De nos jours, ne fait-on de découvertes qu'au fond des mers ? Il semble bien que non puisque un exemplaire de la première édition des œuvres complètes de William
Shakespeare (un First Folio)
datant de 1623, vient d'être découvert à la Bibliothèque d'agglomération de Saint-Omer, modeste chef-lieu d'arrondissement du Pas-de-Calais, dans le nord de la France. Votre fidèle rédacteur, Jean
L., a pu interroger M. Rémy Cordonnier, responsable du pôle des fonds anciens et d'État de cette bibliothèque, et « découvreur » de ce véritable trésor.
LMJ : Monsieur Cordonnier, comment devient-on « découvreur » de livres rares ? Quel a été votre cursus universitaire ?
Rémy C. D'abord, je ne suis pas un spécialiste de la littérature anglaise. J'ai fait des études littéraires générales, couronnées par un doctorat en histoire de l'art médiéval de l'Université Lille 3 (Sciences humaines). À partir des études de maîtrise, j'ai commencé à me familiariser avec les manuscrits et les livres anciens. Responsable des fonds patrimoniaux à la Bibliothèque de Saint-Omer, je préparais, en septembre dernier, une exposition sur les liens historiques entre notre région et l'Angleterre. Parmi les livres anglais anciens que nous possédons, je suis tombé sur cet ouvrage que l'on connaissait, mais que l'on avait jusqu'ici cru, à tort, du XVIIIe siècle. Est-ce l'état de la reliure, la typographie ou certains aspects formels, j'ai jugé l'ouvrage plus ancien.
LMJ : Comment se fait-il qu'il n'ait pas été daté plus tôt ?
Rémy C.D'abord, mes prédécesseurs ont des excuses : les 12 premières pages manquent dont le frontispice et le portrait de Shakespeare. Or, c'est justement ce qui aurait permis d'identifier l'un des quelque 800 exemplaires de la première édition de 36 pièces du grand auteur anglais. Ensuite, les responsables de fonds anciens ont tous leur domaine de spécialisation et peut-être ne s'étaient-ils jamais arrêtés à cet ouvrage particulier.
LMJ : Et comment a-t-il pu se trouver dans votre fonds de livres anciens ?
Rémy C. Pour ce qui est de la provenance, il ne faut pas oublier que l'abbaye de Saint-Bertin, toute proche, a été fondée au VIIe siècle et qu'elle fut la quatrième plus importante de la chrétienté. Depuis le haut Moyen-Âge, les auteurs de langue anglaise y ont figuré en bonne place. En outre, au XVIIe siècle, le Collège des Jésuites de Saint-Omer a été la base arrière du catholicisme anglais. Il a accueilli de nombreux jeunes catholiques anglais et irlandais qui fuyaient les persécutions anglicanes. Vous serez peut-être ravis d'apprendre que trois Pères fondateurs de la Nation américaine, Daniel et John Carroll, ainsi que leur cousin, Charles Carroll of Carrollton, y ont étudié. John fondera plus tard l'université catholique de Georgetown. Charles Carroll of Carrollton sera le seul signataire catholique de la Déclaration d'indépendance et tous trois présideront à la naissance des États-Unis d'Amérique. À la Révolution, les fonds de ces maisons religieuses ont été confisqués et confiés à un établissement public. Il y a tout lieu de penser que cet exemplaire, marqué Neville, appartenait à un élève du Collège des Jésuites.
LMJ : Comment pouvez-vous être sûr de l'authenticité de l'exemplaire de la première édition ?
Rémy C. Là aussi, j'ai eu de la chance. Le grand spécialiste mondial des First folio, le professeur Éric Rasmussen, qui enseigne la littérature à l'Université du Nevada (à Reno) se trouvait justement à Londres. Informé de ma découverte, il a pris l'Eurostar et, en quelques minutes, a formellement identifié l'ouvrage audomarois. [1] Il pense même que le pseudonyme de Neville est celui d'Edward Scarisbrick, élève au Collège en 1650. [2] D'ailleurs, notre fonds d'ouvrages anciens est très riche. Il compte 800 manuscrits et 230 incunables ainsi qu'une bible de Gutenberg.
LMJ : Maintenant, qu'allez-vous en faire ?
Rémy C. : Jusqu'ici, on ne connaissait que 232 exemplaires du First folio intitulés Mr William Shakespeare's Comedies, Histories & Tragedies. Published according to the True Originall Copies. Il y en a désormais 233. De plus, malgré la trentaine de pages manquantes, il est à 94% complet, ce qui est remarquable. Avec l'une des 49 bibles de Gutenberg, il constitue désormais l'un des deux joyaux de notre bibliothèque. Il constituera le clou de l'exposition de livres anglais rares que nous organiserons prochainement. Bien qu'un First folio ait atteint le prix astronomique de 5,6 millions de dollars lors d'une vente organisée par Christie à Londres en 2001, une chose est sûre : nous sommes les seuls avec la Bibliothèque Nationale à en posséder un en France et nous entendons le garder. N'est-ce pas d'ailleurs la plus belle contribution que nous puissions apporter aux célébrations du quatrième centenaire de la naissance du grand William Shakespeare en 2016 ?
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[1] adjectif et substantif se rapportant à Saint-Omer.
[2] www.lepoint.fr/tags/new-york-times
François Decoster (Maire de Saint-Omer), Bruno Humetz et Rémy Cordonnier examinent l'ouvrage. Photo: CASO
Lecture supplementaire :
The Shakespeare Thefts: In Search of the First Folios
(KIndle Edition)
Eric Rasmussen
Palgrave Macmillan Trade; reprint edition 2011
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