Dans un article intitulé French Kiss, paru dans la revue France-Amérique de décembre 2014, le linguiste Dominique Mataillet, énumère des toponymes qui inspirent de nombreuses locutions ou expressions françaises. « Bâtir des châteaux en Espagne », c'est rêver de choses irréalisables, « travailler pour le roi de Prusse », c'est faire quelque chose en pure perte.
« Certains lieux », continue Mataillet, « évoquent la richesse (le Pérou), la surabondance (Byzance) ou, à l'inverse, utilisés de façon négative, leur absence (trois francs six, c'est pas le Pérou). Quelques-uns peuvent, comme l'île grecque de Cythère, symboliser le paradis, d'autres une contrée inhospitalière. On disait autrefois « Partir à Tataouine », allusion à une localité du sud-tunisien, aux portes du désert, où se trouvait un bagne militaire, pour signifier qu'on allait passer un mauvais moment au bout du monde. »
L'anglais a sa propre expression pour désigner le bout du monde : from here to Timbuktu. En français, on va au diable Vauvert ou à Pétaouchnoc, autant de lieux lointains et inconnus.
Sur le toit de la mosquée Djingareyber
Musée des Beaux-Arts de Bruxelles
Dans l'imaginaire collectif, Tombouctou, ce chef-lieu de région du Mali, a été longtemps l'endroit le plus lointain où le pied de l'homme se soit jamais posé. Après des siècles de fermeture à l'Occident, la ville reçoit, en 1826, la visite du major Alexander Laing, premier Européen à y pénétrer. Mais, pris pour un marchand d'esclaves concurrent, il y est assassiné. En 1828, c'est au tour du Français René Caillié d'entrer dans la cité, déguisé en lettré musulman, et d'en sortir vivant. Son célèbre récit de voyage fait ensuite grand bruit dans toute l'Europe.
Tombouctou, la mystérieuse, comme l'appelle Félix Dubois, [1] sorte d'Atlantide des sables, « la ville aux pavés d'or danse dans le rêve européen ». Mais, pas seulement en Europe. La perle du désert, la ville aux 333 saints, est présente dans l'univers de Donald Duck pour exprimer le désir d'aller le plus loin possible. On dénombre au moins deux allusions à la ville mythique : dans Le magicien Duck (1947) et Le génie du stand (1962).
Donald à Tombouctou dans
Le magicien Donald
Ces derniers temps, il a fallu des événements dramatiques pour attirer l'attention du monde sur Tombouctou. En, 2012 le MNLA (Mouvement National de Libération de l'Azawad) a déclenché une insurrection dans tout le nord du Mali, aboutissant à la défaite de l'armée malienne et à la perte de la ville au profit de divers mouvements rebelles touaregs, rapidement supplantés par des salafistes radicaux. Du 30 juin à la fin de décembre, les islamistes des mouvements AQMI et Ansar Dine (ar. : Ansār ad-Din : défenseurs de la foi) entreprennent la destruction systématique des tombeaux des saints musulmans et des mausolées de la ville. Ils brûlent bon nombre de vieux documents d'une très grande valeur historique. [2] L'intervention de l'armée française aux côtés de l'armée malienne, dans le cadre de l'opération Serval, permet de reprendre une partie de la ville, puis de la libérer entièrement par la suite.
L'invasion djihadiste a inspiré le scénario du film, Timbuktu, réalisé par le Mauritanien Abderrahmane Sissako. En français, arabe et tamasheq, le film a été chaleureusement accueilli par la critique et a reçu de nombreux prix. En 2015, il est sélectionné pour un Oscar dans la catégorie des films étrangers. Rappelons que la cérémonie des Oscars aura lieu à Los Angeles, le 22 février.
De l'autre côté de l'Atlantique, une exposition intitulée « Timbuktu Renaissance » a ouvert ses portes, le 16 décembre 2014, au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles (BOZAR) et restera ouverte au grand public jusqu'au 5 mars 2015 (entrée gratuite).
Cette exposition sert à nous rappeler la grande mission de sauvetage de plus de 350.000 manuscrits anciens qui risquaient d'être brulés par les intégristes musulmans. Datant de plusieurs siècles, ils couvrent de nombreuses sources de savoir. En effet, l'exposition regroupe des textes touchant tant aux sciences qu'à la politique ou au droit. Elle est porteuse d'une étonnante modernité. En effet, ces précieux manuscrits nous délivrent un message : « les tragédies sont dues aux divergences et au manque de tolérance. Gloire à Celui qui crée la grandeur à partir de la différence et fait régner la paix et la réconciliation ». Ces témoignages historiques seront accompagnés de sons et d'images de la Tombouctou contemporaine, ne serait-ce que pour souligner la pérennité de son patrimoine.
Pour connaitre les détails du projet de sauvetage et de son vrai héros, il convient de lire :
« The Brave Sage of Timbuktu : Abdel Kader Haidara ».
Abdel Kader Haidara
Pour terminer sur une note linguistique, on s'interroge toujours sur l'étymologie du nom Tombouctou. Plusieurs hypothèses ont été avancées, expliquant le toponyme par le recours aux langues locales telles que le tamasheq ou le songaï. Mais, la plus plausible nous paraît être celle du linguiste René Basset (1855-1924), qui fut le premier directeur de l'École des lettres d'Alger et l'auteur de l'anthologie « Mille et un contes, récits et légendes arabes ». Basset suggère que Timbuktu dérive des mots berbères « tin » (lieu) et « buqt » (lointain). Cette explication renforce précisément l'usage de l'expression anglaise « From here to Timbuktu » (ou de sa variante From here to Timbuktu and back again). Mais, grâce au film d'Abderahmane Sissako et à l'exposition du Bozar de Bruxelles, cette ville à la fois mythique et lointaine va nous sembler plus proche. L'expression from here to Timbuktu tombera-t-elle pour autant en désuétude ? Dans leur livre, The Hidden Treasures of Timbuktu [3], Hunwick & Boye ne sont pas loin de le penser: "...our notion of Timbuktu is shifting from it being the 'end of the world' to an important historic centre of Islamic scholarship and culture."
[1] Félix Dubois. Tombouctou la mystérieuse. Paris, Grandvaux Eds., 2010.
[2] Rebels Torch Mali Library of Historic Manuscripts
Voice of America, 29 January 2013
[3] Hunwick, John O.; Boye, Alida Jay; Hunwick, Jopspeh (2008), The Hidden Treasures of Timbuktu: Historic city of Islamic Africa, London: Thames and Hudson, ISBN 978-0-500-51421-4.
Lectures supplémentaires :
Timbuktu nearly lost its heritage. Now it's on exhibit in a Brussels Museum.
(avec diffusion radio)
Mali's Culture War: The Fate of the Timbuktu Manuscripts
The New York Times, January 30, 2013
Dessin d'Effo, aimablement communiqué par Denise More
Jean L. & Jonathan G.
Merci pour toutes ces belles lumières. Le film "Timbuctu" (dommage peut-être qu'on n'ait pas utilisé la forme française dans le titre) est absolument poignant, d'un grand esthétisme aussi, et mérite d'être vu pour connaître le visage humain de l'Islam, à côté hélas du djihadiste. En France, il serait le plus gros succès comme film africain à ce jour, soit 700'000 entrées.
Rédigé par : M. Chrusciel | 16/02/2015 à 02:08