Notre invité ce mois, John Woodsworth [*] , possède cinquante ans d'expérience de la traduction du russe en anglais. Ses travaux vont de la poésie classique aux nouvelles modernes. Il a exercé différentes fonctions : enseignant de russe, traducteur, éditeur, ainsi que celles d'attaché de recherche et d'adjoint administratif du Groupe de recherche en langues slaves de l'Université d'Ottawa.
Il a traduit 24 livres et de nombreuses publications moins volumineuses mais très variées. Il a également édité, co-édité ou compilé 12 collections d'articles universitaires, de correspondance d'archives et de poésie. Au total, 217 de ses traductions de poèmes ont été publiées de même que plus de cent poèmes qu'il a lui-même composés en russe. Il est traducteur agréé en Ontario depuis 2005 et membre de l'Association des traducteurs littéraires du Canada depuis 2008. En juillet 2014, l'Union interrégionale russe des écrivains lui a décerné la Médaille Tolstoï pour son apport à la littérature russe. Avec les siens, il habite Ottawa où il participe à des activités ecclésiales ainsi qu'à l'Ottawa Piano Group.
Ce qui suit a paru initialement sur Intralingo le 3
septembre 2014. La traduction que nous en avons faite est publiée ci-après avec l'aimable autorisation de la propriétaire/intervieweuse (Lisa Carter) et de l'intéressé (J.A. Woodsworth). LMJ s'est autorisé à y mettre son grain de sel en ajoutant une ultime question.
-----------------
Lisa C. : Quelle(s) langue(s) traduisez-vous et quels sont vos genres littéraires préférés ?
John W. : Mes traductions littéraires sont du russe en anglais. Parmi les genres figurent des romans, des nouvelles, de la correspondance d'archives et d'autres documents historiques, la poésie étant mon dada.
Lisa C. : Comment avez-vous débuté dans la traduction littéraire ?
John W. : Ma carrière de traducteur littéraire a débuté par une période d'incubation en tant qu'élève d'un jardin d'enfants d'immersion francophone dans le Vancouver des années 1940, puis en prenant des leçons d'allemand auprès du jardinier d'un pensionnat de l'île de Vancouver. Elle s'est poursuivie par un cours d'été intensif de langue russe à l'Université d'Indiana (aux États-Unis), par un enseignement du russe dans différentes universités du Canada et des États-Unis, par des traductions de documents d'archives pour l'Université d'Ottawa et, enfin, par le choix que des auteurs de langue russe ont fait de s'adresser à moi pour traduire leurs œuvres en anglais. Pour répondre de façon plus complète à cette question, je vous renvoie au Translator's Notebook paru à mon sujet sur votre site, Lisa, en septembre 2012.
Lisa C. : Qu'aimez-vous le plus et qu'aimez-vous le moins dans votre travail ?
John W. : Ce que j'aime incontestablement le plus dans la traduction littéraire, c'est le défi qui consiste à traduire un poème russe en anglais tout en reproduisant l'agencement des rimes et la mesure des vers. La traduction de la poésie rimée est en elle-même une forme artistique qui exige du traducteur qu'il maintienne constamment un délicat équilibre entre une proximité maximale par rapport au message sémantique de l'auteur et une fidélité à l'égard des éléments non sémantiques du poème. Mais, ce pourrait être le sujet d'un autre bloc-notes que j'espère pouvoir rédiger un jour pour Intralingo.
Ce que j'aime le moins, ou parfois – au gré de mon humeur du moment – (presque) le plus, ce sont les discussions interminables avec les auteurs russes sur des questions ardues de distinction précise entre tels ou tels synonymes anglais (ex.: idea, concept, conviction, opinion, belief), ou sur la façon de marquer l'humeur d'un intervenant dans un dialogue en jouant sur la ponctuation russe (ex.: le recours à des ellipses pour exprimer l'incertitude). Le moins – parce qu'il m'arrive d'éprouver une certaine gêne de n'avoir été pleinement conscient de ces subtilités qu'à partir du moment où un auteur russophone m'a posé la question. Le plus - car de telles discussions m'incitent à réfléchir, comme jamais auparavant, aux mécanismes internes de la langue anglaise, ce qui me conduit à compulser les dictionnaires, lexiques synonymiques et autres guides linguistiques en ligne afin de réévaluer ce qui constituait jusque-là ma conviction en matière d'usage de l'anglais.
Lisa C. : Pouvez-vous nous dire quelques mots d'un projet récent ?
Ces derniers temps, ce qui pourrait être considéré comme l'événement marquant de ma carrière a été la traduction du récit autobiographique de Sophia (dite Sonia) Andreïevna Tolstoïa (l'épouse de Léon Tolstoï), intitulé My life [1], pour laquelle j'ai eu la chance de faire équipe avec un traducteur de langue maternelle russe, Arkadi Klioutchanski, et d'avoir comme éditeur le Professeur Andrew Donskov, professeur éminent de l'Université d'Ottawa. Pour la sortie du livre, les Presses de l'Université d'Ottawa ont déroulé le tapis rouge : d'abord, un magnifique volume relié de 1.250 pages (avec la signature de l'auteur gravée sur la couverture), papier pelure, titrages couleurs et 64 pages d'illustrations en papier glacé. Ensuite, un lancement en grande pompe au Tabaret Hall de l'université : discours, lectures, rafraichissements et orchestre de chambre ! L'ouvrage a non seulement été chaleureusement salué dans les revues universitaires et les médias tant papier qu'électroniques (entre autres, les recensions parues dans Goodreads), mais il a obtenu des distinctions canadiennes et internationales, notamment : a) une citation parmi les top 100 non-fiction works of 2010 du Globe & Mail, et b) l'obtention du Lois Roth Award pour la
meilleure traduction en langue anglaise d'une œuvre littéraire parue en 2010, décerné par la Modern Language Association of America. Des pages choisies de My life peuvent être consultées sur Google Books.
Ce travail a constitué un excellent exemple du profit qu'un traducteur peut tirer d'une collaboration avec des locuteurs de langue maternelle russe, ce que j'ai fait à l'occasion de bon nombre de mes traductions – qu'il s'agisse d'un réviseur, d'un cotraducteur ou (si possible) de l'auteur lui-même. Dans le cas de My life, Arkadi Klioutchanski s'est révélé grand connaisseur de la langue et de la société russes de l'époque de Sophie Tolstoïa, alors que l'éditeur, Andrew Donskov, Membre de la Société royale du Canada (avec qui j'ai eu l'honneur de travailler pendant de nombreuses années), est un des spécialistes de Tolstoï les mieux connus au monde. La compétence de ces deux personnages a puissamment contribué à la qualité de la traduction.
Si, dans la traduction d'une autobiographie, c'est naturellement la prose qui domine, la comtesse Tolstoï n'en cite pas moins, en tout ou en partie, 39 poèmes écrits par différents poètes professionnels et amateurs (dont elle-même) – ce qui m'a donné l'occasion de m'adonner à mon genre de traduction préféré. Ce fut un passionnant défi que de transposer de la poésie composée de tant de manières différentes. À la demande de l'éditeur du texte et de la maison d'édition, j'ai traduit les poèmes cités en intégralité et ceux-ci ont été insérés sous la forme d'une Annexe poétique en fin de volume, avec les originaux russes. La majeure partie de cette annexe est consultable en ligne dans la bande annonce de Google Books (cliquer sur "Poetry Appendix").
Lisa C. : Quelque chose à ajouter, John?
John W. : Jouer de la musique – plus précisément du piano – est pour moi le passe-temps que j'associe le plus étroitement à mon travail de traduction littéraire. C'est une autre manière de traduire. On déchiffre la partition que le compositeur a écrite et on la traduit en sons en tapant sur les touches du piano de manière à permettre à ceux qui ne savent pas lire la notation musicale de recevoir le message en écoutant sa « traduction » sonore. À cette différence près que je m'autorise alors plus de liberté que lorsque je traduis de la prose ou de la poésie. Il m'arrive souvent d'arranger des morceaux, en brodant sur la mélodie originale tandis que je l'exécute. Occasionnellement, il m'arrive d'improviser sans aucune référence à aucun morceau que personne n'ait jamais écrit. Et pourtant, ce n'en demeure pas moins une « traduction » - la traduction de pensées et de sentiments qui m'habitent sous une forme qui peut être partagée avec d'autres. Certains enregistrements de mes improvisations et de mes arrangements sont accessibles sur mon site musical YouTube sous mon pseudonyme Ottaworth.
Les improvisations pianistiques constituent un cas intéressant de traduction musicale en ce sens qu'elles traduisent directement la poésie en sonorités musicales. Il y a quelques années, une théologienne et poétesse catholique, Miroslava Linda Sabbath (1926–2013), m'a pressenti pour « traduire en musique » [selon ma terminologie] un recueil de ses poèmes intitulé Detour to Paradise (publié en édition papier par Sasquatch Writers Performance Series à Ottawa en 2002). Vous en saurez plus sur la genèse de cette collaboration en vous rendant sur mon deuxième réseau Ottaworth, Ottaworth-Mirosab, en commençant par Introduction. Puis, en cliquant sur "here" , vous accèderez à la première « traduction » de poème au piano du recueil auquel je suis actuellement (en août 2014) en train d'en ajouter une vingtaine d'autres. (L'autobiographie de Mme Sabbath, The unveiling of God, est disponible auprès d'amazon.ca sous forme de téléchargement Kindle) Ce qui est intéressant ici, c'est que les improvisations qui en résultent ne sont pas celles auxquelles j'aurais jamais songé moi-même – leur source d'inspiration, leur forme et leur configuration sonore découlent directement de la poésie de l'auteure. C'est véritablement une « traduction ».
Pour une exploration plus approfondie du rapport entre poésie et musique, peut-être aimerez-vous écouter une causerie que j'ai donnée en avril 2006 au Groupe des écrivains anciens élèves– réuni à l'Université d'Ottawa à l'invitation de la même Miroslava Sabbath – et intitulé : "The poetry of music and the music of the spoken word: a poet-translator's view". Vous pouvez accéder à une présentation vidéo en quatre parties de cette causerie sur mon site Web en cliquant sur le lien que je viens de donner. Pour citer un poème qui y figure (et que j'ai écrit en anglais),
"A poem is a song
That carries me along
The upward edge of a thought. …
As thought o'ershadows ear,
I cannot help but hear
The music in the words."
LMJ : On dit parfois que les musiciens apprennent plus facilement les langues étrangères. Vous semblez en apporter la preuve. Mais, qu'en pensez-vous ?
John W : Question intéressante à laquelle je ne peux répondre que par des arguments logiques et le fruit de ma propre expérience. Un dénominateur commun est, me semble-t-il, la sensibilité aux sons, ce qu'on appelle familièrement l'oreille. J'ai toujours été particulièrement sensible aux sons – mon seuil de tolérance à la musique bruyante (ou à la clameur d'une pièce pleine de monde), par exemple, semble être nettement moins élevé que je ne l'ai observé chez la plupart des gens qui m'entourent.
Enfant, m'a-t-on dit, j'avais ce que l'on appelle l'oreille absolue – Si l'on tapait une note de piano, je pouvais immédiatement la reconnaître. (C'est encore vrai, bien qu'avec moins d'exactitude qu'avant, particulièrement lorsque les notes sont tapées sur un piano au diapason de concert.) Je crois que c'est cette finesse d'oreille qui me permet de prendre des accents – on m'a souvent dit que mon accent russe était presque celui d'un autochtone (tout au plus, des régions baltiques de la Russie).
Mais, cela ne se limite pas à la phonétique. Il y a une structure dans la musique – tout au moins dans la musique classique, celle dont je me sens le plus proche – qui n'est pas sans rappeler la morphologie et la syntaxe des langues. Mais, ce n'est pas une chose que j'aie analysée de façon rigoureuse, ce n'est qu'une forte impression. Je joue d'oreille plus qu'en suivant la partition, et cela signifie que j'acquiers les mélodies en les entendant et qu'ensuite je ne me contente pas de les reproduire au piano, mais que j'en réaménage les différents éléments pour créer mes propres variations – un peu comme les enfants qui apprennent leur langue maternelle (ou comme nombre de ceux qui apprennent une langue seconde) recueillent des éléments qu'ils entendent et les réaménagent pour exprimer leurs propres pensées dans la langue qu'ils apprennent.
Aussi, pour répondre à la question de savoir s'il existe une corrélation entre jouer de la musique et parler une langue, je dirais que la réponse est assurément oui.
[1] Sophia Tolstoï. Ma vie. Paris, Éditions des Syrtes, 2010.
Lecture complémentaire :
Bertrand Meyer-Stabley. La comtesse Tolstoï. Paris, Éditions Payot & Rivages, 2009.
(*) http://www.kanadacha.ca
E-mail: jw@kanadacha.ca
Les commentaires récents