Nous poursuivons notre série d'articles consacrés à quatre des plus prodigieux et des plus attachants linguistes de l'histoire :
Le cardinal Giuseppe Caspar Mezzofanti
(1774 – 1849)
de la plume de Madeleine BOVA
C.K. Scott Moncrieff : Soldier, Spy and Translator
(1889 – 1930)
de la plume de Mike Mitchell
à paraitre :
Sir William Jones
(1746 – 1794)
L'article qui suit a été rédigé par Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). Isabelle a fondé la société DESIM Inc. en 2012. http://traduction.desim.ca
Son parcours universitaire et professionnel comprend le journalisme, la traduction et la révision. Isabelle est diplômée de l'Université McGill en traduction. Elle partage son temps entre Oakland, en Californie, et Montréal, au Canada.
Léon Dostert (1904-1971) a joué un grand rôle dans l'évolution de l'interprétation simultanée. Cette méthode de relais d'un message, qui semble si normale de nos jours, a fait ses véritables débuts durant le tribunal de Nuremberg de novembre 1945 à octobre 1946. Léon Dostert était le responsable de l'équipe d'interprètes du tribunal et c'est lui qui a convaincu le procureur général américain Robert Jackson d'utiliser l'interprétation simultanée, effectuée grâce à un système composé d'écouteurs et de micros, au lieu de l'interprétation consécutive.
En réalité, l'interprétation simultanée avait été testée pour la première fois en 1927 par le Bureau international du Travail à Genève. Le système avait été créé par la société IBM. Cependant, le nombre et la longueur des câbles et cordons d'alimentation constituaient un obstacle et cette technologie a alors été adoptée par peu d'interprètes. Après la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), le tribunal militaire instauré par les Alliés à Nuremberg a permis à cette technologie de s'imposer et de prouver sa valeur.
Léon Dostert voyait des obstacles à l'interprétation consécutive, qu'il avait pratiquée comme interprète du général américain Dwight Eisenhower :
«Quand j'étais l'interprète d'Eisenhower et qu'il discutait de quelque chose avec de Gaulle, il ne lui parlait pas ; il me parlait. Lorsque de Gaulle répondait, son expression faciale, son ton, ses gestes étaient dirigés vers moi, non vers Eisenhower. » [1]
Comment un Français est-il devenu interprète d'un général américain? Léon Dostert est né en 1904 dans la ville de Longwy en Lorraine. En 1914, la France entre dans la Première Guerre mondiale ; sa ville est occupée par l'armée allemande et cette langue est enseignée à l'école primaire. À l'adolescence, il travaille comme manoeuvre et ses collègues le nomment interprète en raison de sa maîtrise de l'allemand. Lorsque l'armée américaine chasse l'armée allemande de la ville, Dostert apprend l'anglais et devient également interprète auprès des soldats américains. [2]
Après la guerre, il se rend aux États-Unis, d'abord en Californie, puis à Washington, où il étudie à l'Université Georgetown. Il devient ensuite professeur de français dans cette même institution. Dès 1939, au début de la Seconde Guerre, il travaille à l'ambassade française de Washington jusqu'en 1941. La France est occupée par l'Allemagne en 1940 ; Dostert reçoit la nationalité américaine en 1941, s'enrôle dans l'armée américaine en 1942 et devient l'interprète du général Eisenhower jusqu'en 1944. Promu au grade de colonel en 1945, il reçoit le mandat d'organiser un système d'interprétation simultanée pour le tribunal de guerre de Nuremberg.
La difficulté était grande, puisque les séances du tribunal se déroulaient en quatre langues : allemand, russe, français et anglais.
Une interprète qui a travaillé au tribunal, Marie-France Skuncke, raconte le déroulement des séances :
« Horaire d'une journée-type : le matin, équipe A, 45 minutes de cabine, période pendant laquelle l'équipe B écoutait les débats en salle 606 derrière la salle d'audience. A mi-matinée, changement d'équipe, B en cabine, A en salle 606. Audience levée à midi. Le même schéma l'après-midi. Ce jour-là, l'équipe C se reposait. Tous les jours, deux équipes sur trois travaillaient. » [3]
Nuremberg IBM System 9:95 minutes
À l'époque, la technologie est lourde et très visible : « Le système de son ne comportait que six microphones d'origine : un pour chaque juge, un pour le banc des témoins et un autre pour la personne qui se trouvait à la tribune. Ce qui se disait à la source était transmis, par une console de contrôle, aux écouteurs des interprètes, qui, à leur tour, traduisaient l'intervention dans la langue voulue grâce à quatre microphones, un par cabine. » [4]
Interpreters at the Nuremberg Trial;
Front: English desk;
Back: French desk. To the left, monitor.
Credit: US National Archives, College Park, MD, courtesy of Francesca Gaiba
Les câbles reposaient sur le sol; ce qui occasionnait des pannes lorsque quelqu'un trébuchait. Le délai entre l'écoute et la transmission était inférieur à dix secondes. C'est aussi durant les travaux de ce tribunal qu'a été instaurée l'utilisation de voyants lumineux : jaune, pour demander un ralentissement du discours, et rouge, pour un arrêt complet. Comme le rapporte Jalón : « En cas de fatigue ou de difficulté persistante, le « contrôleur » faisait appel à l'interprète de réserve (…) L'auditoire, conscient de la nouveauté du système et du gain de temps qu'il supposait, considérait ces interruptions et ces remplacements avec bienveillance et se montrait compréhensif. »
Voyant le succès de cette méthode au tribunal de Nuremberg, l'Organisation des Nations Unies (ONU), créée à l'occasion de la conférence de San Francisco en octobre 1945, a par la suite demandé à Léon Dostert d'organiser son système d'interprétation simultanée.
Comme l'indique une ancienne interprète de conférence de l'ONU, Lynn Visson, à propos de Dostert : « Il croyait qu'il était possible pour un être humain d'écouter et de parler en même temps. » [5]
La communication, une préoccupation constante
Léon Dostert croyait en de nombreuses possibilités. Il a cofondé l'Institute of Languages and Linguistics of the School of Foreign Service de l'Université Georgetown et l'a dirigé durant 10 ans. Cet institut faisait une large place aux magnétophones à titre d'outils d'apprentissage des langues. M. Dostert a également fondé une conférence annuelle qui traitait de langues et de linguistique et un programme d'études d'apprentissage de l'anglais en Turquie.
En 1953, on l'a chargé de réfléchir aux possibilités de traduction automatique faite par un ordinateur. Cette collaboration entre l'Université Georgetown et IBM a permis de réaliser la première traduction automatique en janvier 1954 par l'ordinateur IBM 701, qui avait été programmé pour traiter un vocabulaire de 250 mots et six règles de grammaire.
Dans un communiqué de presse d'IBM [6], on peut lire : « La langue russe a été traduite en anglais par un « cerveau » électronique pour la première fois aujourd'hui (…) Une femme qui ne comprenait pas un mot de la langue des Soviets a tapé des messages en russe sur des cartes perforées IBM. Le « cerveau » a transmis leur traduction à une imprimante automatique qui imprimait des mots à la vitesse folle de deux lignes et demie de texte à la seconde. (…) »
Dans le communiqué, Léon Dostert posait l'hypothèse que cinq ans plus tard, peut-être même trois, la communication entre deux langues par voie électronique deviendrait une réalité. Ainsi, disait-il, « un autre obstacle à la communication interculturelle sera éliminé et une autre étape sera franchie vers une plus grande compréhension, puisque c'est au moyen de la langue écrite que l'homme a toujours voulu communiquer de manière plus étendue avec ses contemporains et plus étroitement encore avec la postérité. La pluralité des langues a en partie entravé cette quête. La traduction électronique constitue une nouvelle étape dans la tentative de l'homme de communiquer avec ses voisins. »
« Tu vaux autant de gens que tu sais de langues » - attribué à Charles Quint, selon Cassell's Book of Quotations, Proverbs and Household Words |
M. Dostert a poursuivi sa brillante carrière jusque vers la fin des années 1960. Il a obtenu plusieurs doctorats honorifiques, travaillé au sein de différentes institutions universitaires, a conçu des méthodes d'apprentissage des langues étrangères à l'intention des personnes aveugles [7] et a publié bon nombre d'articles sur la traduction automatique, les langues et la linguistique. Il est reconnu à la fois pour avoir fait progresser l'interprétation simultanée et la traductique, l'utilisation de l'informatique en traduction.
Références :
[1] De Paris à Nuremberg : naissance de l'interprétation de conférence, Jesús Baigorri Jalón, Les Presses de l'Université d'Ottawa, Ottawa, 2004, traduit de l'espagnol par Clara Foz, p.229
[2] Les renseignements biographiques de Léon Dostert sont tirés de Papers in Linguistics in Honor of Léon Dostert, par R. Ross MacDonald, La Haye, Mouton 1967, sous la direction de William Mandeville Austin.
[3] Tout a commencé à Nuremberg
[4] De Paris à Nuremberg… p.231
[5] How the Nuremberg Trials changed interpretation forever
[6] 701 Translator
[7] Les traducteurs dans l'histoire, 3e édition, sous la direction de Jean Delisle et Judith Woodsworth, Les Presses de l'Université d'Ottawa, Éditions UNESCO, Ottawa, 2014, p.265
Lecture supplémentaire :
Multiliguism - Interpreters Meet History
How the Nuremberg Trials changed interpretation forever (audio)
The World in Words - Public Radio International
Le procès de Nuremberg (45 minutes)
Isabelle,
Cet article est très intéressant et surtout important. Je suis traductrice et non interprète mais je viens d'apprendre avec ton article que tout a commencé avec le procès de Nuremberg.
J'apprends aussi que la "collaboration entre l'Université Georgetown et IBM a permis de réaliser la première traduction automatique en janvier 1954 par l'ordinateur IBM 701" et donc que la traduction automatique est un peu plus âgée que moi ! L'histoire de l'Homme est fascinante !
Merci Isabelle !
Bougouma
Rédigé par : Bougouma M. Fall | 21/01/2015 à 13:31