Voici une adaptation de l'article "Speaking a second language may change how you see the world", (Nicholas Weiler, SCIENCE, 17 mars 2015) rédigée par notre contributrice fidèle à Genève,
Magdalena Chrusciel, traductrice-jurée, qui maîtrise quatre langues : polonais, russe, français et anglais.
Mais, il y a mieux encore, Magdalena nous a annoncé son intention d'épouser Monsieur Colman O'Criodain, docteur en biologie et écrivain, le 4 juin prochain à Chêne-Bougeries, dans les environs de Genève. Un mois après, le 4 juillet, une grande fête sera organisée pour les nouveaux époux dans un domaine de la forêt de Kampinos, près de Varsovie (Pologne). Nous souhaitons le plus grand bonheur aux futurs conjoints car, comme l'a écrit le sage Tomasz à Kempis [1] : "Nie ma nic słodszego ponad miłość, nic silniejszego, wspanialszego, większego, nic piękniejszego, bogatszego, nic lepszego ani w niebiosach, ani na ziemi". (« Il n'y a rien de plus doux que l'amour, rien de plus fort, de plus grand, de plus beau, rien de plus profond, rien de mieux, ni dans les cieux, ni sur la terre ».)
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La question que se poserait un germanophone serait plutôt de savoir vers quel lieu se dirige la femme, alors qu'un anglophone se demandera quel chemin elle va emprunter; les bilingues, eux, sont peut-être capables d'entrevoir les deux possibilités.
De quel côté le voleur a-t-il filé? Il y a des chances que obteniez une réponse plus précise à cette question si vous l'avez posée en allemand. Comment s'en est-elle tirée? Une telle question pourrait vous inciter à passer à l'anglais. Selon une étude récente, l'action et ses conséquences sont vues différemment en fonction de la langue de l'interlocuteur, car celle-ci influence la manière dont il conçoit le monde. Les chercheurs pensent également que les bilingues pourraient obtenir le meilleur des deux mondes, leur pensée étant plus flexible.
Depuis les années 40, les spécialistes en sciences cognitives débattent pour savoir si la langue maternelle façonne la manière de penser. Ces dernières décennies, la question connaît un renouveau, parce que de nombreuses études semblent suggérer que la langue que nous parlons nous rend attentifs à différentes facettes de la réalité. Ainsi, les russophones sont meilleurs à distinguer les différentes teintes du bleu que les anglophones. Les interlocuteurs japonais, eux, auraient tendance à regrouper les objets en fonction de leur matière plutôt que de leur forme, tandis que les Coréens seraient attentifs à la manière dont les objets s'emboîtent. Il y a toutefois des voix sceptiques, pour qui ces résultats ne seraient que des artéfacts de laboratoire, ou qui reflèteraient tout au plus les différences culturelles entre différents interlocuteurs, sans être en lien avec le langage.
Dans la nouvelle étude, les chercheurs se sont penchés sur des multilingues. Lorsqu'on étudie les bilingues, « nous avons repris un débat classique mais en le renversant », déclare le psycholinguiste Panos Athanasopoulos de l'université de Lancaster, au Royaume-Uni. Plutôt que de se demander si c'est leur esprit qui différenciait les interlocuteurs de différentes, dit-il, « nous nous sommes demandé si « deux esprits différents peuvent coexister dans une seule personne ».
Athanasopoulos et ses collègues se sont intéressés en particulier à la différence de vision des événements entre anglophones et germanophones.
En effet, l'anglais dispose d'outils grammaticaux permettant de situer l'action dans le temps : « I was sailing to Bermuda and I saw Elvis », qui diffère de « I sailed to Bermuda and I saw Elvis», que l'allemand ne peut pas exprimer. Par conséquent, les germanophones tendent à mentionner le début, le milieu et la fin d'un événement, alors que les anglophones ne mentionnent en général pas les points finaux, se concentrant sur l'action. Témoin de la même scène, un germanophone serait tenté de dire « A man leaves the house and walks to the store », alors qu'un anglophone se contenterait de dire, « A man is walking ».
Selon cette nouvelle étude, la différence linguistique influerait sur la différence de perception des événements entre les deux langues. Athanasopoulos et ses collègues ont montré à 15 interlocuteurs de chacune des langues une série de clips vidéo, où l'on voyait des personnes marchant, faisant du vélo, courant ou conduisant. Par groupes de trois vidéos, les chercheurs demandèrent aux sujets de décider si la scène dont le sens était ambigu (une femme descendant une rue en direction d'une voiture garée) avait plus de similitudes avec une scène davantage orientée vers l'objectif (une femme entre dans un bâtiment) ou bien avec une scène sans but apparent (une femme marchant sur un sentier de campagne). Dans une moyenne de 40% de cas, les germanophones ont interprété les scènes paraissant ambiguës comme orientées vers l'objectif, contre 25% des cas pour les anglophones. On peut en déduire que les germanophones se concentrent davantage sur les résultats possibles de l'action, alors que les anglophones s'attachent davantage à l'action elle-même.
Les bilingues, en revanche, semblent changer de perspectives en fonction de leur langue la plus active à un moment donné. Les chercheurs ont constaté que 15 germanophones qui parlaient couramment anglais, restaient tout autant attentifs à l'objectif que tout autre interlocuteur qui était testé en allemand dans son pays. Cependant, un groupe similaire de bilingues allemand-anglais testés en anglais au Royaume-Uni étaient attentifs à l'objectif, à l'instar des interlocuteurs anglophones. Ce changement pourrait aussi être tributaire de la culture, cependant une expérience postérieure a démontré que les bilingues changent aussi rapidement de perspective qu'ils changent de langue.
Une vidéo avec une langue a été montrée à un autre groupe de 30 bilingues allemand-anglais, alors que les participants devaient répéter des chaînes de chiffres à haute voix en anglais, voire en allemand. En supprimant l'une des langues, l'autre langue devenait automatiquement dominante. Lorsque les chercheurs « bloquèrent » l'anglais, les sujets se comportaient en Allemands typiques, et percevaient les vidéos ambiguës comme plutôt orientées vers les objectifs. Lorsqu'en revanche, on bloquait l'allemand, les sujets bilingues se comportaient comme des interlocuteurs anglais et associaient les scènes ambiguës à celles ouvertes. Lorsque les chercheurs surprenaient les sujets, en leur faisant changer de langue de comptage au milieu de l'expérience, les sujets se concentraient sur l'objectif conformément au changement.
Ces résultats permettent à leurs auteurs de penser qu'une seconde langue puisse jouer un rôle inconscient important dans le cadrage de la perception, comme ils l'exposent dans 'édition en-ligne du mois du Psychological Science. Selon Athanasopoulos, « en maîtrisant une autre langue, vous gagnez une vision alternative du monde. Vous pouvez écouter de la musique avec un seul haut-parleur, ou bien l'écouter en stéréo. Ceci prévaut pour les langues. »
Pour Philip Wolff, chercheur en sciences cognitives d'Emory University à Atlanta, qui n'avait pas participé à l'étude, « Il s'agit là d'une avancée importante ». Selon lui, « Si vous êtes bilingue, vous êtes capables d'utiliser des perspectives différentes, et de passer de l'une à l'autre. Cela n'avait jamais été prouvé auparavant ».
Il n'en reste pas moins que les chercheurs qui doutent que le langage joue un rôle central dans la pensée risquent de demeurer sceptiques. Il est possible que dans les conditions artificielles de laboratoire, les gens s'appuient plus sur la langue que ce ne serait le cas dans des conditions normales, commente Barbara Malt, psychologue cognitive Barbara Malt de l'Université Lehigh à Bethlehem, en Pennsylvanie. « Dans une situation réelle, il pourrait y avoir des raisons qui feraient que mon attention se dirige sur l'aspect continuité de l'action, ou pour que je m'attache à la finalité », ajoute-t-elle. « Rien ne prouve qu'il faut être bilingue pour agir de la sorte… cela ne prouve pas que le langage serve de loupe permettant de regarder le monde ».
Note de la contributrice :
Dans des termes non techniques, l'auteur de l'article « Speaking a second language may change how you see the world", fait allusion à la "modulation". Par modulation, on entend une phrase qui est différente dans la langue source et celle d'arrivée tout en exprimant la même idée. Ainsi, "Te le dejo" signifie littéralement "je te le laisse", mais il est préférable de le traduire par "You can have it". Cela entraîne un changement sémantique et un glissement du point de vue de la langue source. Par le procédé de modulation, le traducteur crée un changement de point de vue du message, sans pour autant en modifier le sens, ni entraîner un sentiment d'étrangeté chez le lecteur du texte d'arrivée. On y recourt souvent dans la même langue. L'expression telle que "es fácil de entender" (il est facile de comprendre) et "no es complicado de entender" (il n'est pas compliqué a comprendre) sont des exemples de modulation. C'est précisément un tel changement de point de vue d'un message qui permet au lecteur de se dire que, oui, c'est exactement ce que l'on dit dans ma langue.
Pour plus d'explications, se référer au classique de Vinay (J.-P.) et Darbelnet (J.), Stylistique comparée du français et de l'anglais.
[1] religieux allemand qui vécut de 1380 à 1471 et à qui l'on attribue L'Imitation de Jésus-Christ.
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