conserve aucune trace.
Le saviez-vous ? Son père lui avait fait promettre de renoncer à une carrière d'écrivain. Alfred Nobel est pourtant l'auteur de poèmes, d'un roman de critique sociale «Dans l'Afrique la plus brillante», et d'une tragédie scandaleuse: «Nemesis».
Une nécrologie introuvable
«Le marchand de la mort est mort. Le Dr. Alfred Nobel, qui fit fortune en trouvant le moyen de tuer plus de personnes plus rapidement que jamais auparavant, est mort hier». S'il faut en croire les versions anglaises et française des sites de Wikipedia consacrés à Alfred Nobel, c'est en ouvrant l'édition du 12 avril 1888 du journal «L'Idiotie Quotidienne» (ou «Idiotie Quotidienne») qu'Alfred Nobel apprend qu'il serait déjà mort. Ce choc l'aurait fait réfléchir, et il aurait alors décidé de léguer sa fortune à l'humanité.
Confusion tragique: en réalité, ce même jour, c'est son frère jalousé Ludvig Nobel qui est mort à Cannes le 12 avril 1888 selon les sites allemand et anglais de Wikipedia. Mais le mystère s'épaissit: selon le site français de Wikipedia, Ludvig Nobel est mort en mars 1888 (et non en avril). Et si Ludvig n'est pas mort le 12 avril, l'histoire de la nécrologie ne tient pas.
Or selon la Bibliothèque Nationale de France (BNF), le journal «L'Idiotie Quotidienne» n'y est pas conservé. La BNF ignore le nom du reporter qui aurait rédigé cette nécrologie. Si cette histoire a pour avantage d'expliquer l'origine du geste généreux d'Alfred Nobel, il pourrait aussi s'agir d'un canular.
Un moyen simple de le vérifier serait de consulter les archives Alfred Nobel. En effet, selon la « Way Back Machine » d'un ex-site web de l'UNESCO, il était initialement prévu qu'elles soient gérées par l'UNESCO en tant que documents inscrits au patrimoine de l'humanité. Mais ces archives sont finalement restées en Suède. Seuls ces originaux permettraient d'en savoir plus.
Une mère éprise de littérature
Si son influence est souvent minimisée dans les biographies traditionnelles d'Alfred Nobel, par ses vifs goûts littéraires, il se pourrait que la mère d'Alfred soit à l'origine de ses ambitions de poète. Caroline Andriette, née Ahlsell, a donné le jour à six enfants. Alors que le couple Nobel vit encore chichement à Stockholm, ses deux premiers enfants, Rolf et Betty, meurent en bas âge. Robert, l'aîné, naît en 1829. Ludvig, pour sa part, naît en 1831. Alfred Nobel vient au monde en 1833, deux ans après son frère Ludvig.
Immanuel Nobel & Caroline Andriette
Son frère cadet meurt dans une explosion
Le cadet de la famille, Emil Oskar, naît en 1843. Avec quatre autres personnes, il meurt en 1864 lors d'une grosse explosion à l'usine Nobel de Stockholm. Cyniquement dit: l'efficacité de la dynamite, inventée par Alfred, est ainsi prouvée. Nullement impressionné, trois mois plus tard, Alfred Nobel fonde à Stockholm, avec deux associés, une S.A.: la «Nitroglycerin Aktienbolaget». Il crée bientôt des usines Nobel en Allemagne, France, Espagne, Italie, Autriche-Hongrie, Grande-Bretagne et Etats-Unis, avec le succès que l'on sait.
Un père ingénieur, inventeur et endetté
En 1833, année de naissance d'Alfred, son père, Immanuel Nobel, propriétaire d'une entreprise de construction, doit déclarer faillite suite à des accidents de bateaux et à une catastrophe due à un incendie. Il fonde ensuite en 1835 la première fabrique suédoise d'articles en caoutchouc, mais cette entreprise fait aussi faillite. Jusqu'en 1837, Immanuel Nobel a accumulé des dettes d'un tel montant qu'il ne peut échapper à ses créanciers qu'en s'enfuyant en Finlande.
Dettes remboursées à Saint-Pétersbourg
À partir de 1849, il séjourne à Saint-Pétersbourg. Déjà inventées en Suède par Immanuel Nobel, les premières véritables mines maritimes suscitent un grand intérêt auprès des militaires russes, de sorte qu'il se voit offrir, en 1842, 3'000 roubles d'argent de prime de développement, ce qui lui permet de rembourser ses anciennes dettes, de détenir une fabrique de mécanique, puis de faire venir femme et enfants à Saint-Pétersbourg.
Immanuel Nobel ayant trouvé l'aisance, il n'envoie pas ses fils à l'école publique. Deux brillants professeurs de chimie (l'un deux attirera l'attention d'Alfred sur les propriétés de sa future invention: la dynamite) viennent à domicile pour leur dispenser les mathématiques, la physique et les sciences naturelles. Instruits en suédois, en russe, en français, en allemand et en anglais, cinq langues qu'ils maîtrisent remarquablement à l'oral comme à l'écrit, ils apprennent la poésie, l'histoire, la philosophie et les belles lettres.
Polyglotte fasciné par Byron et Shelley
Alfred Nobel apprend le français en traduisant Voltaire, d'abord vers le suédois, puis du suédois vers le français, puis il contrôle le tout sur la base de l'original. Il étudie les romantiques anglais, en particulier Wordsworth, Byron et Shelley, son poète favori qui l'impressionne durablement. Il lit en russe Tolstoï, «Eugène Onéguine», l'épopée en vers de Pouchkine, et «Nid de Gentilhomme», de Tourgueniev.
Ses goûts littéraires
Il affectionne les contes d'Andersen et se sent proche des dramaturges norvégiens Ibsen et BjØrnson. Musset, Walter Scott, Goethe et Schiller sont des auteurs familiers qu'il cite aisément. Lors de sa première visite à Paris, en 1851, il publie son poème «Vous dites que je suis une énigme», qui résume à lui seul toute son existence.
Plus tard, à Paris, il rencontrera Victor Hugo chez lui, fréquentera le salon littéraire de Juliette Adam-Lamber. Les auteurs de la «Nouvelle Revue» et ceux de la «Revue des Deux Mondes» feront partie de son cercle de connaissances, et sans doute aussi de jeunes écrivains comme Pierre Loti, Paul Bourget et Maupassant.
Philosophie et théorie de la connaissance
À l'instar de Leibniz, il écrit parfois jusqu'à 20 lettres par jour. Il étudie le positivisme d'Auguste Comte, annote l'histoire de la philosophie d'Alfred Schwegler, lit Descartes, Spinoza, Giordano Bruno, Gibbon.
Il commente Platon, Aristote, Démocrite, mais aussi Newton, Darwin et Haeckel. Luthérien libre-penseur, foncièrement sceptique, il est inspiré par la thèse de Locke selon laquelle «le cerveau est un enregistreur très fiable de nos impressions», mais aussi par la théorie de la connaissance d'Alexandre de Humboldt.
Un poète contrarié
Le père d'Alfred le considère comme trop introverti et lui fait promettre de ne jamais se destiner à la carrière d'écrivain. Comparé à son frère Ludvig Nobel, le «Rockefeller russe», futur roi du pétrole de Bakou, Alfred n'a pas les pieds sur terre. Son père l'envoie en Italie, à Paris et aux Etats-Unis pour y apprendre le métier de chimiste, d'inventeur et d'entrepreneur.
Le père continue à expérimenter tout seul dans sa cuisine, mais il se trompe, par manque de méthodes de mesures. Le fils, en revanche, a inventé un gazomètre, un appareil à mesurer les liquides ainsi qu'un manomètre. La rivalité père-fils prend un tour violent lorsque le fils remarque que son père avait soumis l'une de ses inventions à un embargo.
A l'âge de 35 ans, alors que certains de ses projets vont à vau-l'eau, Alfred envisage sérieusement d'abandonner les affaires et les inventions pour consacrer toute sa vie à l'écriture. Mais il reste finalement fidèle à sa promesse.
La vengeance d'Alfred
Enfin, pas tout à fait: Alfred Nobel a rédigé une pièce de théâtre considérée comme blasphématoire, «Nemesis» (ou la vengeance des dieux), une tragédie romaine en prose en 4 actes sur la vie de Béatrice Cenci inspirée en partie du style de Shelley dans sa tragédie en vers intitulée «The Cenci». Un groupe de religieux suédois aurait influencé la décision d'en brûler tous les manuscrits. En 1896, au moment où Alfred Nobel est en train de mourir, et alors qu'il vient de déshériter ses héritiers en léguant ses biens à une fondation encore inexistante, tous les manuscrits de «Nemesis» vont être détruits immédiatement après
sa mort. Tous ? Non, trois exemplaires seront épargnés.
«Nemesis» n'a été publiée qu'en 2003, et dans une édition bilingue suédois-espéranto.
La pièce a été traduite en slovène (2004) via la version en espéranto, en italien (2005), en français (2008) et en espagnol (2008). En 2010, elle a été publiée en Russie dans une autre édition bilingue (russe-espéranto).
Le 8 septembre 2005, «Nemesis» est jouée en première mondiale à l'Intima Theatre de Stockholm. Il s'agit de la tentative d'une jeune femme d'assassiner son père abusif avec l'aide d'un prêtre débauché. Selon son metteur en scène, Rikard Turpin, «c'est une parade sinistre de torture, de viol et d'inceste qui présente une vision de toxicomane de la Vierge Marie, une conversation avec Satan, et se termine sur une scène de torture d'une durée de 40 minutes».
Quant aux autres secrets d'Alfred Nobel, ils reposent aux archives Nobel, à Stockholm.
Pierre-André Rion
Lecture supplémentaire :
http://www.nobelprize.org/
Churchill, Shakespeare et Cervantes
The Nobel Peace Prize: What Nobel Really Wanted
Fredrik S. Heffemehl
Praeger (August 19, 2010)
Alfred Nobel: A Biography
Kenne Fant
Arcade Publishing (August 5, 2014)
Il y a néanmoins quelque chose de vrai dans l'histoire de la nécrologie prématurée: Le Figaro, un journal d'une existence plus certaine que ``L'Idiotie Quotidienne'', publia le 15 avril 1888 l'entrefilet suivant:
``Un homme qu'on ne pourra que très difficilement faire passer pour un bienfaiteur de l'humanité, est mort hier à Cannes
C'est M. Nobel, inventeur de la dynamite.
M. Nobel était Suédois''
Le Figaro rectifie d'ailleurs le jour suivant. Il serait sans doute possible que ceci ait eu sur M. Nobel l'effet qu'on a dit. En tous cas, l'histoire n'est pas une simple blague.
Rédigé par : Francois Leyvraz | 27/11/2019 à 14:32