Nous poursuivons notre série d'articles consacrés à quatre des plus prodigieux et des plus attachants linguistes de l'histoire :
Le cardinal Giuseppe Caspar Mezzofanti
(1774 – 1849)
de la plume de Madeleine BOVA
C.K. Scott Moncrieff : Soldier, Spy and Translator
(1889 – 1930)
de la plume de Mike Mitchell
Leon Dostert, un homme d'exception
(1904 - 1994)
de la plume d'Isabelle Pouliot
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Le droit mène à tout – dit-on – à condition d'en sortir. La vie et l'œuvre de Sir William Jones (1746-1794) sont là pour vérifier cet adage. Après une jeunesse studieuse pendant laquelle il fait preuve d'une prodigieuse aptitude à l'apprentissage des langues tant mortes (grec, latin et hébreu) que vivantes (langues latines et arabe), William Jones fréquente l'université d'Oxford et commence par être précepteur dans de grandes familles anglaises. Mais, c'est sa nomination de juge à la cour suprême de Calcutta qui marque un tournant décisif dans sa vie. Comme bon nombre de hauts fonctionnaires britanniques en poste aux Indes, il s'éprend du pays au point de révéler aux Européens et jusqu'aux Indiens eux-mêmes, la richesse de leur culture et la beauté de leurs langues. Initiateur de l'orientalisme moderne, il fonde la Société asiatique du Bengale en 1784. C'est lui aussi qui révèle à l'Occident l'importance du sanskrit en tant que langue mère non seulement des langues de la plaine indo-gangétique, mais aussi de toutes les langues indo-européennes. Ses traductions de Cacountala et des Lois de Manou l'ont immortalisé.
Pour cerner un personnage aussi éclectique, il nous fallait le concours d'une personne qui fût à la fois juriste, linguiste et littéraire. Cette polyvalence, nous l'avons trouvée chez notre correspondante bruxelloise Beila Goldberg qui a accepté de nous présenter l'étonnant William Jones, assez mal connu dans le monde francophone. Puissions-nous ainsi contribuer modestement à réparer ce fâcheux oubli.
UN PORTRAIT DE SIR WILLIAM JONES
Londres 1746 — Calcutta 1795
Première partie : LONDRES
Un portrait peint c.1753 par Joshua Reynolds nous montre un petit garçon en costume, un peu replet qui semble complètement absorbé dans sa lecture.
Ce petit garçon s'appelle William Jones, le troisième enfant né de l'union du Gallois William Jones et de l'Anglaise Marie Nix. Le premier fils, George, est mort quelques mois après sa naissance, ensuite vient Marie, dix ans avant le petit dernier, William, le futur et célèbre Sir William Jones.
Son père, fils de fermier, très doué pour les mathématiques, est surtout connu pour sa proposition d'utiliser le symbole π (Pi) pour représenter le rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre et qui sera définitivement adopté par Leonhard Euler en 1748.
Sans aucun diplôme, il servira pendant plusieurs années dans la marine, sillonnant les mers et les océans de l'Empire britannique, enseignant à bord les mathématiques et la navigation. Auteur de différents ouvrages de mathématiques et de navigation, surnommé « Longitude Jones », il sera un ami proche d'Isaac Newton et d'Edmund Halley autre marin au long cours.
En famille, il parlait le gallois, à l'extérieur l'anglais. À ses correspondants étrangers il écrivait en français et rédigeait les préfaces de ses livres en latin.
Fait Chevalier, ce premier Sir William Jones est nommé en 1712 Fellow de la Royal Society, dont il deviendra plus tard le vice-président.
Lorsqu'il meurt le 3 juillet 1749, le jeune William, né le 28 septembre 1746, n'a pas encore trois ans. De son père, il gardera la langue et ses racines galloises.
L'héritage financier sera maigre, mais sa bibliothèque qui regorge de livres et son réseau de relations intellectuelles, scientifiques et d'influences politiques au sein du Parti whig révèleront toute leur importance, tant dans son éducation qu'au long de son parcours.
De sa mère, Marie Nix, on sait peu de choses, mais ce devait être une femme très intelligente, instruite, avisée et soucieuse de pourvoir à la meilleure éducation pour ses enfants.
Elle avait pour habitude de leur dire : « lis, et tu sauras ». Ce qu'ils firent et c'est elle qui apprit à William à utiliser le sextant qui se trouvait dans le cabinet de son père.
En 1753, le jeune William est admis à la prestigieuse Harrow School londonienne (fondée en 1572). L'on peut imaginer qu'il y entre la tête bien pleine de ses lectures comme d'avoir assisté aux leçons données à sa soeur Marie, une jeune fille surdouée. L'on peut imaginer également qu'à l'instar de Joshua Reynolds après son retour d'Italie en 1753, que les autres visiteurs qui fréquentaient la maison n'avaient rien du profil londonien « tasse de thé et petits fours ». Ce qui a dû également marquer son esprit.
Son programme scolaire comprend évidemment le français, le latin et le grec. Un accident le retient près d'un an à la maison où il continue ses lectures et travaille le dessin. À son retour au collège, il constate son retard en latin, ce qu'il s'emploie à rattraper au plus vite. Son professeur de grec remarque combien son élève lui est devenu supérieur dans la maîtrise de cette langue. William, outre qu'il écrit déjà des poèmes en anglais, écrit également une pièce de théâtre en grec. Dans sa représentation, il y tiendra le premier rôle.
William apprend seul à déchiffrer l'hébreu, l'arabe, le perse, le chinois et pendant les vacances profite de ce temps pour perfectionner ses connaissances en français, apprendre l'italien, l'espagnol et le portugais...
En 1764, il entre à Oxford et rencontre aussi un Syrien, Mirza. Ce qui lui permet de parfaire sa connaissance de l'arabe, du perse et de combler sa soif des cultures orientales.
Cet étudiant hors normes académiques, déjà connu comme un prodige des langues à sa sortie de Harrow, a vite été surnommé l'Orientaliste (au sens vieilli du terme : versé dans les langues orientales).
L'obtention d'une bourse ne suffisant pas à subvenir à ses besoins, William Jones accepte de devenir et à ses conditions, le précepteur du jeune Earl Spencer, le fils de Lord Althorp, ancêtre de Lady Diana.
Ses conditions ne sont pas financières, mais plutôt rousseauistes : être toujours présent aux côtés de cet enfant âgé de sept ans. Non pour le soustraire à l'influence maternelle, mais pour l'accompagner dans son éveil et l'instruire au mieux.
Malgré la différence d'âge, une profonde amitié naîtra entre eux et durera jusqu'à la mort de Sir William.
En même temps, Jones traduit et écrit toujours de nombreux poèmes, inspiré par ses lectures classiques.
Souvent, la qualité des traductions qu'il lit l'indispose au plus haut point.
Pour Jones, si la langue d'origine est belle, riche et émouvante, la langue de la traduction doit l'être tout autant.
En 1768, l'année où il devient Bachelor of Arts, Christian VII, roi du Danemark, en visite en Angleterre, lui demande de traduire en français un manuscrit persan, la biographie de Nâdir Châh, fondateur de la dynastie perse des Afsharides, écrite par Mirza Mehdi Khan Astarabadi. Le manuscrit est ardu à traduire et l'obligera même à suspendre d'un an les études de son postgraduat.
Histoire de Nader Chah paraît à Londres en 1770. Son introduction comprend des descriptions de l'Asie et une histoire de la Perse.
À la suite de cette traduction, William Jones publie en 1771 A Grammar of the Persian Language (Une Grammaire de la langue persane) agrémentée d'un poème de Hafiz.
Un ouvrage de référence qui fera l'objet de nombreuses rééditions et traductions.
Les années qui suivront seront très prolifiques : traductions en français ou en anglais de l'arabe, du persan, du turc, essais et autres dissertations qui ne peuvent tous être cités ici.
La capacité de travail intellectuel de cet homme semble ne pas avoir eu de limites.
Conscient qu'être précepteur et traducteur ne suffira ni à le nourrir ni à satisfaire ses ambitions, il entreprend en 1770 des études de droit. Sans savoir qu'elles le mèneront quelques années plus tard à Calcutta.
La suite de ce portrait, qui sera publiee prochainement, a été très librement inspiré par la lecture de Orientalist Jones : Sir William Jones, Poet, Lawyer, and Linguist, 1746–1794 par Michael J. Franklin (Oxford) dans Calcutta...
Une biographie que je vous invite à lire et à la page 52, vous retrouverez la reproduction du portrait de cet enfant prodige peint par Joshua Reynolds.
B. Goldberg
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