Magdalena Chrusciel, notre fidèle correspondante à Genève, interprète/traductrice jurée (polonais-anglais-français), a bien voulu interroger le Professeur François Grosjean, grand spécialiste du bilinguisme et que nous remercions d'avoir accepté de répondre à ses questions.
M. Grosjean |
Mme. Chrusciel |
Professeur honoraire de psycho-linguistique à l'Université de Neuchâtel (Suisse), ses domaines de prédilection sont la perception, la compréhension et la production du langage, qu'il s'agisse du langage parlé ou de celui des signes. Il s'intéresse également au bilinguisme et au biculturalisme, à la linguistique appliquée, à l'aphasie et au traitement naturel du langage. Il s'est fait connaître grâce à sa vision holistique du bilinguisme, du mode langagier et du principe de complémentarité.
Il est l'auteur d'ouvrages suivants traitant du bilinguisme:
- Life with Two Languages
(Harvard University Press, 1982)
- Studying Bilinguals
(Oxford University Press, 2008)
- Bilingual: Life and Reality
(Harvard University Press, 2010)
- The Psycholinguistics of Bilingualism
(avec P. Li; Wiley-Blackwell, 2013)
- Parler plusieurs langues : le monde des bilingues
(Albin Michel, 2015)
Edition Albin Michel, vient de paraître en janvier, 2015.
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Magdalena : Professeur de psycholinguistique émérite et bilingue français-anglais, vous vivez le bilinguisme au quotidien. Je suis moi-même bilingue français-polonais, pour avoir vécu et étudié en Suisse et en Pologne, ayant changé – pour reprendre vos termes - de langue dominante à quatre reprises. En lisant votre passionnant ouvrage, on apprend qu'environ la moitié des habitants de la terre sont bilingues. Comment faut-il le comprendre ?
Le bilinguisme se développe lorsqu'un individu a besoin de communiquer en plusieurs langues, et est dû à de nombreux facteurs tels que le contact de langues à l'intérieur d'un pays ou d'une région, la nécessité d'utiliser une langue de communication (lingua franca) en plus d'une langue première, la présence d'une langue parlée différente de la langue écrite au sein d'une même population, la migration politique, économique ou religieuse, le commerce international, les cursus scolaires suivis par les enfants, l'intermariage et la décision d'élever les enfants avec deux langues.
Magdalena : Pouvez-vous nous parler des mythes qui ont cours au sujet du bilinguisme, notamment de celui qui veut qu'un bilingue soit un traducteur-né ?
En voici quelques-uns: le bilinguisme serait un phénomène rare; les bilingues posséderaient une maîtrise équivalente de leurs différentes langues et seraient des traducteurs-nés; les langues seraient acquises dans la prime enfance; le bilinguisme précoce chez l'enfant retarderait l'acquisition du langage; et il affecterait négativement le développement cognitif des enfants possédant deux ou plusieurs langues. En fait, environ la moitié de la population du monde est bilingue; il est exceptionnel qu'une maîtrise identique soit atteinte dans toutes les langues et il est rare que le bilingue soit un fin traducteur; on peut devenir bilingue à tout âge; les grandes étapes d'acquisition sont atteintes aux mêmes moments chez tous les enfants, monolingues ou bilingues; enfin, l'enfant bilingue montre souvent une supériorité par rapport à l'enfant monolingue pour ce qui concerne l'attention sélective, la capacité à s'adapter à de nouvelles règles, et les opérations métalinguistiques.
Magdalena : Le lien entre migration et langues m'interpelle fortement. Statistiquement, on estime à 36 en moyenne, le nombre de langues parlées dans un pays donné. Vous mentionnez par exemple que 300 langues sont parlées au quotidien à Londres. Qu'en est-il notamment en Suisse ?
Selon l'Office fédéral de la statistique (OFS), en 2000, la Suisse comptait en tout quarante langues parlées en tant que langue principale par plus de mille locuteurs. Le nombre est bien entendu plus élevé si l'on enlève cette limite inférieure mais l'OFS n'a pas pu me donner plus de précisions.
Magdalena : Bilingues, nous passons allégrement d'une langue à l'autre, en fonction du contenu, de l'interaction, etc. Ainsi, avec mon fils Michael, étudiant à l'université de Neuchâtel, nous parlons de questions d'études en français, mais nous revenons au polonais lorsqu'il est question de la famille et des amis.
J'ai appelé cela le "principe de complémentarité" que je définis ainsi: les bilingues apprennent et utilisent leurs langues dans des situations différentes, avec des personnes variées, pour des objectifs distincts. Les différentes facettes de la vie requièrent différentes langues. Plus on étudie le principe de complémentarité, plus on remarque son influence sur la perception et la production de la parole, la mémoire verbale, l'acquisition des langues chez les enfants bilingues, et la dominance langagière.
Magdalena : Qu'en est-il de l'expression de nos émotions ? et de la langue de nos rêves ?
Là aussi le principe de complémentarité joue un rôle. Il existe chez la plupart des bilingues un certain nombre de domaines plus personnels et d'activités cognitives réservés strictement à une langue. Les choses apprises par cœur telles que prier, compter ou calculer, ainsi que l'expression de diverses émotions, telle que jurer, sont souvent limitées à une seule langue (mais pas nécessairement toujours la première). Quant aux numéros de téléphone et mots de passe nombreux dont nous avons besoin aujourd'hui, ils sont la plupart du temps mémorisés dans une seule langue et difficilement récupérables dans l'autre.
Magdalena : Pouvez-vous nous parler du code-switching - l'expression anglaise illustrant bien mieux cette utilisation alternée de deux langues, et d'emprunts, d'intégration de termes dans une autre langue ?
Dans ses activités quotidiennes, la personne bilingue navigue entre différents modes langagiers. À l'une des extrémités du continuum, elle est dans un mode monolingue: devant des monolingues qui ne connaissent pas son ou ses autres langues, ou des personnes qui ne partagent qu'une langue avec elle, elle se trouve dans l'obligation de n'utiliser qu'une seule langue avec l'interlocuteur. À l'autre bout du continuum, elle communique avec d'autres bilingues qui parlent les mêmes langues qu'elle et qui acceptent le mélange de langues, ce que j'ai intitulé, en 1968 déjà, le parler bilingue. C'est dans ce mode bilingue qu'apparaissent les alternances de code (code-switchs) et les emprunts.
Magdalena : Est-ce ce qui se passe dans le roman de Lydia Salvayre, Pas pleurer, Prix Goncourt 2014?
Tout à fait; la plupart des propos rapportés ont été exprimés en mode bilingue, d'où les alternances de code et les emprunts qui s'y trouvent.
Magdalena : Les interférences, un appauvrissement ou une richesse ? J'aime la formulation que vous citez d'Eva Hoffman, dans « Lost in translation » : « Each language modifies the other, crossbreeds with it, fertilizes it ». En tant que traducteurs, nous recherchons toujours une pureté linguistique, dépourvue d'interférences.
Dans mon livre, "Parler plusieurs langues", je consacre toute une section aux traducteurs et interprètes qui doivent, en effet, éviter le plus possible les interférences, sans parler des alternances de code et des emprunts. Cela est une des grandes différences avec les bilingues "normaux" qui apprennent à vivre avec et qui, pour certains, y voient une manière de rendre moins monotone et stéréotypée leur production langagière parlée et écrite.
Magdalena : On ne peut être que rassuré d'apprendre que le bilinguisme nous protège, en retardant dans le temps la démence sénile, à l'instar d'autres activités mentales complexes. Pouvez-vous citer les principaux avantages du bilinguisme? Et les désavantages, aux yeux de certains.
Parmi les avantages exprimés par les bilingues, citons les suivants: pouvoir communiquer dans deux ou plusieurs langues et avoir ainsi accès à d'autres cultures; avoir plusieurs perspectives sur la vie; pouvoir lire la littérature étrangère dans sa version originale; servir de médiateur entre les cultures; avoir plus de possibilités au niveau de son travail, etc. Parmi les désavantages, certains bilingues citent souvent le fait qu'ils ne peuvent pas tout exprimer dans une de leurs langues; d'autres se plaignent des interférences qu'ils produisent; certains n'aiment pas l'accent qu'ils ont dans l'une des langues; et parmi ceux qui sont également biculturels, certains se sentent éloignés, parfois même exclus, de l'une ou de l'autre culture, ou même des deux.
Magdalena : Petits, les enfants ont plus de facilité à apprendre de nouveaux sons, qu'en est-il de l'apprentissage linguistique global ? Quels conseils donneriez-vous aux parents soucieux de leur bilinguisme ?
Il est possible de devenir bilingue à tout moment de la vie: dans l'enfance, dans l'adolescence et même à l'âge adulte. Nous savons depuis longtemps que les enfants plus âgés sont de meilleurs apprenants d'une langue seconde au niveau cognitif que les très jeunes enfants, et que les apprenants tardifs peuvent réussir tout aussi bien que les précoces. Il est bon de garder cela à l'esprit lorsque l'on planifie le début du bilinguisme d'un enfant. Je passe de nombreuses pages dans mon nouveau livre sur le devenir bilingue des enfants et des adolescents, et le rôle que doivent jouer les parents dans ce voyage linguistique de leurs enfants. Je suis d'avis qu'une planification réfléchie de l'acquisition et du maintien des langues de l'enfant par les parents est indispensable; elle devrait empêcher d'éventuelles déceptions et aboutir à un bilinguisme stable et réussi.
Magdalena : Nos lecteurs seront ravis d'apprendre la parution prochaine de votre ouvrage chez Albin Michel. C'est votre premier livre grand public qui paraît en français. Est-ce que sa rédaction dans votre première langue, le français, a pu vous entraîner vers d'autres réflexions, par rapport à vos ouvrages précédents, tous en anglais ? Quels sont les thèmes que vous y traitez ?
Le livre comprend quatre chapitres: Le monde bilingue, Les caractéristiques du bilinguisme, Devenir bilingue, et autres dimensions du bilinguisme. Il traite des représentations que l'on a de ce phénomène, des effets cognitifs et métalinguistiques du bilinguisme, du biculturalisme, et des bilingues exceptionnels tels que les enseignants de langue seconde, les traducteurs et interprètes, et les écrivants bilingues. J'explique dans un billet de mon blog chez Psychology Today le défi que cela a été de préparer et d'écrire cet ouvrage en français, et en quoi il est différent de Bilingual: Life and Reality, à la fois dans son contenu et sa forme.
Références :
Bilingual: Life and Reality, F. Grosjean,
Harvard University Press, 2010.
Parler plusieurs langues: Le monde des bilingues.
F. Grosjean, Albin Michel, 2015.
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avec P. Li; |
Harvard University Press, 1982 |
Harvard University Press, 2010 |
Interview très intéressante, qui démystifie certaines idées reçues tout en rappelant à quel point le bilinguisme est essentiel dans notre monde et en montrant, me semble-t-il, que la communication cherche toujours la ligne de moindre résistance.
Rédigé par : Elsa Wack | 01/02/2015 à 02:37