Le droit mène à tout – dit-on – à condition d'en sortir. La vie et l'œuvre de Sir
William Jones (1746-1794) sont là pour vérifier cet adage. Après une jeunesse studieuse pendant laquelle il fait preuve d'une prodigieuse aptitude à l'apprentissage des langues tant mortes (grec, latin et hébreu) que vivantes (langues latines et arabe), William Jones fréquente l'université d'Oxford et commence par être précepteur dans de grandes familles anglaises. Mais, c'est sa nomination de juge à la cour suprême de Calcutta qui marque un tournant décisif dans sa vie. Comme bon nombre de hauts fonctionnaires britanniques en poste aux Indes, il s'éprend du pays au point de révéler aux Européens et jusqu'aux Indiens eux-mêmes, la richesse de leur culture et la beauté de leurs langues. Initiateur de l'orientalisme moderne, il fonde la Société asiatique du Bengale en 1784. C'est lui aussi qui révèle à l'Occident l'importance du sanskrit en tant que langue mère non seulement des langues de la plaine indo-gangétique, mais aussi de toutes les langues indo-européennes. Ses traductions de Cacountala et des Lois de Manou l'ont immortalisé.
Notre correspondante bruxelloise Beila Goldberg a accepté de nous présenter l'étonnant William Jones, assez mal connu dans le monde francophone.
Il y a plus d'un mois, nous avons publié la première partie de son article (Londres 1746 - Calcutta 1795). Voici la deuxième partie de la vie de ce linguiste aux multiples talents.
Calcutta
L'année 1783 marque le grand tournant dans la vie de cet homme remarquable, qui de la renommée internationale passera à la postérité.
Après avoir essuyé un premier refus cinq ans auparavant, William Jones a enfin été nommé Juge à la Cour suprême de Calcutta, la capitale de l'Empire britannique des Indes.[*]
Une nomination qui l'élève au rang de Chevalier et lui permettra d'épouser sa fiancée, Anna Maria Shipley, quatre jours avant le grand départ.
Lorsque Sir William Jones monte à bord de la frégate Crocodile en avril 1783, un très grand sentiment de satisfaction doit l'habiter.
Après ses études de droit, un passage remarqué au barreau de Londres, avoir été Commissaire aux banqueroutes et avoir sillonné les routes du Pays de Galles comme Circuit Judge (Juge itinérant), ce ne peut être que la consécration et la reconnaissance de l'excellence de son esprit juridique. Parmi ses ouvrages, figure An Essay on the Law of Bailments (Un Essai sur la Loi des dépôts) paru en1781. Cette contribution sera aussi bien appréciée par les juristes anglais qu'américains.
Il fait partie du Club du Dr Johnson, cercle très restreint qui réunit l'élite intellectuelle de l'époque et organise des conférences avec des hôtes de marque de passage à Londres.
Quarante ans après son père, il sera également nommé Fellow de la Royal Society.
La lettre de félicitations de Benjamin Franklin avec le prototype de la Libertas Americana medal qui l'accompagne (les médailles n'ont pas encore été frappées) doit faire partie de ses profondes satisfactions.
N'est-ce pas son engagement politique aux côtés de Benjamin Franklin, sa participation à l'élaboration de la future Constitution américaine et l'expression de ses idées libérales si pas républicaines qui lui ont valu les foudres des Tories et retardé cette nomination pourtant si bien méritée ?
Le 25 septembre, une salve de 21 coups de canon salue l'arrivée du Crocodile et une foule attend le couple Jones exténué par le voyage, accablé par la chaleur et ébloui par l'intensité de la lumière.
Il n'y a pas très longtemps que le Bengale est sous l'administration britannique.
Sous l'Empire moghol, le droit hindou avait perdu de son influence au profit de l'introduction du droit musulman.
La colonisation britannique reconnait aux Hindous le droit d'être jugés selon leur droit coutumier.
Ce droit n'est pas codifié et est versifié en sanskrit dans la tradition védique.
La Manusmṛti, en sanskrit qui se traduit par Les Lois de Manou.

La connaissance du sanskrit étant réservée aux Brahmanes (les Savants, les pandits, les érudits détenteurs de savoir), justice ne pouvait être rendue qu'en se fiant à eux.

Sir Jones soupçonne un pandit de corruption et réalise que pour rendre une bonne justice, il doit absolument comprendre, lire et parler le sanscrit.
Arrivé le 24 septembre 1783, il a fondé le 15 janvier 1784 avec le soutien de Warren Hastings, l'Asiatic Society of Bengal.
Une des premières, si pas la première association consacrée à l'étude des langues et civilisations orientales. Une société qui a sa revue et que Jones veut aussi être le pont entre deux cultures différentes, mais égales.
Ce même jour, il y prononce son Premier Discours.
Le passage le plus souvent cité de son Troisième Discours tenu en 1786, largement relayé et traduit en Europe, a fait de Sir Jones le père spirituel de la linguistique comparative :
« Quelle que soit son antiquité, la langue sanscrite est dotée d'une structure magnifique ; plus parfaite que le grec, plus copieuse que le latin et plus raffinée que l'une et l'autre, mais dotée cependant d'une si forte affinité avec ces deux langues, tant pour les racines des verbes que pour les formes grammaticales, qu'elle ne peut résulter d'un simple accident, si forte même qu'aucun philologue ne pourrait les étudier toutes trois sans penser qu'elles sont issues de la même source commune, qui n'existe peut-être plus ».
Michael J. Franklin cite cette compilation du mot mère :
Sanskrit mattar
Grec metter
Latin mater
Perse madar
Allemand mutter
Espagnol madre
Russe mat'
Gallois modryb ; mam
Breton mamm
Albanais mëmë
Français mère ; maman
Pachtou mor
Arabe umm
Anglais mother ; mum
Gaélique mathair
Une protolangue a déjà été évoquée par Platon et aurait été celle des Dieux.
Le mythe de la Tour de Babel se réfère aussi à une langue d'abord universelle.
La parenté entre le sanskrit, le latin et le grec avait déjà été remarquée par d'autres visiteurs de cette contrée encore fort inconnue des Européens.
Dont les moindres ne sont certainement pas Gaston-Laurent Cœurdoux ni Jean Calmette, tous les deux jésuites français missionnaires en Inde.
Ni leurs travaux ni leurs publications ne pouvaient être inconnus de Sir Jones.
Qui a même eu un échange épistolaire plus que vif avec Abraham Hyacinthe Anquetil-Duperron, autre indianiste français.
On peut donc plus parler de redécouverte du sanskrit, mais une redécouverte qui a eu un effet retentissant.
Un effet retentissant dû à la renommée de Sir Jones et la publicité internationale donnée à tous ses écrits.
Qui a donné vraiment le coup d'envoi à toutes les études linguistiques modernes.
Il leur a aussi donné une forme en classant les langues par familles, se fondant sur la classification des plantes de Linné.
Classer la faune et la flore du Bengale faisait partie de sa liste de projets établie pendant son voyage.
Pour les orchidophiles, il leur a laissé un nom : celui de la famille des Vanda, une espèce commune en Asie et aussi à Madagascar, vanda signifiant parasite en sanskrit.
Sir William James, dont le portrait enfant est exposé à la Société asiatique du Bengale, a laissé une œuvre colossale.
Ses traductions juridiques ont influencé le droit indien et ses innombrables traductions littéraires ont été à l'origine du Romantisme anglais sans mentionner Wagner qui voyait en lui un visionnaire.
Cet homme à l'appétit pantagruélique des savoirs était un homme frugal dans la vie.
Il avait pour habitude de couper son vin d'eau, ignorant qu'elle lui serait fatale...
Portrait très librement inspiré par la lecture de Orientalist Jones : Sir William Jones, Poet, Lawyer, and Linguist, 1746–1794 par Michael J. Franklin
B. Goldberg
[*] Note du blog :
L'Inde ou les Indes ? En France, on a longtemps parlé des Indes (les Indes galantes, l'empire des Indes, l'armée des Indes, etc.) Cet usage n'avait pas échappé au pandit Nehru qui, écrivant à l'ancien chargé d'affaires français en Inde, M. Raoul Bertrand, lui précisa les choses en ces termes : « Vous autres, Français, avez raison de parler des Indes au pluriel, et les Anglais ont tort d'employer le singulier India. Pourtant, je vous prierai de faire savoir à votre gouvernement que nous désirons vous voir utiliser, vous aussi, le singulier dans vos communications officielles . Cela nous aidera à tenter de créer une unité qui est aujourd'hui loin d'exister. » Madame Talleyrand (fille d'un fonctionnaire français de Pondichéry et née à Tranquebar) avait devancé la volonté du premier ministre indien puisqu'elle disait déjà innocemment : « Je suis d'Inde »! [Jean L.]
D'autres articles dans notre série d'articles consacrés à quatre des plus prodigieux et des plus attachants linguistes de l'histoire :

Le cardinal Giuseppe Caspar Mezzofanti
(1774 – 1849)

C.K. Scott Moncrieff : Soldier, Spy and Translator
(1889 – 1930)

Léon Dostert
(1904 - 1971)
Le contributeur et les contributrices :
Madeleine Bova (Italie), Beila Goldberg (Belgique), Mike Mitchell (Écosse) et Isabelle Pouliot (États-Unis)
Les commentaires récents
Ros Schwartz,
traductrice du mois de Septembre 2012