Chacun sait que, dans les siècles passés, de nombreux mots sont entrés dans la langue anglaise, soit directement du grec ou du latin, soit par l'intermédiaire du français ou directement du français. En revanche, au cours du XXème siècle, avec l'essor rapide de l'influence de l'anglais, beaucoup de termes ont traversé la Manche ou l'Atlantique en sens contraire. Deux mots, quarantine et boycott (l'un et l'autre utilisés en anglais comme verbes et comme substantifs), et leurs homologues français, quarantaine (mettre en quarantaine) et boycott (boycotter), illustrent l'interpénétration des deux langues, tant directe qu'indirecte.
Quarantine
Le terme anglais quarantine est associé au français « quarantaine », mais son origine remonte plus loin. En latin, le chiffre quarante se disait quadraginta, origine du vieil anglais quarentyne désignant "le désert où le Christ jeûna pendant quarante jours ». Dans les années 1520, le mot prit sa forme actuelle, mais pour désigner cette fois la période de quarante jours pendant laquelle la veuve avait le droit de demeurer dans la maison de son époux défunt. Cette règle fut édictée dans la Grande Charte (Magna Carta) de 1215 et consacrée par le droit coutumier afin de donner à la veuve la possibilité de faire le deuil de son mari en toute sérénité et d'écarter d'éventuels héritiers un peu trop pressés de la chasser de son domicile.
La racine latine quadraginta a donné quaranta en italien mais, si quarantina signifie « quarantaine » (environ quarante),le mot quarantena désigne la période de 40 jours pendant laquelle un navire soupçonné de transporter une maladie était tenu en isolement. Les navires arrivant à Venise en provenance de ports infectés étaient obligés de rester au mouillage pendant 40 jours avant d'accoster. En effet, Venise risquait d'être une proie facile pour la peste car c'était un port d'escale et de transit pour toutes les voies maritimes reliant l'Europe à l'Orient, un vrai carrefour qui accueillait des navires et des gens de partout. La Sérénissime république se dota donc de moyens de prévention modernes, créant des zones de quarantaine sur quelques îles éloignées de la ville, les lazzaretti [1], imitée en cela par d'autres ports italiens et européens. En France, la plupart des ports méditerranéens (dont Sète et Toulon) disposaient d'un lazaret.
Le délai de quarante jours n'avait pas été fixé au hasard. Il correspondait à la durée maximale d'incubation des maladies infectieuses contagieuses, d'après l'état des connaissances à l'époque. Il a été ramené à 14 jours et même moins, selon les maladies. Les mesures et les délais de surveillance des maladies soumises à surveillance sont désormais définis par le Règlement sanitaire international.
Depuis l'épidémie de fièvre hémorragique à virus Ebola, survenue en Afrique il y a quelques mois, la question a beaucoup agité les médias, non seulement dans les pays d'où elle est partie, mais également aux États- Unis et ailleurs dans le monde.[2] La dernière anecdote largement médiatisée concerne une infirmière, Kaci Hickox qui, ayant été contrôlée Ebola-négative à son retour du Liberia, a refusé de se soumettre à l'isolement quarantenaire de 21 jours recommandé par les Centres de Lutte contre les Maladies (CDC d'Atlanta).
Boycott
L'Encyclopedia Britannica définit le boycott comme : « un ostracisme collectif et organisé s'appliquant au domaine des relations du travail, de l'économie, de la politique ou de la vie sociale, pour protester contre des pratiques jugées abusives.»
De même que les locuteurs anglais n'associent généralement pas le mot quarantine au latin quadraginta, à l'italien quarantena ou au français quarantaine, rares sont les Français qui sachent l'origine du mot boycott.
Le capitaine Charles C. Boycott (1832-1897) était un régisseur irlandais qui refusait de baisser les loyers de ses fermiers. Il tenta même d'expulser ceux des fermiers qui ne payaient pas les fermages exigés. En conséquence, la Ligue foncière irlandaise l'ostracisa en 1880. Ses salariés cessèrent le travail dans les champs, les étables et même dans sa maison. Les entrepreneurs locaux cessèrent de travailler avec lui, et le facteur local refusa de lui livrer son courrier. [3]
Il était loin d'imaginer la notoriété linguistique que lui vaudrait son geste. Voici comment se dit boycott dans plusieurs grandes langues de communication :
Français |
boycott, boycottage |
Espagnol |
boicat |
Italien |
boicottagio |
Allemand |
boykott |
Japonais |
|
Russe |
бойко́т |
Grec |
|
Espéranto |
bojkoto |
Néerlandais |
boycot |
L'hébreu emploie le mot Herem qui, dans son acception biblique, est la condamnation religieuse la plus grave qui puisse frapper un individu, dès lors mis au ban de la société juive. Le cas le plus connu d'application de cette sanction fut celui du philosophe hollandais du XVIIe siècle Baruch Spinoza [4] dont les conceptions peu orthodoxes quant à l'authenticité de la Bible hébraïque lui valurent d'être ostracisé à l'âge de 23 ans. Par la suite, ses ouvrages furent également mis à l'Index de l'église catholique.
Le boycott, qui consiste à bouder un produit ou à isoler un individu, pourrait être une arme redoutable (sinon absolue) à l'appui d'une cause. Les Bostonnais qui, lors de la fameuse Tea Party saccageaient les cargaisons de thé en provenance d'Angleterre, pratiquaient-ils autre chose que le boycott ? Gandhi y eut maintes fois recours. Plus près de nous, lorsqu'à la suite du naufrage d'un certain pétrolier au large des côtes d'un pays que nous connaissons bien, des écologistes s'avisèrent de bouder une certaine marque de carburant, celle-ci s'en émut aussitôt et s'employa alors à prodiguer des apaisements, "jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.» Cette forme de lutte n'entraînerait aucune violence, aucune émeute, aucun trouble de l'ordre public, mais nécessiterait une forte mobilisation des individus et une grande solidarité entre eux.
Choisis à titre d'exemples de termes qui ont migré d'une langue à l'autre jusqu'à devenir universels, les deux concepts se rejoignent finalement. En effet, le boycott n'est pas autre chose que la mise en quarantaine d'un individu ou d'un produit. Si la quarantaine tend à devenir désuète, le boycott a probablement encore un bel avenir devant lui !
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1] Un lazzaretto ou lazaret est un poste de quarantaine pour les voyageurs maritimes. Les lazarets peuvent être des bateaux amarrés en permanence, des îlots éloignés ou des bâtiments sis sur la terre ferme. Selon le dictionnaire Garzanti, il semble que le terme italien soit l'altération du nom de l'hôpital Santa Maria di Nazareth, près de Venise, où fut installé le premier de ces lieux d'isolement. Il se peut aussi que le terme fasse référence à Saint-Lazare, protecteur des pestiférés. Jusqu'en 1929, certains lazarets servaient également à désinfecter les envois postaux. Dans les temps bibliques, la crainte de la lèpre s'exprime au chapitre XIII du Lévitique qui énonce les mesures à prendre pour isoler les sujets infectés (Règles à suivre par le lépreux, XIII, 45-46). L'expression lazar houses semble inspirée de la parabole de Lazare, le mendiant. Notons qu'en allemand das Lazarett désigne un hôpital, et plus spécialement un hôpital militaire.
Le lazzaretto de Milan et son église restaurée dont il est amplement question dans I Promessi Sposi (Les Fiancés) de Manzoni.
[2] Ebola: The Natural and Human History of a Deadly Virus, de David Quammen, est paru ce mois-ci.
[3] Captain Boycott and the Irish, de Joyce Marlow, Saturday Review Press; [1st American ed.] edition (1973)
4] Irvin Yalim. Le problème Spinoza. Paris, Lgf, 2014.
Jean L. et Jonathan G.
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