Perspectives littéraires
Nous avons débuté notre évocation littéraire de la Grande Guerre avec celui dont le nom vient le plus spontanément à l'esprit : Guillaume Apollinaire. Nous voulons la conclure (ce mois de la poésie) par le moins connu de tous, celui qui serait resté dans les oubliettes de la littérature si un journaliste et homme de lettres, Claude Duneton [1], ne l'en avait sorti en 2008. Nous voulons parler d'Albert-Paul Granier, poète de guerre, officier observateur d'artillerie, tué en août 1917, l'année terrible !
Un jeune homme de bonne famille
Rien ne préparait vraiment Albert-Paul Granier à un destin héroïque ou à une renommée littéraire, fût-elle posthume. Il naît au Croisic [2], le 3 septembre 1888. Naissance gémellaire, mais son frère Édouard ne survit pas. Albert-Paul (que l'on appelle tout simplement Paul) est le fils d'Albert Granier, notaire de son état, et de Louise Mahaud, son épouse. Le père est une personne très cultivée, grand amateur de musique et de poésie. Gabriel Fauré et quelques autres artistes et écrivains sont des amis de la famille. Aussi, le jeune Paul est-il, comme Descartes, « nourri aux lettres dès son plus jeune âge ». Il fait de bonnes études à l'école primaire du Croisic, puis au collège de Saint-Nazaire où il obtient son baccalauréat en 1908, à l'âge de vingt ans. Comme il est destiné à succéder à son père, il poursuit son cursus à l'École de notariat de Nantes dont il est diplômé en juillet 1910.
Il lui faut ensuite s'acquitter des obligations militaires et le voici, pour trois ans, artiflot [3],d'abord au 4e régiment d'artillerie où il gagne ses galons de maréchal des logis [3], puis à l'école militaire de Saint-Cyr d'où il sort sous-lieutenant d'artillerie. Rendu à la vie civile en septembre 1913, le jeune Granier a pris goût à la vie parisienne. Comme tous les jeunes gens de bonne famille, il joue du piano, et c'est même un bon musicien qui compose une marche nuptiale pour le mariage d'un de ses amis. Il taquine aussi la Muse et déclame de délicats poèmes dans un cercle auquel appartient Paul Géraldy et où il semble avoir rencontré Paul Fort et Émile Verhaeren.
Bref, c'est un « poète du dimanche », comme il en existait beaucoup en un temps où les professions libérales laissaient assez de loisirs pour mener une activité artistique. Un an de bonheur dont il conserve le souvenir lumineux d'une fraternité intellectuelle nourrissante : « Ô vous, les doux rêveurs, mes frères, les caressants charmeurs de songe, vous les chevaucheurs de chimères, pacifiques héros dont l'âme s'éparpille en frissons volatils ». Temps béni auquel l'Allemagne met fin le 3 août 1914, en déclarant la guerre à la France et en envahissant la Belgique [4].
Le baptême du feu
Démobilisé depuis moins d'un an, Paul Granier est un rappelé du « premier jour ». Il est affecté au 116e régiment d'artillerie lourde. Son unité prend tout de suite position dans des secteurs très exposés : Les Éparges, Verdun, Rupt-devant-Saint-Mihiel, etc. Mais, elle n'est pas en toute première ligne, et peut-être veut-il combattre plus près de l'ennemi. Toujours est-il qu'à la fin de 1916, le sous-lieutenant Granier se porte volontaire pour des missions d'observation aérienne (tel Pierre Fresnay, au début de La Grande Illusion). L'artillerie a compris tout le parti qu'elle peut tirer de l'avion pour le réglage et la conduite des tirs, l'observateur pouvant transmettre ce qu'il voit en temps réel, grâce à la radio (la T.S.F. à l'époque). Granier est affecté à l'escadrille 50F et s'y distingue comme un « observateur de première valeur » lit-on dans sa citation. Le 17 août 1917, vers 10 heures, l'avion à bord duquel il survole le front, piloté par le m.d.l. Maxime-Léonce Olivier de Hogendorp, est pulvérisé par un obus (peut-être ami) qui l'atteint de plein fouet, au-dessus du Bois-Bourru, près de Verdun. Les restes du pilote seront enterrés dans un cimetière militaire mais, comme pour Saint-Exupéry (abattu le 31 juillet 1944), on ne retrouvera jamais ceux de l'observateur, éparpillés « dans le désert de l'Espace... ».
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Les Coqs et les Vautours [5]
L'horreur de la guerre fait sur Albert-Paul Granier l'effet d'un électrochoc. D'août 1914 jusqu'à son affectation comme observateur aérien, à la fin de 1916, il compose, dans une langue à la fois simple et sublime, de magnifiques poèmes dont 37 seront publiés à Paris (probablement à compte d'auteur), chez l'imprimeur Jouve et Cie. L'œuvre prend la forme d'un livret bleu gris intitulé Les Coqs et les Vautours qu'il aura le temps d'envoyer à l'Académie française pour prendre part à un concours littéraire. C'est un de ces livrets, racheté pour quelques sous dans un vide-grenier, qui attirera l'attention de Claude Duneton à qui nous devons sa réédition [6].
Coqs et vautours, à travers lesquels on reconnaît Français et Allemands :
… Et puis, voici pour ceux des guerres,
les coqs cambrés et claironnants, et les vautours,
de haine lourds, avec leurs serres
teintes du sang des souvenirs...
(1916)
...And so then, for all in time of war, here
are the cockerels, clamouring defiance,
and the vultures, ponderous with hate,
talons stained with the blood of memories...
(1916)
Ce qui navre Granier, c'est la haine qu'il faut avoir au cœur pour combattre. Comme tant d'intellectuels admirateurs de la culture allemande, le voici contraint de haïr le peuple allemand. En cela, il rejoint Stoner, au début du livre de John Williams, qui ne veut pas détester les Allemands, ou Pierre, dans Guerre et Paix, pétri de la culture des Lumières, qui voit refluer les blessés de Borodino et surgir la soldatesque napoléonienne :
Tout! Il faut tout laisser derrière nous,
- ô nous, les butineurs d'Idées -
il faut tendre nos volontés,
vieux arcs depuis longtemps lassés,
et darder, darder la Haine !
Haïr! Haïr! Mot dur à l'âme !
Haïr, il nous faut haïr !
Haïr jusqu'à l'enthousiasme !
(Haïr, 1914)
All that ! We have to leave it all behind!
We, the nectar gatherers of the mind, have now
to grasp that old, long wearied longbow of the will,
and flex and tense it
and let fly Hatred, stinging shafts of Hate!
Hate ! Hate ! How the word hurts !
Hate, we have to hate !
Hatred unto ecstasy.
(Hate,1914)
Le poète éprouve de la compassion pour les civils pris dans le conflit. Ces populations qui fuient la zone des combats et en qui on ne voit encore que des « victimes collatérales ». Il faudra attendre l'adoption de la Convention de Genève relative à la protection des populations civiles en temps de guerre (Convention IV du 12 août 1949) pour que les civils soient juridiquement protégés. Ce poème qu'il dédie à Émile Verhaeren, l'ami de Stefan Zweig :
Par les chemins gluants qui viennent
du fond des plaines,
les gens s'en vont, comme des fous,
comme des fous qui seraient sages
les gens s'en vont vers n'importe où...
(L'Exode, Les Éparges, août 1914)
Away along the claggy tracks
leading in from the plains,
the people are leaving, gone mad perhaps,
gone wisely mad perhaps,
the people are going – away, anywhere but here.
(Exodus, Les Éparges, August 1914)
Ou encore :
Et les gens étonnés des villes et des villages
contemplent, au coin des rues et des chemins,
le cortège pesant de la mort qui voyage,
les affûts accroupis, bandés, velus d'écrous,
et, muets et noirs, menaçants et sauvages,
sur leur chariot à quatre attelages,
les canons muselés, liés comme des fous.
(Les Mortiers, 1914)
And in town and villages along the way
thunderstruck groups watch
the deadweight cortege of death grind past,
the squat carriages, bolt-stubbed muscles bulging,
and, mute, menacing, brutal,
the black barrels, muzzled and bound like lunatics.
(The Mortars, 1914)
Une pensée aussi pour les animaux, ces innocents pris dans l'effroyable tourmente :
Par les villages pitoyables,
par les hameaux incendiés,
les chiens, les pauvres chiens perdus,
taciturnes, errant parmi les trous d'obus,
cherchent le seuil de leur maison,
cherchent dans les plâtras épars
et les toitures effondrées,
et flairent avec incertitude
en enjambant les poutres calcinées.
(Les Bêtes, 1915)
Round the pitiful villages,
round the burnt-out hamlets,
the dogs, the poor bewildered dogs, go mutely padding
to and fro among the shell-holes,
searching for the doorsteps,
searching through the scattered rubble
and collapsed roofs,
stepping over charred beams,
sniffing uncertain scents.
(Poor Dogs, 1915)
Et puis la guerre, telle que l'artilleur la voit, avec les métaphores d'un enfant du littoral breton, la canonnade :
Et, là-bas, les obus invisibles,
cataractants et foudroyants,
se heurtant aux blockhaus d'acier
âpres et durs comme des brisants,
fleurissent en gerbes soudaines,
en hauts bouquets sifflants et fumants,
comme si un fabuleux raz de marée
donnait du front sur la falaise.
Et, par-dessus, le ronflement des trajectoires
comme le cri unanime de la mer.
(La Guerre, 1916)
Further out, the invisible,
cataracting, shattering shells
slam at blockhouse steel,
implacable as raging breakers,
and burst in sudden sprays of blossom,
great bouquets of hissing smoke,
like some fantastical riptide
butting at the cliffs.
And overhead, the multiple trajectile roar,
like the one and undivided clamour of the sea.
(War, 1916)
Enfin, dans sa nouvelle mission, émergeant de la boue et des cratères d'obus, Granier découvre le ciel, l'azur, palier divin des infinis splendides. L'édition de 2008 contient un poème (Les Nuages) qui ne figurait pas dans l'édition originale. C'est alors Granier poète-aviateur, le premier peut-être. Là encore, on ne peut s'empêcher de penser à Saint-Exupéry. Mais, cette fois, la Muse est « rétablie aux règles du devoir », la forme est plus classique et les rimes embrassées :
L'hélice folle troue immensément les brumes,
et soudain l'avion, splendide et triomphal,
émerge puissamment comme un plongeur brutal
de la mer violette où flottent des écumes.
Il monte intense et de désir hypnotisé,
hurle sa joie aux quatre coins de l'étendue,
étire au bout des mâts la voilure goulue
qui s'enfle et mange l'air avec avidité.
Une œuvre unique, écrite sur le tas, dans la boue, au voisinage des batteries et dans le fracas des tirs de barrage. Une écriture simple, sincère, moderne, presque prévertienne avant la lettre :
La mort est contente et très soûle,
car là-bas, le sang rouge coule,
en ruisseaux lourds, dans les ravins.
(Chanson de Guerre, 1914)
Dame Death is glad and very drunk -
for there's blood in full flow out there,
a heavy red brookful in every ravine.
Sans la guerre, Albert-Paul Granier aurait-il écrit d'aussi beaux vers ? La paix revenue, en aurait-il composé d'autres ? Nul ne le saura jamais. Un obus glouton, comme il les appelait, a brusquement interrompu sa carrière météorique. Une seule chose est sûre, comme Bruno Frappat l'écrivait en 2008, « c'est un très grand poète et il atteste l'évidence oubliée que les poètes, s'ils sont grands, savent mieux dire les êtres et les événements que les discoureurs, les officiels et les érudits. »[7]. Pour nous, il n'est qu'une attitude possible : lire et relire ce petit recueil de 118 pages, d'une excellente typographie et d'un format pratique. Il devrait être au programme des écoles et c'est probablement le meilleur antidote à la sinistrose ambiante !
Notes:
[1] Dans la préface du livre, Claude Duneton explique dans quelles circonstances il a eu connaissance du petit recueil publié en 1917. Il expose aussi le fruit de ses recherches sur Albert-Paul Granier, aidé en cela par un universitaire israélien, M. Gary D. Mole, qui lui a communiqué une précieuse notice sur Granier que Philippe Fauré-Frémiet avait publiée en 1925, dans le troisième tome de l'Anthologie des écrivains morts à la Guerre. Fauré-Frémiet, second fils du compositeur Gabriel Fauré, avait connu Granier avant la guerre, chez les poètes « chevaucheurs de chimères ». C'est de la préface de Claude Duneton que provient l'essentiel des éléments biographiques exposés ci-dessus.
[2] Le Croisic, port de pêche situé à l'extrémité d'une presqu'île de la Loire-Atlantique, au nord de Saint-Nazaire.
[3] Argot militaire pour artilleur. Dans la même veine, on connaît biffin, pour le soldat d'infanterie, tringlot pour le train des équipages, marsouin pour l'infanterie de marine, et bigor pour l'artillerie de marine, sans que l'origine de ces termes soit clairement établie. Quant au maréchal des logis (abréviation m.d.l.), c'est - très officiellement cette fois - l'équivalent du sergent dans toutes les armes qui utilisaient jadis le cheval (cavalerie, artillerie et train des équipages).
[4] La chronologie des événements est la suivante : le 28 juillet 1914, l'Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie, le 1er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie. Le lendemain, l'Allemagne adresse à la France et à la Belgique un ultimatum absolument inacceptable. Le 3 août, l'Allemagne déclare la guerre à la France et envahit la Belgique. Face à cette violation de la neutralité belge, le Royaume-Uni déclare la guerre à l'Allemagne le 4 août.
Notons que, dès 1987, Ian Higgins, bien avant Claude Duneton, avait découvert Granier dont il avait retenu et traduit quatre poèmes pour The Lost Voices of World War 1, une anthologie publiée sous la direction de Tim Cross en 1988, à l'occasion du 70e anniversaire de l'armistice de 1918 (Bloomsbury).
[6]
Granier, Albert-Paul. Les Coqs et les Vautours. Poèmes. Préface de Claude Duneton. Éditions des Équateurs, 2008. 118 p.
Courriel : [email protected]
Site Internet : www.equateurs.fr
[7] Les coqs et les vautours
La Croix, 12/11/2008
Lectures complémentaires :
Gary D. Mole. L'horreur de la guerre, l'extase de la guerre : La poésie française des soldats-poètes, 1914-1918, Nouvelles Études Francophones, vol. 24, n° 2 (Automne 2009), pp. 37-54.
Gary D. Mole. L'enfer noir de la guerre aux visions spectrales : le réalisme graphique dans la poésie de combat de Paul Costel. Représenter la Grande Guerre : les écrivains et les artistes face à l'épreuve (1914-1920). Numéro spécial de la revue Essays in French Literature and Culture, 2014, pp.77-96.
Jean Leclercq, avec le concours de Madeleine Bova.
Note historique
À la déclaration de guerre, l'aviation militaire française ne possède que 150 appareils. On les considère comme des moyens supplémentaires mis à la disposition des forces terrestres pour des missions d'observation et de renseignement, tâches traditionnellement confiées aux dragons. Très vite, notamment au cours de la bataille de la Marne (en septembre 1914), l'observation aérienne va faire la démonstration de son efficacité. En effet, ce sont des aviateurs qui repèrent les changements de direction des armées allemandes et inspirent à Galliéni la manœuvre que Joffre accomplira avec succès. À cet égard, les avions (encore fort primitifs à l'époque) ont bien davantage contribué à la victoire de la Marne que les fameux taxis réquisitionnés par le gouverneur militaire de Paris ! Les appareils d'observation vont même se révéler si utiles qu'ils suscitent l'apparition de leurs prédateurs naturels : les avions de chasse. Parallèlement, les progrès de la T.S.F. vont permettre des liaisons avec les batteries d'artillerie et la direction de tir vue du ciel. Des expériences d'avions radio-guidés sont même tentées et réussies. Les drones ne sont pas nés d'hier. Dans le domaine aéronautique, les progrès accomplis pendant les quatre ans de guerre sont absolument fantastiques. En 1918, à la fin des hostilités, l'aviation française possède 3.600 appareils de tous types, y compris des bombardiers auxquels on commence à confier des missions non seulement tactiques mais aussi stratégiques. Elle est toujours un service de l'armée de terre et ne deviendra l'Armée de l'Air que nous connaissons qu'en 1934. Pendant la Grande Guerre, c'est encore une unité interarmes qui fait appel à des volontaires de tous les corps de troupe – souvent de la cavalerie. Ainsi, Maxime de Hogendorp, le pilote de l'appareil à bord duquel le sous-lieutenant Granier prend place le 17 août 1917, vient du 4e régiment de chasseurs à cheval. Lorsque les États-Unis entrent en guerre et que des aviateurs américains arrivent en France, certaines de leurs escadrilles de chasse sont équipées d'avions français, notamment de SPAD VII et de Nieuport 28, comme celui d'Eddie Rickenbacker, l'as aux 26 victoires.
Affiche d'une exposition de trophées aériens organisée à Berlin en mars 1917, sous le patronage de son Altesse royale le prince Henri de Prusse, frère de Guillaume II. Dans les serres de l'aigle allemand, une cocarde britannique criblée de balles...
Au printemps de 1916, et pour la seule fois pendant la guerre, trois frères [de gauche à droite : Jules (sergent au 8e Génie), Maurice (en retrait, officier d'infanterie détaché dans l'aviation) et Léon (sergent au 365e d'infanterie)] se retrouvent sur le terrain d'aviation de Lyon-Bron. Ils posent devant un Voisin LAS. La moustache est à l'ordre du jour ! (Photo collection particulière)
Jean Leclercq
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