L'affaire Dreyfus est bien connue des Français et des francophones, notamment des aînés. Cependant, peut-être rares sont ceux de nos lecteurs qui savent ce qu'est devenu l'auteur présumé du crime de trahison pour lequel Alfred Dreyfus a été condamné, puis disculpé. Le véritable suspect, Ferdinand Walsin Esterhazy, a fui la France et s'est réfugié en Grande-Bretagne où il a vécu dans la ville d'Harpenden jusqu'à sa mort en 1923.
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Nous avons demandé à notre correspondante à Londres, Françoise Pinteaux-Jones, de se rendre à Harpenden. Elle a eu la gentillesse d'accepter et a obtenu un rendez-vous avec la maire de la ville ainsi qu'avec des membres de la société d'histoire locale.
Sur notre photo, on reconnaît, de gauche à droite : Jill Hill, représentant des Amis de Cosne (commune française jumelée à Harpenden), Rosemary Ross (de la Société d'histoire locale de la ville et du district d'Harpenden), Mary Maynard, Maire d'Harpenden, et notre intrépide correspondante, Françoise Pinteaux-Jones.
L'AFFAIRE DREYFUS :
QUELQUE CHOSE DE POURRI EN REPUBLIQUE FRANÇAISE
HISTOIRE d'une iniquité judiciaire
De 1894 à 1906, la France traverse une crise sociétale et politique majeure qui exposera les profonds clivages qu'au terme d'un siècle de bouleversements la Troisième République tente de combler. S'y affronteront avec une violence qui fera trembler les institutions, les forces conservatrices, focalisées, au sortir des révolutions, autour de l'armée contre les courants issus de celles-ci, laïques, progressistes et égalitaires.
Trahison
Le catalyseur de cette tempête ? Une vulgaire affaire d'espionnage : un document intercepté par les services de renseignements français indique qu'un traître livre des secrets militaires à l'Allemagne. Les soupçons tombent sur le capitaine Alfred Dreyfus dont l'écriture présente quelque ressemblance avec celle du 'bordereau' révélateur et dont les origines 'israélite' et alsacienne semblent suffire à garantir sa culpabilité. Jugé à huis clos, condamné et dégradé publiquement, il est déporté sans tambour ni trompettes au bagne de Guyane.
Nous sommes en 1895 et ne sachant rien des résultats contradictoires de l'analyse d'écriture et encore moins du 'dossier secret' non communiqué – illégalement – à la défense, personne, à l'exception de sa femme et de son frère ne doute alors de la culpabilité du Capitaine.
Coup monté
Cependant, en 1896, le nouveau chef du contre-espionnage, le commandant Georges Picquart entre en possession d'un document qui prouve que le traitre n'est pas Dreyfus mais un officier aux antécédents douteux et criblé de dettes, le commandant Esterhazy. Cette découverte qui démontre, dans la meilleure hypothèse, l'incompétence de l'état-major, et qui de surcroit innocenterait un juif alsacien (pour patriote et polytechnicien qu'il fût) au détriment d'un catholique français 'aristocrate' de la vieille école, n'a rien pour plaire au haut commandement et d'expédier en Afrique du Nord Picquart, lequel avait pour bonne mesure découvert que le fameux 'dossier secret' était vide de preuves. Qu'à cela ne tienne, le commandant Henry, nommé temporairement chef du service, en introduit une de son cru.
Contre-attaque
C'est alors que les démarches de la famille Dreyfus, elle aussi en possession de preuves contre Esterhazy d'une part, et d'un Picquart rendu pressant par le harcèlement de Henry d'autre part commencent à filtrer dans la presse où la réaction ultra ne se fait pas attendre. Or à trop vouloir se défendre l'état-major dévoile ses propres manigances ; alors que le doute s'installe, Mathieu Dreyfus l'officialise en portant plainte contre Esterhazy en 1897. L'opinion se cristallise et la bataille est ouverte entre dreyfusards et antidreyfusards.
À l'Assemblée nationale, « il n'y a [toujours] pas d'Affaire Dreyfus », ce qui permet à l'état major de continuer à se jouer de la justice tant et si bien qu'Esterhazy ressort blanchi de son procès truqué de 1898 et Picquart se retrouve aux arrêts sur arrière-fond de violentes manifestations antisémites.
« J'accuse… ! »
C'en est trop : Émile Zola, au sommet d'une gloire internationale lance son brulot dans l'Aurore : Sous l'apostrophe trouvée par Clemenceau, sur six colonnes à la une, Zola dresse le catalogue des menées de l'armée contre Dreyfus, ce qui force les autorités à le traduire en justice pour diffamation. Passible de la cour d'assise, son procès aura pour résultat de porter les faits à la connaissance de tous et de rendre publiques les offuscations du pouvoir. C'est bien là l'intention de Zola, tout conscient qu'il fût de la peine de prison et amende qui en résultent, et qui le forcent en dernier recours à l'exil en Angleterre. Mais, peut écrire Clémenceau, « Chacun sait en France aujourd'hui que la loi a été outrageusement violée au détriment d'un accusé dans un simulacre de procès ». Et pas seulement en France : l'arbitraire étatique, perçu bien au-delà des frontières, entache les principes républicains. Il faut en finir ; c'est convaincu de son bon droit que Cavaignac, nouveau ministre de la guerre reprend le dossier… et fait découvrir le pot aux roses. Esterhazy confesse les collusions dont il a bénéficié et Henry passe aux aveux. Il n'y a plus de doute possible mais le courant nationaliste, antisémite, voit dans la culpabilité de Dreyfus une « question de vie ou de mort pour la nation » selon Barrès. Le pourvoi en cassation voté par le gouvernement le 26 septembre 1898 remettrait en cause, outre l'honneur de l'armée, la notion qu'avait d'elle-même toute une section de la population qui, pour les défendre, s'engouffre dans la rue, foin de droit et de justice.
En juin 1899, le jugement est cassé dans un climat de crise, de démissions ministérielles, d'articles incendiaires, d'agitation populaire voire d'attentats et de coups de force.
'Réhabilitation' au forceps
Sur l'Île du Diable, Dreyfus, privé de tout contact et notamment de correspondance, apprend avec stupeur l'ampleur du mouvement dévoué à sa cause et la réouverture de son procès. Mais, à son retour en France, c'est devant un tribunal militaire plus soucieux d'esprit de corps que de justice qu' il est renvoyé … et jugé coupable, passible d'une peine de dix ans, ceci en l'absence de la moindre pièce à conviction. Ce jugement, dont Lord Russell of Killowen, Lord Chief Justice of England and Wales, estime que « si le procès de révision avait eu lieu devant la Cour de cassation (qui est le plus haut tribunal en France), Dreyfus serait maintenant un homme libre », fait scandale. Au vu du désordre social régnant on a pu y voir un moyen d'éviter in extremis la guerre civile crainte par les milieux modérés. Il n'y aura d'autre recours alors que de gracier Dreyfus en attendant un dernier pourvoi en cassation par Jean Jaurès qui aura pour résultat, après encore sept ans, la réhabilitation par défaut du capitaine Dreyfus. Il n'obtiendra (ni ne demandera) d'autre réparations. La carrière à laquelle il était promis, à laquelle il s'était voué lui sera niée.
L'éventuelle victoire des Dreyfusards et du bon droit a sans doute permis à la République de s'affirmer, de mettre l'armée au service de la République, de s'assurer avec la cour de cassation une justice imbue d'impartialité et de respect des droits de l'homme, de faire émerger une presse et des élites intellectuelles investies d'un contre-pouvoir moral. Mais on est en droit de se demander si l'hydre antisémite serait restée si vivace en France si on ne lui avait laissé la bride sur le cou pendant des années. Et à l'origine de ce cataclysme socio-politique?
ESTERHAZY celui par qui le scandale arrive
En filigrane de cette scandaleuse erreur judiciaire, resté bien à l'abri derrière la fameuse image de Dreyfus impavide tandis qu'on le dégrade et lui brise son sabre se profile la figure d'un traitre d'opéra comique chez qui tout est faux ou douteux même le nom. Quand Dreyfus, patriote indéfectible, quitte une Alsace devenue Allemande pour servir son pays au terme de brillantes études et d'un parcours sans faute au titre d'officier d'artillerie, Esterhazy (dont le lien familial avec l'illustre famille austro-hongroise était des plus ténus) avait dû louvoyer après son échec au concours de Saint Cyr, d'abord aux Suisses puis à la Légion étrangère d'où, sans avoir jamais été sous-officier ou être passé par une école militaire, il ressort frauduleusement sous-lieutenant. Capitaine à la fin de la guerre de 1870, il obtiendra son affectation à l'état major où il est noté comme « détaché à perpétuité » ou encore « n'ayant jamais fait une heure de service ».
Fanfaron de crime
Alors « Pourquoi Esterházy, personnage dépravé à la moralité plus que douteuse, est-il protégé alors que tout l'accuse ? » (dixit Clémenceau)
Est-ce le fait de leur aveuglement, quand tant ses états de service que ses multiples affaires, ses esclandres et ses dettes en faisaient un parfait candidat pour la vente de renseignements, qui rendit les militaires si réfractaires à toute révision ? Pas seulement, selon Eric Cahm, spécialiste de l'Affaire : ce coureur de jupons prompt à croire à sa propre fiction avait su pousser ses talents de séduction bien au delà des dames et jouissait de la sympathie et de la bonne opinion de ses supérieurs, s'étant créé des amis et des protections en haut lieu. Il plaisait ; on se pâmait devant la passion de ses discours, ses gesticulations, bref il fascinait. Il n'est pas jusqu'à Oscar Wilde qui n'eût succombé à son charme, c'est dire…
Matamore
Et ce ne sont pas les découvertes d'un Piquart, qui allaient inquiéter Esterhazy. Même quand en 1897, avec les preuves convergentes offertes par son banquier Castro Mathieu Dreyfus peut l'accuser publiquement, il s'indigne et menace d'en appeler à sa noble famille (qui avait tout fait pour priver cette branche bâtarde de son nom). Il aurait eu bien tort de se gêner quand l'état major s'obstinait à le couvrir : quand l'accumulation des preuves devient accablante, on lui monte un conseil de guerre à huis clos d'où il sort acquitté sous les applaudissements après quoi, mis à la réforme à la hâte on lui conseille d'émigrer. Sage précaution car bientôt Cavaignac découvrira le faux de Henry, lequel, passé aux aveux, se tranchera la gorge. Deux crapules mais un seul lâche : Esterhazy, hâbleur, bravache et que n'encombre aucun scrupule vendra même plusieurs versions de son rôle dans l'Affaire, notoirement une pour £500 à Rowland Strong dont il attaquera plus tard le journal The Observer en diffamation.
Le mensonge incarné
Il avait de longtemps abandonné sa femme l'aristocratique Anne de Nettancourt-Vaubécourt – non sans avoir préalablement dilapidé sa fortune – quand, après avoir vécu d'expédients à Londres, il vint s'installer à Harpenden sous le nom éventuel de comte de Voilemont. Il est plus que probable que la « comtesse », Alsace Louise Mathey, qui se trouvait être anglophone, avait, outre son bilinguisme, fourni de l'argent pour l'achat de la maison où ils coulèrent des jours tranquilles jusqu'à sa mort. Il vivait de sa plume, publiant sous un pseudonyme dans la presse antisémite française des articles incendiaires voire, pendant la Première Guerre, de virulentes attaques contre les Alliés.
Mort en 1923, il est enterré dans le cimetière de l'église St Nicholas où, à son image, sa pierre tombale ment de bout en bout, couronnée par une épitaphe à l'avenant :
Il a pris sa volée, fui l'ombre de nos nuits
Nous laisserons Keats se retourner dans sa tombe nous en remettant au verdict de William James:
« …. une incroyable canaille […] un scélérat sorti tout droit de Shakespeare, de folle exubérance rhétorique, et précieux, avec ça sur ses prétentions et préventions, sans égal à ce jour dans toute la littérature. »
Le paragraphe dans son entier fait d'ailleurs montre sur l'Affaire d'une clairvoyance enviable à l'époque. L'ampleur des malheurs causés par cette caricature d'homme est à la mesure des complicités inexcusables dont il a dû bénéficier.
HARPENDEN ET « L'OMBRE DE NOS NUITS »
Après son exit peu glorieux, Esterhazy s'était donc d'abord laissé oublier à Londres où il vivotait, soutirant de l'argent à qui voulait encore bien entendre sa dernière version de l'affaire. En 1909, il débarque avec Alsace Louise à Harpenden, alors encore en pleine campagne où ils louent d'abord, sous le nom de Fitzgerald, Maisonnette sur Tennyson Road puis The Elms, au 140 Station Road. Est-ce parce qu'il a dû sembler curieux que l'anglais d'un Mr Fitzgerald soit si primitif ? Toujours est-il que quand ils emménagent à Holmleigh sur Milton Road, ils sont devenus le comte et la comtesse de Voilemont.
< 46 Tennyson Road > 140 Station Road
Cette dernière propriété sera achetée. Cossue, pour ne correspondre en rien aux aspirations sociales du « Comte », elle n'en reste pas moins difficile à tenir sur ce qu'on sait des ressources du couple qui eut un temps domestiques, attelage, chevaux. On peut supposer – ceci est pure spéculation - que certaines sommes lui furent versées à intervalles par un gouvernement français soucieux de le garder dans l'ombre, lui et les crimes qui l'éclaboussaient. Il semble qu'Esterhazy se soit rendu à Londres assez régulièrement et on a la preuve de ses visites à intervalles au consulat de France.
En lieu sûr
Outre une santé défaillante, ceci pourrait avoir joué dans le choix de Harpenden comme lieu de résidence. On y jouissait en effet d'un excellent réseau ferroviaire qui mettait Londres a portée de main. Par ailleurs, cette nouvelle forme de proximité faisait de ce qui n'avait été qu'une bourgade rurale un lieu de résidence recherché et dont la croissance ne faisait que commencer. Ainsi Harpenden se trouvait être encore assez campagnarde pour minimiser le risque des rencontres inopportunes ; tandis que sa rapide expansion rendait dans le même temps les nouveaux-venus trop nombreux pour exciter la curiosité et mériter l'attention intempestive des autochtones. Il est permis de penser que ce sont ces mêmes avantageuses dispositions qui avaient amené, peu après l'arrivée du chemin de fer, la grande actrice Ellen Terry à venir y cacher ses amours illicites avec William Godwin et à y donner naissance à leurs deux enfants (1868-1874). Ce sont de telles conditions qui incitent la Lady Bracknell d'Oscar Wilde à s'interroger sur ce qu'il y avait « de particulièrement excitant dans l'air de ce coin de Hertfordshire » dont, nous dit le premier acte de L'Importance d'être Constant, son neveu se hâte de vérifier les coordonnées sur le guide des chemins de fer…
Rentré dans l'ombre
Il reste qu'Estherazy l'esbroufeur s'était fait si discret que la révélation après sa mort de sa réelle personnalité 'voilée' par Voilemont fit les beaux jours de la presse locale. Et c'est au fil des colonnes du Herts Advertiser qu'on apprend que son besoin de discrétion était tel qu'autant que possible, les maisons du couple se retranchait derrière des haies substantielles, qu'il recevait peu d'amis rencontrés par le biais la comtesse, dont les fréquentations étaient soumises à son bon-vouloir. Parmi eux, un Monsieur Harding qui, agent immobilier de son état, prit en charge la mise en vente de ses biens après sa mort.
Si nombreux sont ceux qui se souvenaient du cavalier galopant à travers Harpenden Common (dont l'ample territoire s'enfonce encore aujourd'hui jusqu'au cœur de la ville), de ses deux chiens, de son regard perçant, si quelques élus pouvaient s'étendre sur la culture et la conversation du Comte, les détails plus saillants (un revolver sous l'oreiller – dont dans un éclat de colère il menaça un jour un chien, les grilles et verrous à toutes les issues de sa demeure, le cliquetis de la machine à écrire bien avant dans la nuit) sont rares. Mr Bevins, le sergent de police, à qui Esterhazy devait répondre de sa présence chaque semaine savait lui à qui il avait affaire mais il avait tenu sa langue.
« …Une urne non pleurée »
Mort le 21 mai, il fut enterré le 24, « Empire day ». Après la messe dite à huit heures du matin par le Père Longstaff, prêtre de l'église catholique de Notre Dame, l'enterrement eut lieu à 10.30. Le cercueil fut conduit au cimetière de l'église St Nicholas, l'église paroissiale anglicane, suivi de sept personnes.
On peut toujours y voir sa pierre tombale érigée par les soins d'Alsace Louise, sa loyale compagne dont tous s'entendent pour dire qu'elle était « une personne agréable ». Outre qu'elle était bilingue et musicale, on ne sait rien d'elle, et ne reste de son histoire que cette pierre à peine lisible – ce qui importe peu puisque rien n'y est vrai.
… Mais que dire du reste de la strophe dont elle cite la première ligne:
envie et calomnie, haine et peine,
et cette fièvre méprise par les hommes pour plaisir
ne viendront encor le toucher ni torturer;
À l'abri de la contagion de la lente souillure du monde,
Jamais ne devra s'affliger
D'un cœur devenu froid, d'une tête devenue grise en vain,
ni, lors que la flamme même de l'âme est consumée,
remplir de cendres exsangues une urne non pleurée.
Sauf indication contraire, toutes les photos ont été prises à Harpenden par Dr. John Versey, membre des amis de Cosne
Note du blog: « Jean Santeuil », (Gallimard 1952) un livre de jeunesse de Marcel Proust commencé en 1895 mais jamais achevé, est le seul roman (avec L’Histoire contemporaine de Anatole France) qui fut écrit sur l’affaire Dreyfus pendant les évènements eux-mêmes.
Lecture supplémentaire:
Harpenden History
Major Esterhazy, "Count de Voilement"
Esterhazy, the Mythomaniac of Milton Road
Professor Eric Cahm,
Harpenden & District Local History Society Newsletter 85, May 2001
Picquart, le héros oublié de l'affaire Dreyfus, ressuscité par un roman et un film
Slate/France
05.05.2014
A Venise, Roman Polanski impose avec puissance son récit de l’affaire Dreyfus
Le Monde, 31.8.2019
Esterhazy
ou l'envers de l'affaire Dreyfus
Marcel Thomas, 4 octobre 1989
Edition Philippe Lebaud
Ceremonies of Bravery: Oscar Wilde, Carlos Blacker and the Dreyfus Affair
J. Robert Maguire, January 20, 2013
Oxford University Press
George Picquart, dreyfusard, proscrit, ministre : La justice par l'exactitude
Christian Vigouroux, decembre 2008
Dalloz-Sirey
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