Adaptation française du texte In other words: inside the lives and minds of real-time translators, de Geoff Watts, Mosaic, republié sur le site BBB.com sous le titre The amazing brains of the real-time interpreters.
Il est possible d'écouter une version audio du reportage de Geoff Watts sur le site de Mosaic. (maintenant suprimé.)
Cette adaptation est réalisée par Isabelle Pouliot, traductrice agréée de l'anglais vers le français, membre de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ) et également de la Northern California Translators Association (NCTA). Elle est également membre du conseil d'administration de la NCTA.
Les ordinateurs les plus puissants au monde ne peuvent faire de l'interprétation simultanée en temps réel d'une langue à une autre, ce que les interprètes font sans peine. Geoff Watts a rencontré des neuroscientifiques qui commencent à pouvoir expliquer comment s'effectue cette activité remarquable.Voici ses observations.
Un matin à l'été 2014 je me suis rendu au siège de la seule agence onusienne de Londres, l'Organisation maritime internationale (OMI), située sur la rive sud de la Tamise, près du Parlement de Londres. À l'intérieur, j'ai rencontré environ une dizaine d'interprètes de l'OMI; la majorité était des femmes.
Je me suis dirigé ensuite à l'étage dans une cabine vitrée, où je me préparais à voir une activité absolument remarquable et routinière à la fois. La cabine, bien éclairée, mais encombrée, avait environ la superficie d'un cabanon de jardin. Sous la cabine s'étalaient les bureaux légèrement incurvés de la salle des délégués, laquelle était remplie à moitié par une majorité d'homme en costume. J'ai pris place entre deux interprètes, Marisa Pinkney et Carmen Solino, et bientôt le premier délégué a pris la parole. Mme Pinkney a allumé son micro, a fait une brève pause, puis a commencé à interpréter en espagnol le discours prononcé en anglais.
Analysons chaque élément de son travail. À mesure que le délégué parlait, Mme Pinkney devait comprendre un message livré dans une langue tout en construisant le même message et en l'énonçant simultanément dans une autre langue. Ce processus a exigé une combinaison extraordinaire d'habiletés sensorielles, motrices et cognitives, lesquelles doivent travailler de concert. Elle interprétait en temps réel, de manière simultanée, sans demander au délégué de ralentir le rythme de son discours ou de clarifier quelque chose. Parvenir à ce résultat exige une polyvalence et une compréhension de nuances qui dépassent les capacités des ordinateurs les plus puissants. Il est étonnant que son cerveau, que n'importe quel cerveau humain, puisse y arriver.
Une région fascinante
Les neuroscientifiques étudient le langage depuis des décennies et ont produit une foule d'études sur les personnes polyglottes. Cependant, comprendre un phénomène aussi complexe que l'interprétation simultanée constitue un défi scientifique bien plus important. Il se produit tellement de choses dans le cerveau d'un interprète qu'il est aussi difficile de savoir par où commencer le travail de recherche. Récemment, une poignée de passionnés ont entrepris de relever ce défi. Une région précise du cerveau a retenu leur attention : le noyau caudé.
Le noyau caudé n'est pas une zone du cerveau spécialisée dans le langage; les neuroscientifiques savent qu'il joue un rôle dans des processus comme la prise de décisions ou l'établissement d'un lien de confiance. Comme un chef d'orchestre, il coordonne des activités de plusieurs régions du cerveau pour produire des comportements très complexes. C'est ainsi que les résultats d'études sur l'interprétation semblent concorder avec l'un des plus importants concepts en neuroscience qui a émergé depuis environ vingt ans : bon nombre de nos habiletés les plus complexes ne sont pas le résultat d'une activité cérébrale cantonnée dans une zone spécialisée produisant un résultat précis, mais plutôt le résultat d'une coordination extrêmement rapide de l'activité de plusieurs régions du cerveau, lesquelles régissent des tâches plus générales comme le mouvement ou l'ouïe.
Comme l'explique Anne Miles, interprète ayant comme langues de départ le français, l'allemand, l'italien et le russe qu'elle interprète en anglais, « Il faut être rapide. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des compétences linguistiques, il faut être vif et apprendre vite. »
C'est ce qui explique que l'interprétation simultanée est épuisante et qu'à l'OMI, les duos d'interprètes se relaient aux 30 minutes.
Réseaux neuronaux
Barbara Moser-Mercer est interprète et chercheuse à l'Université de Genève en Suisse. À son arrivée à cette université en 1987, le département d'interprétation était surtout préoccupé par la formation dans cette discipline, non par la recherche. Elle a donc créé un groupe de recherche avec des collègues neuroscientifiques.
« Le langage est l'une des fonctions cognitives les plus complexes des humains », explique la chef du groupe de recherche Brain and Language Lab, la professeure Narly Golestani. « Il y a eu beaucoup de travaux sur le bilinguisme. L'interprétation est légèrement supérieure au bilinguisme puisque les deux langues sont actives simultanément. Et pas sur un seul plan, parce que la perception et la production [du langage] sont utilisées en même temps. Les régions du cerveau sollicitées le sont à un niveau extrêmement élevé, au-delà du langage. »
À Genève, comme dans de nombreux autres laboratoires de recherche neuroscientifique, l'outil d'analyse par excellence est l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Grâce à l'IRMf, les chercheurs peuvent voir le cerveau lorsqu'il effectue une tâche. En matière d'interprétation, les chercheurs savent quel est le réseau des régions du cerveau utilisées pour produire ce résultat. L'une de ces régions est l'aire de Broca, responsable du traitement du langage et de la mémoire à court terme. C'est cette aire qui nous permet de conserver la trace de ce que l'on pense et de ce que l'on fait. L'aire est également liée aux régions voisines qui régulent la production et la compréhension du langage.
D'autres régions semblent aussi sollicitées et il se passe de multitudes connexions entre elles. La complexité de ces connexions a fait en sorte que Barbara Moser-Mercer a choisi de ne pas les étudier en bloc. Les chercheurs étudient plutôt chaque connexion comme s'il elle était une boîte noire et s'efforcent de comprendre comment les boîtes noires sont liées et coordonnées. « Nous tentons de comprendre quels mécanismes permettent à un interprète de gérer ces liaisons simultanément », explique un des chercheurs, Alexis Hervais-Adelman.
Deux régions du néostriatum [1], noyau très ancien du cerveau, se révèlent cruciales dans la gestion de ces tâches : le noyau caudé et le putamen. Les neuroscientifiques savent que ces régions jouent un rôle dans l'exécution d'autres tâches complexes, y compris l'apprentissage, la planification et l'exécution de mouvements. Cela signifie qu'il n'y a pas une seule région du cerveau qui gère seule l'interprétation, selon M. Hervais-Adelman et ses collègues. De plus, ces régions sont des régions généralistes, non spécialisées.
Plusieurs éléments donnent l'impression que le cerveau des interprètes a été modelé par leur profession. Par exemple, ils excellent à ne pas s'écouter. Dans des circonstances normales, entendre notre voix est essentiel à la gestion de notre discours. Mais puisque les interprètes doivent se concentrer sur les mots qu'ils doivent traduire, ils apprennent à ne plus prêter attention à leur voix.
Prédire le discours
Un des moyens d'acquérir de la vitesse pour un interprète d'expérience est d'apprendre à anticiper ce que l'interlocuteur va dire. « J'anticipe toujours la fin d'une phrase, peu importe à qui je parle, peu importe si je travaille ou non », raconte Barbara Moser-Mercer. « Je n'attendrai pas qu'une personne finisse sa phrase. Parmi les interprètes, bon nombre se le font dire par leurs proches : "Tu ne me laisses jamais finir…" Et c'est vrai. »
Pour interpréter efficacement, un interprète doit être polyvalent et se servir de stratégies différentes. « L'interprétation doit s'adapter à des circonstances variées », explique Barbara Moser-Mercer, qui interprète encore une cinquantaine de jours par an, la plupart du temps pour des organismes onusiens. « Le son peut être très mauvais, le conférencier peut avoir un accent, le sujet abordé peut être quelque chose que je connais peu. Par exemple, je n'interprète pas quelqu'un qui parle vite et quelqu'un qui parle lentement de la même manière. Il y a différentes stratégies. Si on n'a pas le temps de se concentrer sur chaque mot qui est dit, on doit faire un échantillonnage représentatif. »
Lorsque l'IRMf est devenue courante dans les années 1990, les chercheurs ont été nombreux à vouloir déterminer quelles régions du cerveau étaient associées à presque tous les comportements (y compris l'atteinte d'un orgasme). Ces données brutes n'étaient pas toujours très utiles, notamment parce que les comportements complexes ne sont pas gérés par des régions distinctes du cerveau. Les travaux de recherche sont désormais axés sur la compréhension de l'interaction entre les régions du cerveau.
L'équipe de recherche de Genève veut explorer l'hypothèse que certains aspects complexes de la cognition auraient évolué à partir de comportements plus anciens et plus simples d'un point de vue évolutif. Selon l'équipe, le cerveau construit son répertoire de processus cognitifs complexes grâce à des processus cognitifs plus simples, qu'ils qualifient de « fondamentaux », comme ceux liés au mouvement ou à l'alimentation. « Il est logique pour le cerveau d'avoir évolué en réutilisant des processus pour d'autres tâches ou en les adaptant à d'autres tâches, comme il est logique de faire passer les éléments cognitifs de la maîtrise dans le réseau qui sera responsable du comportement », explique par courriel l'équipe de Mme Moser-Mercer. L'interprétation simultanée, en raison du lien étroit et interactif qui unit l'action et la cognition, est peut-être l'activité idéale afin de tester cette hypothèse.
Isabelle Pouliot
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[1] en physiologie, partie du corps strié composée du noyau caudé et du putamen
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Rédigé par : Kymberlie | 23/04/2015 à 12:15