par William Gaudry, étudiant de doctorat à l'Université du Québec à Montréal
Voici un commentaire sur le libre propos (op-ed) (Bilingual Nationhood, Canadian-Style) publié il y a quelques mois dans le New York Times, et redigé par Chrystia Freeland, écrivaine, journaliste et membre du Parlement canadien.
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L'article de Chrystia Freeland paru dans le New York Times le 24 décembre dernier soulève des problèmes linguistiques et philosophiques chauds au Canada et aux États-Unis. Historien spécialisé en histoire canadienne, je me concentrerai davantage sur le bilinguisme au Canada et émettrai quelques hypothèses sur la problématique linguistique aux États-Unis à la lumière de mon analyse du cas canadien.
En 1969, le gouvernement fédéral du Canada adopte une loi qui officialise l'usage de l'anglais et du français dans les institutions publiques sous juridiction fédérale (monnaie, armée, poste, immigration). Toutefois, la loi n'oblige pas les législations provinciales et les entreprises privées à se conformer aux lois linguistiques fédérales de sorte que les provinces anglophones, francophones (Québec) et bilingues (Nouveau-Brunswick) administrent et desservent leurs services publics dans leurs langues respectives. Rappelons que le système politique canadien consent de nombreux pouvoirs aux provinces, dont la santé (près de 50% du budget total), mais surtout l'éducation qui assure la pérennité des langues officielles et des politiques linguistiques. Cela n'empêche pas les provinces d'accommoder leurs minorités francophones en autorisant la création d'écoles spécifiques, bien que ces institutions scolaires marginales soient permises par la Charte des droits et libertés canadienne (1982).
Il faut dire que la population francophone canadienne est fortement concentrée dans la province de Québec et que cette tendance est le fruit des politiques migratoires canadiennes des années 1870-1930 qui privilégiaient la venue d'anglophones à l'ouest de l'Ontario. La carte 1 suggère que le bilinguisme est géolocalisé au Québec et dans les régions où la population francophone est représentée de manière importante (Nord de l'Ontario, Ville de Winnipeg au Manitoba, Acadie au Nouveau-Brunswick). D'après le recensement canadien de 2011, seulement 145 000 personnes ont déclaré connaître le français et l'anglais sur 33 millions, ce qui correspond à un peu moins de 0,5%.
CARTE 1
Source : Recensement du Canada, 2011
L'objet premier de cet essai n'est pas de rechercher des facteurs sociologiques expliquant l'apprentissage plus fréquent des deux langues officielles chez les francophones, mais d'illustrer quantitativement le phénomène. Nul doute que Freeland est enthousiaste à l'idée que les francophones puissent parler l'anglais convenablement. Toutefois, les francophones canadiens doivent apprendre l'anglais puisqu'ils vivent, travaillent et interagissent dans un milieu nord-américain (et mondial) où l'anglais jouit d'un statut privilégié. En outre, l'anglais est un gage d'intégration professionnelle et d'emploi mieux rémunéré tel qu'en témoignent les conclusions du rapport de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme de 1963. Les anglophones canadiens jouissent d'une double majorité numérique, à la fois au niveau national et à l'échelle nord-américaine, ce qui ne les incite pas à apprendre une langue supplémentaire autrement que par motifs personnels ou particuliers. Parmi les 145 000 personnes recensées comme étant bilingues, seules 35 000 personnes admettent utiliser les deux langues couramment à la maison. Des 18 millions qui ont déclaré avoir l'anglais comme langue maternelle, 79 000 (0,4%) affirment parler le français à la maison alors que chez les 7 millions de francophones de naissance, près de 450 000 parlent l'anglais au domicile (6,4%). Le Canada est-il vraiment un pays bilingue au sens où chaque individu qui y réside perçoit la nécessité d'apprendre l'anglais et le français? Il existe certainement une sensibilité collective à la présence inégale des deux langues sur le territoire, mais aucun bilinguisme réel à l'échelle individuelle.
CARTE 2
Source : U.S. Census, 2011.
Aux États-Unis, la dynamique linguistique est tout autre. L'anglais a toujours été la langue dominante dans la sphère publique. Selon le recensement américain de 2011, plus de 230 millions de personnes ne parlent que l'anglais à la maison, soit 79% de la population totale recensée. On observe que près 38 millions d'individus ont l'espagnol comme langue d'usage à la maison, ce qui correspond à 13 % de la population nationale recensée et 62 % du nombre total de ceux parlant une langue autre que l'anglais à la maison. Je crois que la nécessité d'un « bilinguisme américain » est une dynamique émergente qui est stimulée par la représentation physique croissante de la population hispanophone dans plusieurs États du sud, en particulier la Californie, le Nouveau-Mexique, l'Arizona, le Texas et la Floride qui abritent ensemble près de 80% des effectifs hispanophones (carte 2). Cette présence pose des enjeux d'intégration majeurs, dont l'accès à l'emploi, l'affichage public et l'éducation nationale.
Le Canada et les États-Unis ne partagent pas la même vision de de l'intégration des immigrants. En 1988, le gouvernement canadien adopte la Loi sur le multiculturalisme qui sanctionne l'idée que les cultures immigrantes diversifient positivement le patrimoine collectif. L'addition de ses cultures et de ses langues renforce significativement la mosaïque canadienne, en plus des deux langues officielles. De leur côté, les États-Unis privilégient l'acculturation systématique des immigrants. C'est le melting pot où chaque immigrant conserve son patrimoine hérité, mais le refoule dans la sphère publique au profit de la culture anglophone collectivement admise et inamovible.
En conclusion, l'approche quantitative (si brève soit-elle) que j'ai utilisée tend à démontrer que les enjeux linguistiques divergent que l'on soit d'un côté ou de l'autre du 49e parallèle. Certes, les États-Unis et le Canada partagent une histoire économique et migratoire commune, mais une histoire culturelle et linguistique déconnectée. J'invite donc nos voisins américains à réfléchir sur des paradigmes linguistiques qui leur sont propres plutôt qu'à chercher des réponses dans un modèle qui parvient difficilement générer un consensus tant chez les universitaires que chez l'ensemble de la population canadienne.
William Gaudry
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