Ce mois-ci, notre interlocuteur, Shaul Ladany, 78 ans, mérite le titre de linguiste puisqu'il connaît huit ou neuf langues (utilisant trois alphabets - le cyrillique, le latin et l'hébreu). Mais, nos lecteurs pourront trouver autant d'intérêt - sinon plus encore - dans le récit de sa vie, toute faite d'aventures et de prouesses (scolaires, universitaires et sportives). C'est la raison pour laquelle nous nous autorisons à laisser de côté les préoccupations linguistiques pour narrer le parcours hors du commun d'un être d'exception.
Votre bloggeur intrépide, Jonathan G. s'est rendu à Beer-Sheva [1]
dans le sud d'Israël pour rencontrer le professeur Shaul Ladany. L'entretien a eu lieu à l'Université Ben Gurion dont Shaul Ladany est professeur honoraire de gestion et de génie industriels. Il s'est tenu en hébreu, a été transcrit en anglais puis traduit en français par votre autre fidèle rédacteur, Jean L.
(version anglaise)
LMJ: Lorsque les nazis ont occupé la Hongrie en 1942, vos grands-parents maternels ont échappé au massacre de la population juive par la gendarmerie hongroise dans leur ville natale de Novi Sad (aujourd'hui en Serbie), mais ils ont été envoyés au camp de concentration d'Auschwitz en 1944, et périrent dans les chambres à gaz. En 1941, à l'âge de cinq ans, vous aviez vous-même fait connaissance avec la machine de guerre allemande lorsque, avec vos parents, vous êtes parvenu à échapper à un bombardement de la Luftwaffe en vous réfugiant dans la buanderie du sous-sol de votre immeuble, à Belgrade. Quelles langues avez-vous apprises pendant votre enfance en Europe ?
S.L. : Ma langue maternelle est le serbo-croate. Par la suite, j'ai appris à écrire la variante serbe en cyrillique et la croate en lettres latines. J'ai appris le russe à l'école. J'ai appris l'allemand avec ma nounou et je parlais hongrois avec mes parents. Plus tard, j'ai été en contact avec des locuteurs yiddish et, sachant l'allemand, l'acquisition de l'yiddish n'a pas présenté de difficultés.
LMJ: Lorsque les nazis envahirent la Yougoslavie, vos parents se sont
enfuis en Hongrie et vous ont mis en sécurité dans un monastère hongrois. Mais, peu après votre huitième anniversaire, vous avez tous été conduits au camp de concentration de Bergen-Belsen dont peu de gens sont revenus. Vous avez même pénétré dans la chambre à gaz, mais vous en avez réchappé in extremis. En effet, vous avez eu la grande chance de faire partie des 1.684 juifs libérés dans le cadre de l'accord controversé "du sang contre des biens" conclu entre Rudolf Kastner [2] et
Adolf Eichmann [3]. On
estime que 100.000 Juifs sont morts à Bergen-Belsen et, parmi eux, la jeune Ann Frank. Une fois arrivé en Suisse avec vos parents, ceux-ci ont décidé de rentrer en Yougoslavie pour recouvrer leurs biens. En 1948, le maréchal Tito a autorisé votre famille à partir pour Israël à condition d'abandonner tous leurs biens à l'État. Comment êtes-vous arrivés en Israël ? Quelles ont été vos premières impressions de ce pays qui n'était indépendant que depuis quelques mois ?
S.L. : J'avais presque treize ans. Nous avons quitté la Yougoslavie à bord d'un cargo qui transportait 3.000 immigrants et le voyage a duré deux semaines au lieu de deux jours. Nous avons même failli faire demi-tour. Nous sommes arrivés en Israël le lendemain de la déclaration d'indépendance, en mai 1948. Le pays se remettait à peine de l'attaque lancée par les armées des pays arabes limitrophes. Par suite de l'arrivée massive d'immigrants, le logement était difficile et l'appartement qu'on nous attribua n'avait ni eau, ni électricité. C'était tout différent de la résidence de luxe où ma famille avait vécu à Belgrade, avant la guerre. Pendant les premiers temps, j'avais pour mission d'arpenter la ville avec deux seaux, en quête de points d'eau où je puisse les remplir et les ramener à la maison. Mais, je retournai aussi à l'école et j'appris l'hébreu qui devint ma nouvelle langue maternelle, de même que l'anglais et le français. Côté activité professionnelle, mes parents durent repartir à zéro.
LMJ: Après l'école secondaire, vous avez étudié dans deux établissements d'enseignement supérieur de pointe, y obtenant un diplôme de génie mécanique et un autre de gestion des entreprises. Vous avez ensuite poursuivi vos études de doctorat, toujours en gestion des entreprises à Columbia University (New York). Vous avez été invité à faire des conférences dans des universités du monde entier. Vous avez de nombreuses inventions à votre actif dont huit sont brevetées. Vous avez écrit des douzaines de livres scientifiques, et notamment l'English-Hebrew Dictionary of Statistical Terminology qu'a publié l'Institut israélien de la Productivité, ainsi que beaucoup d'autres articles scientifiques. Quand le sport a-t-il commencé à prendre une grande place dans votre vie ?
S.L. : J'avais été marathonien amateur mais, pendant mes années à Columbia, je me suis mis à la marche sportive [4] et j'ai commencé à m'entraîner pour les Jeux olympiques de 1968. Après avoir obtenu mon doctorat, je me suis entraîné sérieusement pendant six mois. J'ai représenté Israël aux Jeux de 1968 et de 1972.
LMJ: Les Jeux de 1972 devaient être des Heiteren Spiele, des "Jeux divertissants". Mais, comme nous le savons, ils tournèrent au drame lorsque des terroristes appartenant au mouvement Septembre Noir forcèrent l'entrée du Village olympique, pénétrèrent dans les appartements de certains membres de l'équipe israélienne, en tuèrent deux immédiatement, et prirent les neuf autres en otages. Le gouvernement allemand accepta de leur fournir un hélicoptère afin de leur permettre de les conduire au Caire avec leurs otages, mais les terroristes fusillèrent certains des athlètes et firent sauter l'hélicoptère. En tout, 11 membres de notre équipe furent tués. Comment avez-vous réchappé à l'attaque ?
S.L: Notre équipe était logée au Village olympique, dans un immeuble d'appartements mitoyens. Cinq de mes camarades et moi occupions un appartement situé entre les deux qui ont été attaqués. J'ai entendu des cris provenant de l'un des appartements voisins et j'ai couru prévenir le chef d'équipe. Le reste appartient à l'histoire. Les Jeux furent interrompus pendant 24 heures. Les membres survivants de la délégation israélienne reçurent l'ordre de rentrer au pays. Personnellement, je n'étais pas d'accord.[5].
LMJ : Vous nous avez dit qu'à cinq ans vous aviez survécu au bombardement de votre maison, à huit ans au camp de la mort, et plus tard, à l'attaque terroriste des Jeux de Munich – sans parler d'un atterrissage d'urgence par suite d'une panne de l'un des moteurs d'un avion qui vous emmenait au Danemark. Quelle fut la circonstance la plus terrifiante que vous ayez connue dans votre vie ?
S.L. : Un souvenir me revient à l'esprit. Pendant la guerre du Kippour de 1973, je commandais une batterie d'artillerie. Les obus tombaient dans tous les azimuts et, après que mes soldats se soient mis à l'abri dans leur casemate, je courus me mettre moi-même à couvert tellement vite que je crois bien avoir pulvérisé le record mondial des 100 mètres ! Au cours de la récente Opération Bordure protectrice, j'ai dû me réfugier avec des collègues et des étudiants dans l'abri de l'Université alors que les roquettes de Gaza pleuvaient sur Beer-Sheva. Lors d'une précédente attaque de ce genre, je me rendais en voiture de mon domicile à l'Université, à l'entrée de Beer-Sheva, et je dus me coller contre un mur.
LMJ : Vous avez gagné plus de 700 récompenses sportives, y compris un titre de champion du monde des 100 km aux Jeux de Lugano, en 1972. Vous avez conservé votre record mondiale des 50 miles à la marche pendant 30 ans. Quelle a été pour vous la plus dure épreuve de marche sportive ?
S.L. : La plus éprouvante n'était pas une compétition. Ce fut la marche de 300 km de Paris à Tubize [6], près de Bruxelles. Le peu de temps laissé pour dormir rend cette épreuve plus fatigante que n'importe quel 100 km de compétition. J'y ai pris part dix fois dans ma vie et n'ai cessé d'y participer qu'à 74 ans.
LMJ : Combien marchez-vous actuellement ?
S.L. : Je fais au moins 15 km par jour. Cette fin de semaine, je vais participer à randonnée de 22 km en terrain rocheux très difficile. J'ai aussi pris part à des demi-marathons.
LMJ : Estimez-vous que la marche stimule votre cerveau ?
S.L. : Absolument. L'activité physique fait affluer plus de sang et donc plus d'oxygène vers le cerveau. Mes meilleures idées me viennent en marchant. Jean-Jacques Rousseau le disait déjà. C'est ainsi que j'ai conçu certains modèles mathématiques.
LMJ : Devez-vous certaines de vos coupes et plaques à d'autres sports que la marche sportive ?
S.L. : Oui, chaque année est organisée une traversée à la nage du Lac de Tibériade. [7] J'y ai toujours participé depuis 54 ans (avec des chaussures pour franchir les fonds rocheux au début et à la fin de l'épreuve). Une fois sorti de l'eau, je reviens à pied jusqu'à ma voiture, garée près du départ.
LMJ : En conclusion de cet entretien, une question d'ordre linguistique : si vous considérez le serbo-croate comme une seule langue, et si vous y ajoutez le russe, le hongrois, l'allemand, l'yiddish, l'anglais, le français et l'hébreu, cela fait huit langues. Quelle neuvième langue avez-vous apprise ?
S.L. : En doctorat, à Columbia, j'ai choisi de suivre un cours intitulé : "la langue des mathématiques". Si vous admettez que les maths sont une langue, alors j'ai acquis une honorable maîtrise de neuf langues.
LMJ : Galilée, le grand physicien, philosophe et astronome italien, a dit : « La Matematica è l'alfabeto in cui Dio ha scritto l' Universo » (Les mathématiques sont la langue dans laquelle Dieu a écrit l'univers.) Aussi peut-on, à bon droit, vous créditer de la maîtrise de neuf langues. Nous espérons que vous continuerez longtemps à connaître des expériences exaltantes, mais peut-être un peu moins dangereuses. Pour user d'une formule biblique: Puissiez-vous vivre 120 ans.
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[1] Beer-Sheva, Be'er Sheva ou Bersabée ou Beersheba (en hébreu : בְּאֶר שֶׁבַע, puits du serment ou puits des sept ; arabe : بِئْرْ اَلْسَبْعْ Biʼr as-Sabʻ). Dans la plupart des traductions françaises de la Bible hébraïque, le nom de la ville est rendu par Bersabée. D'après les vestiges mis au jour à Tel Beer Sheva, un site archéologique situé à quelques kilomètres au nord-est de la ville moderne, il est avéré que l'endroit a été occupé par l'Homme depuis le IVe millénaire avant J.-C. La cité a été plusieurs fois détruite et reconstruite au cours des siècles. (Cf. Wikipedia)
[2] Rudolf (Rezső) Kastner (Kasztner), ou Yisrael Kastner, (1906-1957)
est un avocat, journaliste et dirigeant du Comité d'Aide et de Secours, pendant l'occupation de la Hongrie par les nazis, au cours de la Seconde Guerre mondiale. En outre, il fut chargé de négocier avec les dirigeants SS l'autorisation donnée à 1.684 Juifs de quitter la Hongrie pour la Suisse, en échange d'argent, d'or et de diamants, dans ce que l'on appellera plus tard le "train de Kastner". Kastner connaissait huit langues, dont l'amharique.
[3] Otto Adolf Eichmann (1906 – 1962) était un Obersturmbannführer (lieutenant-colonel) SS et l'un des grands organisateurs de l'Holocauste. L'Obergruppenführer Reinhard Heydrich l'avait chargé de faciliter et de gérer la logistique de la déportation de masse des Juifs vers des ghettos et des camps d'extermination dans des pays d'Europe orientale pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1960, il fut capturé en Argentine par le Mossad, le service de renseignement d'Israël. Kastner et Eichmann moururent tous deux en Israël, à quatre ans d'intervalle. Kastner fut assassiné et Eichmann exécuté (premier et dernier condamné à mort par la justice israélienne).
[4] La marche sportive obéit au principe fondamental suivant : le pied qui avance doit être en contact avec le sol avant que l'autre pied ait quitté le sol. Si un concurrent donne l'impression de courir, il peut être disqualifié.
[5] Avant l'attaque terroriste, le nageur juif américain Mark Spitz avait gagné sept médailles d'or. Après la prise d'otages, il est rentré aux États-Unis par le premier avion à destination de ce pays.
[6] Tubize (Tubeke, en flamand) est une commune du Brabant, dans l'arrondissement de Nivelles (Belgique).
[7] Le Kineret ou Lac de Tibériade (encore appelé Lac de Génésareth ou Mer de Galilée), long de 20 km et large de 10, est à plus de 200m au-dessous du niveau de la mer. Le toponyme Tibériade tire son origine de l'empereur romain Tibère qui régna jadis sur la province romaine de Judée. C'est le lieu où, selon l'évangile de Matthieu (Chap. 14 - 22 à 33), Jésus aurait marché sur les flots.
Lecture supplémentaire :
King of the Road: From Bergen-Belsen to the Olympic Games :
the Autobiography of an Israeli Scientist and a World-record-holding Race Walker
By Shaul Ladany
Geffen Publishing, 2008
L'affaire Kasztner, témoignage d'un survivant :
Le Juif qui négocia avec Eichmann
Broché – 19 avril 2013
Ladislaus Lob
Editeur : André Versaille
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