Périodiquement, vos fidèles bloggeurs vous relatent leurs voyages, surtout lorsqu'ils peuvent axer leur récit autour d'un thème linguistique, littéraire ou historique.. C'est ainsi que Jonathan nous a parlé de son voyage à l'île de Sainte-Hélène et qu'en 2013, Jean nous a livré quelques impressions de l'Ouzbékistan. Cette fois, Jean revient d'un séjour à Cuba où l'écrivain américain Ernest Hemingway, lauréat du Prix Nobel de littérature 1954, passa une bonne partie de sa vie et où son souvenir reste vivace.
par Ernest Hemingway (Photo Lucette Fournier)
Malgré les cinquante ans de relations, parfois tendues à l'extrême, entre les États-Unis et Cuba qui ont suivi la mort de l'écrivain, celui-ci a conservé sa place dans le cœur des Cubains et le régime castriste associe volontiers son nom à l'Île du lézard vert.
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Si, après plus de cinquante ans de brouille, le président Obama a décidé, le 17 décembre dernier, de rétablir des relations diplomatiques avec Cuba, et si, aujourd'hui, ce 11 avril, ce rapprochement s'est confirmé par la reconcontre historique de Panama entre les deux chefs d'État americain et cubain, il est un lien qui ne s'est jamais rompu : le souvenir que l'écrivain américain Ernest Miller Hemingway (1898-1961) a laissé à La Havane. Ernie pour les Américains ou Ernesto (comme le Che) pour les Cubains, a passé près de la moitié de sa
vie à Cuba, d'abord comme correspondant
de presse entre 1927 et 1936, puis en s'y installant pour vingt ans en 1940. C'est à cette époque qu'il achète (pour 12.500 $) une magnifique demeure dans les environs de La Havane, La Vigía (La Vigie), construite en 1886.
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Pendant ces vingt années, Hemingway produit peu. La « Génération perdue » n'a plus d'illusions et il a dit ce qu'il avait à dire. Il n'écrit que deux livres : Across the River and into the Trees (Au-delà du fleuve et sous les arbres) en 1950, et un conte odysséen, The Old Man and the Sea (Le vieil homme et la mer), en 1952 [1], qui lui vaut le Prix Nobel. Pourtant, Cuba et les Cubains ne sont guère présents dans son œuvre, sauf le personnage du vieil homme et quelques compagnons de parties de pêche, dans un livre posthume paru en 1970 : Islands in the Stream (élégamment traduit par Îles à la dérive).
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De nos jours, grâce à la collaboration de l'État cubain et d'une fondation bostonaise qui est parvenue à forcer l'embargo, la maison d'Hemingway a été restaurée et remise dans l'état où Ernest l'avait quittée en 1960, en laissant tout derrière lui, certain d'y revenir bientôt. C'est maintenant un musée national dont on ne visite pas l'intérieur car, par souci de conservation, les visiteurs ne peuvent que faire le tour de la maison et plonger leur regard dans les différentes pièces à travers les nombreuses portes-fenêtres. Ils peuvent ainsi admirer le mobilier et les bibelots que Mary Welsh, la quatrième épouse, avait disposés avec un goût très sûr. Les tableaux et les trophées de chasse figurent en bonne place, de même que la fidèle machine à écrire Royal sur laquelle l'écrivain tapait ses textes debout. [2] Tout est encore là. Non seulement, les nombreux documents retrouvés à moitié moisis dans les sous-sols, mais aussi l'impressionnante bibliothèque et même les bouteilles d'alcool entamées dont on sait qu'il était grand consommateur.
Dans le jardin fleuri et exubérant, se trouvent la piscine où, dit-on, Ava Gardner aimait se baigner nue et, surtout, désormais au sec pour toujours, la Pilar [3], la vedette rapide de l'écrivain, encore immatriculée à Key West. Ce bateau de 13 mètres qu'il amarrait dans le petit port de Cojimar et qui servit à tant de parties de pêche au gros, fut la première pièce à être restaurée. En 1942, Ernest l'avait mise au service de son pays. Armée en bateau-piège, elle participa à la lutte anti-sous-marine dans le détroit de Floride, donnant à son infatigable propriétaire l'occasion de prendre part au conflit mondial, avant d'être parmi les premiers à entrer dans Paris, en août 1944.
Mais, à Cuba, le souvenir d'Hemingway ne se limite pas à son ancienne demeure. On retrouve sa trace en bien des endroits de la vieille Havane. À l'hôtel Ambos Mundos, où il occupait la chambre 511, au coin nord-est du cinquième étage -
ce qui vaut désormais à l'établissement d'être l'un des plus chers de la ville. Et puis, il y a les bars où, avec ses concitoyens de passage, il éclusait des cocktails au son de rythmes endiablés. La Bodeguita del Medio orne ses murs de plusieurs photos de ses illustres clients et prétend servir toujours les mêmes mojitos que jadis. Autre haut-lieu de beuveries rhumières, El Floridita s'est autoproclamé la cuna del daiquiri et a statufié l'auteur en bronze doré, accoudé au bar, dans une position qu'on lui savait familière.
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La Bodeguita del Medio, |
De son long séjour à Cuba, Hemingway n'a-t-il retenu que la douceur du climat et la saveur du rhum ? La révolution cubaine lui parut-elle moins exaltante que la guerre civile espagnole ? Fidel Castro confiait qu'il avait lu trois fois Pour qui sonne le glas et que ce livre lui avait donné l'idée de faire la guérilla à Batista dans la Sierra Maestra. [4] Ernest ne rencontrera Fidel qu'une seule fois, à l'occasion d'un tournoi de pêche remporté par le Lider Máximo. Frank Kapa immortalisera cette poignée de main célèbre. Apprit-il l'espagnol ? Si l'on se fie aux réponses faites à un journaliste cubain après l'attribution du Prix Nobel, force est de constater qu'Hemingway ne le maîtrisa jamais autant que Robert Jordan, le héros de Pour qui sonne le glas, professeur d'espagnol dans le civil. D'ailleurs, Fidel Castro ne parlait pas mieux l'anglais, si l'on en juge par la conférence de presse qu'il donna à New York lorsqu'il vint plaider la cause de Cuba aux Nations Unies. Mais, il n'avait pas passé vingt ans aux États-Unis ! Finalement, Cuba ne fut peut-être pour Ernest Hemingway qu'un havre de tranquillité où il faisait bon vivre et siroter, comme c'est le cas pour les centaines de milliers de touristes qui ne voient dans ce pays, pourtant si attachant, qu'un endroit paradisiaque où se prélasser sur des plages de rêve et nager avec les dauphins. Dommage !
Coucher de soleil sur la mer des Antilles.
(Photo Serge Ferla)
[1] Le vieil homme et la mer paraît
dans un seul numéro de la revue LIFE,
en septembre 1952.
[2] Pendant ses années parisiennes, Ezra Pound avait initié Hemingway à Flaubert ; l'habitude d'écrire debout était peut-être un clin d'œil à l'écrivain français qu'il admirait beaucoup.
[3] On se souvient que Pilar est la partisane républicaine, la femme forte de Pour qui sonne le glas.
[4] Interrogé par la revue Rolling Stone, peu après sa première élection à la présidence, Barak Obama désigna comme lectures préférées : La chanson de Salomon de Toni Morrison, les tragédies de William Shakespeare et Pour qui sonne le glas d'Ernest Hemingway. (Toni Morrison a également obtenu le Prix Nobel de littérature 1993.)
Lectures complémentaires :
G-A. Astre. Hemingway par lui-même.
Paris, Éditions du Seuil, Coll. « Écrivains de toujours », 1959.
Hilary Hemingway, Carlene Brennen,
Hemingway in Cuba
Rugged Land, 2003
Hemingway in Cuban 1952: Portrait of a Legend in Decline
TIME Magazine, June 3, 2013
Why Paris is forgetting Ernest Hemingway
BBC News, 21 September 2014
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« Exception faite de Fidel Castro et de Che Guevara, aucun personnage n'est plus vénéré à Cuba qu'Ernest Hemingway... J'ai fait le pèlerinage recommandé dans le guide de la Finca Vigía. Tout est émouvant et comme je l'avais lu. Il y a bien sûr la photo de Spencer Tracy, pendant le tournage du Vieil homme et la mer, en 1955. Le goût de l'écrivain pour la pêche, la chasse et les taureaux, ses lubies et ses amitiés sont bien là, dans toute la maison et les jardins. Au rez-de-chaussée de la tour, outre la première édition de Mort dans l'après-midi (1932), il y a deux chapeaux de toréador et 28 photos de scènes tauromachiques. L'une d'elles représente Ignacio Sánchez Mejías en pleine action avec, en-dessous, ce qu'Hemingway pensait de lui... Je me suis promené aux abords de la Finca Vigía à laquelle on accède en traversant une modeste rue de petites maisons de bois où vivent encore les anciens voisins de l'écrivain. Lorsqu'on s'entretient avec eux, c'est la litanie officielle qu'ils expriment et non de la nostalgie...
Personne ne peut dire ce qu'Hemingway pensait de Fidel Castro et de sa révolution. Le culte voué à l'écrivain, tel qu'il est organisé par le régime, est hypocrite du point de vue politique, et il n'existerait certainement pas s'il n'aboutissait à si bien promouvoir le tourisme. Mais, en disant « notre Hemingway », la propagande va trop loin. »
Cuba, a journey
Traduction anglaise de Toby Talbot
Alfred A. Knoff, ed.
1990, pp. 98-99
éditeur, journaliste, écrivain et
militant argentin
des droits de l'homme
Commentaire de notre fidèle lectrice, Magdalena Chrusciel :
Merci pour cette correspondance passionnante. J'ai été intriguée par la relation Hemingway-Castro. Pour y avoir vécu 20 ans, Hemingway n'aurait pas manqué d'occasion pour voir le grand chef, pourtant il ne le rencontra qu'une seule fois. Etait-ce pour raisons politiques, ou bien était-ce deux machismos qui préféraient s'éviter ? Une idée à ce sujet, Jean ?
Réponse de Jean L. :
Comme le dit très bien Jacobo Timerman dans l'extrait reproduit ci-dessus :"Personne ne peut dire ce qu'Hemingway pensait de Fidel Castro et de sa révolution." Castro était un personnage romanesque à souhait et le mouvement d'opposition armée qu'il déclencha dans la Sierra Maestra aurait pu inspirer Hemingway. Mais, celui-ci est revenu des ses illusions de jeunesse et l'on est en pleine paranoïa maccarthyste. Castro, le révolutionnaire, sent le fagot. Cédant peut-être à des pressions du Département d'Etat, Hemingway regagne son pays en 1960. L'aventure castriste tournera peut-être court et il espère pouvoir revenir bientôt. D'ailleurs, il laisse absolument tout derrière lui, comme s'il ne s'absentait que pour quelques mois. L'opposition des deux machos a dû compter, elle aussi. Le fait que les deux hommes se soient rencontrés (affrontés, devrait-on dire) lors d'un concours de pêche est assez symbolique !
Merci pour cette correspondance passionnante. J'ai été intriguée par la relation Hemingway-Castro. Pour y avoir vécu 20 ans, Hemingway n'aurait pas manqué d'occasion pour voir le grand chef, pourtant il ne le rencontra qu'une seule fois. Etait-ce pour raisons politiques, ou bien était-ce deux machismos qui préféraient s'éviter ? Une idée à ce sujet, Jean ?
Rédigé par : M. Chrusciel | 14/04/2015 à 08:33