Dans un libre propos (op-ed) [Bilingual Nationhood, Canadian Style, 25/12/2014] publié il y a quelques mois dans le New York Times, Chrystia Freeland, écrivaine, journaliste et membre du Parlement canadien fait part de la crainte qu'éprouvent certains Américains anglophones d'être culturellement et linguistiquement submergés par les nouveaux arrivants, pour beaucoup hispanophones. À ces frayeurs, elle oppose l'attitude canadienne apaisée face au bilinguisme et au multilinguisme.[1]
À un incident qui s'est produit sur une chaîne de télévision américaine pendant une interview bilingue (anglais-espagnol) au cours de laquelle une invitée a reproché au présentateur José Díaz-Balart d'avoir prononcé un nom avec le bon accent espagnol, Mme Freeland oppose le bilinguisme qui règne au Parlement canadien où les élus francophones sont obligés d'écouter sans broncher l'épouvantable français de leurs collègues anglophones.
Elle écrit : « Ce massacre de la langue de Flaubert s'inscrit dans une démarche plus vaste que le Canada, et en particulier le Canada anglophone, a entreprise pour s'adapter à un monde dans lequel notre langue est peut-être dominante, mais n'est pas la seule. Nous sommes loin d'être parfaits – nos défauts ressortent particulièrement dans la façon dont nous traitons les peuples autochtones – mais, pour ce qui est de vivre dans un monde multilingue et multiculturel, nous ne sommes pas mal. »
L'auteure cite Henry Kim, le directeur du nouvel et éblouissant Musée Aga Khan de Toronto, l'une des plus belles collections d'art islamique au monde : « Le multiculturalisme, ce n'est pas une question de statistiques, c'est une attitude. C'est voir la diversité comme une force.. Les Canadiens croient que le métissage rend meilleur et plus fort. …. Le Canada a un ministre du multiculturalisme. Imagineriez-vous cela à Washington ? »
Pour Mme Freeland, un bon exemple de ce choix que le Canada a fait de la diversité est cette « expérience sociétale » menée à Hamilton, une ville ouvrière au sud-ouest de Toronto, après la mort récente et tristement célèbre d'un de ses fils, Nathan Cirillo, ce réserviste abattu à Ottawa en octobre dernier par un tireur qui avait exprimé de la sympathie pour l'Islam radical.
Un acteur se tenait à un arrêt d'autobus, vêtu à la musulmane. Un autre clamait à haute voix que le musulman pouvait être un terroriste et essayait de l'empêcher de monter dans l'autobus. À plusieurs reprises, des passants prirent la défense du pseudo-musulman. En fin de compte, il fallut mettre fin à l'expérience après que l'acteur qui jouait le fanatique ait reçu un coup de poing d'un habitant outragé. « L'une des raisons du refus de la mosaïque culturelle au profit de l'assimilation est la crainte d'aboutir au résultat opposé, à savoir que les communautés immigrantes, trop attachées à leur langue et à leur culture d'origine, ne parviennent pas à s'intégrer dans la société dans son ensemble. »
Mme Freeland fait allusion à des recherches qui montrent que les enfants d'immigrants élevés dans un milieu qui valorise la langue de leurs parents, apprennent effectivement l'anglais plus rapidement et réussissent mieux en classe. « C'est en partie psychologique. Dans les sociétés multiculturelles, les enfants d'immigrants se sentent acceptés tels qu'ils sont. »
« Les avantages du bilinguisme semblent être également neurologiques. » affirme-t-elle. « Nous sommes programmés pour apprendre des langues et, plus nous en parlons, plus nos neurones se connectent entre eux. » L'apprentissage des langues, pour lequel nous sommes programmés, doit se concrétiser pour que nos neurones se connectent entre eux... De l'avis de Mme Freeland, il se peut que les anglophones craignent surtout, sans toutefois le dire, que nous ne soyons défavorisés dans une société où tous les autres seraient bilingues. Elle peut très bien comprendre cet effroi. C'est un sentiment qu'elle éprouve au cours hebdomadaire de français, lorsqu'elle-même butte sur les mots et qu'elle entend ensuite le français et l'anglais impeccables de ses collègues de langue maternelle française.
« Les pays riches du monde se divisent en deux camps » écrit encore Mme Freeland : « Ceux qui sont capables d'attirer et d'accueillir des immigrants, et ceux qui ne le sont pas. Les sociétés industrielles occidentales, comme le Japon et certaines parties d'Europe qui ne veulent pas accueillir les nouveaux arrivants et accepter de se laisser transformer par eux, sont vouées au déclin économique et démographique. »
À titre d'exemple de la difficulté de vivre le bilinguisme et le multiculturalisme au quotidien, l'auteure cite un événement récent. Un parlementaire du Québec a reproché au gouvernement canadien d'avoir utilisé le verbe captiver (to captivate) sur son compte Twitter, au lieu de capter (to capture) et a accusé le Twitter-feeder de traduire les blagues mécaniquement, mot pour mot, à partir de l'anglais. « Quelle horreur !» remarque-t-elle.
Mme Freeland achève son libre propos en exprimant l'avis que cette exigence de précision linguistique est révélatrice du véritable défi que constitue une société bilingue et multiculturelle dans laquelle une langue et une culture sont dominantes : éviter la disparition des cultures minoritaires. « Dans le continent que nous partageons » conclut-elle, « les anglophones ne doivent pas s'inquiéter à l'idée que nos enfants parlent un jour l'espagnol ou le français. C'est plutôt du contraire qu'ils devraient s'inquiéter ! »
Pour analyser le thème traité par Mme. Freeland, nous n’avions personne de plus qualifié que William Gaudry, notre correspondant et collaborateur montréalais, qui achève sa thèse de doctorat en histoire à l’Université de Montréal. M. Gaudry a eu la gentillesse d’accéder à notre demande et nous publierons son analyse très prochainement.
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On peut constater des similitudes de la situation canadienne, en Suisse, où l'allemand est la langue dominante. Cependant, il y a moins d'interférences entre allemand et français, elles offrent sans doute plus de différences qu'avec l'anglais. En revanche, pour occuper des postes dirigeants que ce soit dans le business ou en politique, il faut impérativement maîtriser l'allemand. Ces dernières années, le français se voit malheureusement relégué au second plan, dans certains cantons, où on préfère dorénavant enseigner comme première langue étrangère l'anglais. Le multilinguisme des Suisses est ainsi en danger.
Rédigé par : M. Chrusciel | 21/03/2015 à 04:47